Vingt ans après avoir révolutionné l’animation japonaise, Hideaki Anno éprouve toujours d’énormes difficultés à se mouler dans les attentes de son public. En 2006, après avoir claqué la porte du studio Gainax qui l’a propulsé en pleine gloire, Anno monte un nouveau studio avec pour mission de produire un remake définitif de sa série culte Evangelion. Huit ans plus tard, la saga Rebuild est dans les choux, n’arrivant pas à trouver sa propre conclusion ; et ce ne sont pas les atermoiements de son réalisateur lunatique (un musée tokusatsu par ici, un film Godzilla par-là ?) qui risquent d’accélérer les choses. Et alors que l’impatience du public commence à se transformer en résignation, voilà que l’ami Anno préfère annoncer que les ressources du studio Khara seront désormais consacrées à la production de courts-métrages animés.
Pompeusement appelé Nihon Animator Mihonichi, ou encore Japan Animator Expo, ce projet inhabituel rencontre une indifférence assez prévisible ; le court-métrage d’animation est un art noble, mais que le public a tendance à mépriser. Les courts-métrages animés sont généralement associés à des films de fin d’études d’apprentis animateurs, ou à des clips promotionnels pour des projets plus vastes. Rares sont les réalisateurs de courts-métrages à obtenir une notoriété et une résonance égale à celle des réalisateurs de films ou de séries. Il était donc intriguant et intéressant de voir une production qui irait dans le sens inverse de la logique communément admise ; des studios et des réalisateurs très connus dans le monde des films et des séries qui décident de revenir au court-métrage, c’est-à-dire aux origines même de l’animation.
Cette idée de retour aux sources n’est pas nouvelle ; on a notamment pu la voir il y a peu de temps avec la série Space Dandy de Shinichiro Watanabe, qui avait également pour projet de montrer l’animation japonaise dans toute sa diversité, sans contraintes liés à la narration ou à la production. Mais comme souvent avec les séries du studio Bones, les intentions sont louables mais l’exécution manque d’impact, de mordant, de fougue. Et ce qui a manqué à Space Dandy, l’Animator Expo l’a livré au centuple, ce qui lui permet de figurer sans trop de problèmes dans la shortlist des animes les plus intéressants produits en 2014-2015, et ce pour trois principales raisons.
En premier lieu, le pedigree de l’Animator Expo est à nul autre pareil. Aucun anime produit ces dernières années n’a réuni autant de talents en un seul endroit. Contrairement à des projets gouvernementaux tels que l’Anime Mirai, il ne s’agit par pour Khara de dénicher des jeunes talents, mais d’exploiter ceux qui existent déjà et que personne ne cherche à employer. A ce titre on peut citer l’excellent court-métrage Kanón de Mahiro Maeda (#14), qui adapte de manière brillante un roman de Karel Capek, un auteur tchécoslovaque du début du XXe siècle (!). Pareillement, le court-métrage Bubu & Bubulina de Takashi Nakamura (#27) a largement sa place dans n’importe quel festival du film tant par sa qualité technique que par sa direction artistique, de même que le court-métrage Robot on the Road par Hiroyuki Okiura (#34) qui vole au-dessus d’une large partie de la production animée.
Ensuite, il faut louer la grande liberté qui a été offerte aux réalisateurs, qui n’ont parfois pas hésité à utiliser des thèmes que l’animation japonaise commerciale n’ose plus intégrer dans sa production. Le clip ME!ME!ME! (#02) est sans doute plus sulfureux d’entre tous, et aborde de manière assez provocatrice une thématique sensible du Japon actuel. Le film Ibuseki Yoruni (#22) se place en tant que thriller politique, un genre complètement délaissé par l’animation. Quant au court-métrage Sex & Violence with Machspeed du réalisateur Hiroyuki Imaishi (#14), son titre suffit à dénoter son irrévérence.
Mais surtout, il faut souligner la grande qualité technique et formelle de chaque segment, qui profite des ressources illimitées du studio Khara. Tous les courts cités plus hauts sont des merveilles de qualité, mais il faut absolument y ajouter Nishi-Ogikubo (#06), qui réunit en dix minutes toute l’élite de l’animation japonaise. De même, le film Bureau of Proto Society de Yasuhiro Yoshiura (#29) est une leçon de mise en scène, et le segment I can Friday by Day de Kazuya Tsurumaki (#19) fait preuve d’un sens du design foisonnant. Pêle-mêle on citera également les clips Endless Night de Sayo Yamamoto (#28), GIRL (#31) et Ragnarok (#33) comme des exemples de talents et de technique mises au service d’une démonstration des possibilités infinies et géniales de l’animation.
Car c’est bien là l’enjeu de l’Animator Expo ; sauver la dimension artistique de l’animation japonaise, qui est de plus en plus réduite à une fonction purement commerciale. Avec un projet tel que l’Animator Expo, le studio Khara et ses alliés s’affranchissent de toute forme de pression ou de compromission ; les courts-métrages n’obéissent à aucun formatage, ils ne servent pas à promouvoir un quelconque produit et leur diffusion numérique fut à la fois gratuite pour tous est accessible à chacun, avec des sous-titrages en anglais pour s’assurer une visibilité internationale. C’est donc dans une véritable optique de partage, et par amour de son art que Hideaki Anno a construit son petit musée personnel de l’animation japonaise – une philanthropie paradoxale de la part d’un type qui a passé les quinze dernières années de sa vie à essorer les fans d’Evangelion.
Il y a bien d’autre courts-métrages que je souhaiterais mentionner, et bien d’autres détails que je voudrais aborder, mais ce serait gâcher le plaisir de la découverte d’une exhibition animée que vous êtes tous invités à voir d’urgence si l’animation japonaise vous intéresse un minimum. Pour conclure je dirai simplement à Hideaki Anno que ça ne nous dérangera pas s'il finit par laisser tomber la production du dernier Rebuild ; en revanche s’il pouvait produire une série télé reprenant les concepts de Iconic Field (#21), un OAV de Carnage (#04) ou un long-métrage de Hammerhead (#25), alors peut-être qu’il pourra cesser de courir après son génie passé et enfin créer quelque chose de véritablement irréprochable.