Il était une fois un milieu de l’animation japonaise dominé par la fantasy, et plus particulièrement par l’isekai, au point qu’il devenait difficile d’imaginer quoi que ce soit qui puisse avoir du succès en dehors d’un moule bien défini de récits, de personnages et de thématiques qui tournent en rond. Jusqu’au jour où apparut Frieren, adaptation d’un manga shônen qui vient nous rappeler que la qualité, l’ambition et la profondeur peuvent encore exister si tant est qu’on leur donne un peu d’attention.
Chapitre I – La Communauté de l’Anime
Tout commence avec la publication du manga de Kanehito Yamada et Tsukasa Abe dans le Shônen Sunday à partir de 2020. Dès la parution des premiers chapitres, le manga attire l’œil d’un producteur de la Toho, Shôichiro Taguchi, qui contacte l’éditeur avec un projet d’adaptation. On lui répond que c’est bien trop tôt pour envisager une adaptation anime et de revenir une fois que le manga aura eu un peu de temps pour se mettre en place. Taguchi met ce temps à profit pour constituer une équipe capable de produire un anime de haut niveau. Il réserve une ligne de production au studio Madhouse, qui vient alors de boucler Sonny Boy, et pitche le projet à un des jeunes réalisateur du studio, Keiichiro Satô, qui avait collaboré avec Shingo Natsume sur les OAV de Acca 13. Satô accepte le projet, mais il n’aura pas le temps de s’y mettre tout de suite car il était occupé à réaliser Bocchi The Rock, qui deviendra un des plus gros succès de la japanime de ces dernières années...
C’est cela qui explique en premier lieu la réussite technique et artistique de Frieren; des producteurs ambitieux, des réalisateurs talentueux, et surtout du temps et de l’organisation pour produire le meilleur travail possible. Contrairement à ce que l’on entend souvent, ce qui distingue les animes de haute qualité et les productions alimentaires de saison, ce n’est pas le budget; la plupart des animes coûtent à peu près la même chose à produire, en revanche ce qui va faire la différence c’est le talent des animateurs, et pour réunir ce talent il faut prévoir les choses à l’avance.
Ce talent c’est celui des équipes du studio Madhouse, mais également d’un grand nombre d’animateurs et d’artistes de haut calibre, que ce soient des jeunes qui démarrent à peine et qui ont envie de montrer leurs compétences, ou des vétérans extrêmement célèbres dont le nom suffit à vendre un épisode entier. On peut notamment mentionner la directrice artistique Seiko Yoshioka, en charge des concepts arts, et le studio Wyleth en charge des décors, dont le travail a été essentiel à rendre la beauté nostalgique de cet univers. Frieren se déroule dans un univers de fantasy mais le monde lui-même est plutôt bucolique et champêtre, les décors à base d’aquarelles participent de cette ambiance nostalgique, comme si on vivait l’aventure à travers un livre d’images. En outre, la qualité et la constance exceptionnelle du chara-design nous rappelle à chaque plan que l’on a affaire à une des séries d’animation les mieux produites de ces dernières années, un régal pour les yeux et les oreilles.
Le récit a pour protagoniste Frieren, une elfe magicienne qui a participé à la chute du roi des démons avec le héros Himmel, le prêtre Heiter et le nain guerrier Eisen. Leur réussite a ramené la paix dans le monde et les a élevés au rang de légendes. Chacun d’entre eux est alors reparti de son côté et a mené sa vie paisiblement. Plusieurs décennies plus tard, Frieren décide de revenir sur les pas de son ancienne aventure. En effet, les elfes ont un espérance de vie qui dépasse de très loin celle des humains, si bien que ce qui semble une éternité pour les hommes passe en une fraction de seconde pour elle. Et lorsque Frieren retrouve ses anciens camarades après un voyage qui lui a paru rapide, elle les retrouve âgés voire décédés. Elle se rend compte alors qu’elle n’a jamais vraiment compris ses amis, et se lance dans un nouveau voyage à la recherche du temps perdu.
Ce qui détermine Frieren par rapport à d’autres récits similaires c’est ce travail sur la temporalité, visible aussi bien dans le propos que dans la mise en scène. En particulier dans les premiers quatre épisodes, qui servent de prologue et qui ont été diffusés d’un seul coup à un créneau horaire très exposé à la télévision japonaise, preuve de la confiance qu’avaient les producteurs dans cette série.
L’histoire va prendre son temps pour mettre en place ses personnages, ses enjeux, son univers, d’une manière inhabituelle pour du manga hebdomadaire. Les premiers vrais antagonistes n’apparaissent que vers l’épisode 07-08, tout ce qui se passe avant c’est de la pure mise en place. Même par la suite, l’anime va alterner entre des passages orientés action et aventure, du lore, et des passages de développement de personnages qui prennent la forme de cueillette de champignons ou de scènes de dégustation de gâteaux. On est dans une histoire qui se place sur le long terme, c’est une série pour gens patients et posés, à l’image de son personnage principal qui a tout le temps devant elle.
Car c’est là le point principal de la série, ce personnage principal qui vit dans une autre temporalité que tout le reste du cast. Les humains sont menés par l’ambition, la curiosité, la recherche de la gloire et du bonheur, car ils savent qu’ils ne peuvent accomplir qu’un certain nombre de choses avant leur mort. Frieren, qui a l’éternité de son côté, a plutôt décidé de consacrer son temps aux choses qui l’intéressent, essentiellement des banalités, jusqu’au jour où, confrontée à la mort de ses amis elle se rend compte qu’elle a en réalité vécu hors du monde et décide de reprendre l’aventure. Ce sujet n’est pas complètement nouveau, il y a quelques années par exemple on avait l’adaptation de Mugen no Junin qui raconte aussi l’histoire d’un personnage immortel au milieu d’une époque agitée, mais Frieren insiste beaucoup plus sur cet aspect du protagoniste dont les préoccupations et l’état d’esprit dépasse complètement les autres personnages. On retrouve ici des tropes de la fantasy classique, avec des dieux et autres entités ésotériques qui vivent au milieu des mortels et dont les préoccupations leur paraissent incompréhensibles, un peu comme si Gandalf ou Yoda étaient les héros de leur histoire.
Chapitre III – Le Retour de l’Anime
Raconter l’histoire d’un personnage quasi-immortel et quasi-omnipotent dans un monde pacifique et mignon c’était un peu plat pour un manga hebdomadaire, les auteurs ont donc décidé d’accompagner Frieren d’une disciple, Fern, et de raconter la manière avec laquelle la jeune magicienne va peu à peu se hisser au niveau de son mentor. C’est cet élément qui va constituer le fil principal de la série, et cela va monter en puissance lorsque la série introduit les démons eux-mêmes, puis le monde de la magie de manière générale.
Un univers qui va se révéler graduellement au fur et à mesure que les auteurs prennent de plus en plus confiance dans ce qu’ils veulent raconter. Le début de l’anime laisse voir un world-building assez basique, avec des donjons et des dragons dans un style plus proche de Dragon Quest que de The Witcher. Plus la série avance plus on ajoute de couches à cet univers, avec les démons, les différents pays, et tout ce qui concerne la magie et son organisation qui pour le coup revient à des structures de shônen familières. L’important, c’est que Frieren a cette élégance de commencer par présenter ses personnages et leurs états d’âme, pour nous investir émotionnellement, plutôt que de démarrer direct sur des histoires de tournoi ou d’organisation des Quatre Empereurs et des Douze Capitaines. Avant d’être un bon shônen Frieren c’est d’abord une bonne histoire.
Tout cela va forcément mener à des combats, et là aussi Freiren marque son identité avec une mise en scène des affrontements qui se placent dans le sillage du «shônen cérébral» à la Hunter x Hunter. Ici ce ne sont pas des combats où le vainqueur est celui qui fonce tête baissée et hurle le plus fort, au contraire, celui qui gagne c’est celui qui s’est le mieux préparé et qui a le mieux caché son jeu à l’adversaire jusqu’au dernier moment. C’est particulièrement visible dans le dernier arc de la série, qui est un arc d’examen à la Naruto, dans lequel les personnages vont passer plus de temps à s’asseoir et à discuter leurs prochaines options, avant de finalement exécuter le plan ce qui donne lieu souvent à des séquences sakuga spectaculaires; on est dans la ligne directe d’autres séries excellentes tels que la deuxième saison de World Trigger qui proposait exactement le même style, des personnages calculateurs qui ne laissent rien transparaître ni à leurs ennemis ni même au spectateur, pour un effet de surprise multiplié. Cet arc d’examen de Frieren est assez exemplaire dans le genre, probablement une des meilleures versions de ce trope que j’ai pu voir, notamment avec sa conclusion assez particulière.
«Exemple» est le terme à employer pour parler d’une production telle que Frieren. De la production à la réalisation, de l’écriture à la mise en scène, de l’esthétique à l’animation, cet anime est exemplaire à tous les niveaux. L’univers se dévoile petit à petit, les personnages sont tous attachants et intéressants, il y a vrai sens de l’aventure et de l’inattendu. Les combats sont superbement mis en scène, on s’adresse aussi bien aux émotions qu’à l’intelligence du spectateur. Surtout, il y a ce sujet sur la temporalité, il y a cette perspective supplémentaire sur le récit qui lui donne une profondeur spécifique. Tout en se plaçant dans le genre le plus mainstream qui soit (shônen de fantasy), Frieren défie les conventions avec un récit qui prend son temps et choisit de porter l’attention sur les personnages et leur développement plutôt que sur les cliffhangers à répétition. Et bien sûr, l'anime a bénéficié de conditions de production favorables qui ont permis aux meilleurs artistes en activité dans le milieu d'exprimer leurs talents. Je n’ai pas vu d’anime de fantasy aussi abouti depuis Made in Abyss, et Frieren est plus mainstream et a le potentiel de toucher plus de monde, ce qui en fait la nouvelle référence du genre ni plus ni moins.