Taiyo no Kiba Dougram est une série d’animation dont la diffusion date de 1981, alors que le paysage de l’animation au Japon subit d’importants changements. Deux ans plus tôt, la série Mobile Suit Gundam de Yoshiyuki Tomino a bouleversé le genre du robot géant et créé une scission entre le grand public familial et les spectateurs passionnés. A partir des années 1980, l’animation n’est ainsi plus seulement un divertissement de masse pour les enfants mais s’adresse aussi à une frange de fans adultes, que l’on appellera plus tard les otakus.
Mais au moment où Dougram est diffusé, les contours de cette évolution sont encore flous. La plupart des animes produits sont encore diffusés à des horaires de grande écoute, avec pour cible les marmots japonais. Le studio Sunrise, propulsé en pleine lumière par Gundam, est de nouveau sollicité pour produire un feuilleton animé à très long terme à destination des gamins.
Dougram raconte la lutte pour l’indépendance de Deloyer, une lointaine planète qui vit sous le joug de la Terre. En effet dans un futur lointain, la Terre appauvrie en ressources naturelles subsiste en exploitant les richesses de cette planète qu’elle a colonisé cent cinquante ans plus tôt. Mais la discrimination flagrante des Terriens envers les Deloyeriens fait monter un sentiment d’autodétermination chez le peuple, qui finit par exploser lorsque des militaires Deloyeriens tentent un coup d’état en séquestrant le chef de la diplomatie Terrienne, Denon Cashim. Une opération anti-putsch est mise en place avec en son sein Crinn Cashim, le propre fils de Denon, qui n’est alors qu’un aspirant pilote de mécha fraîchement débarqué sur Deloyer. L’opération réussit et le coup d’état est avorté, mais Crinn découvre que la situation sur Deloyer est loin d’être aussi simple que ce qu’on lui avait raconté sur Terre. Tiraillé entre ses convictions et son héritage, Crinn décidera envers et contre tous de s’engager sur le chemin de la révolte, tandis que le destin de Deloyer sera le théâtre d’une saga de soixante-quinze épisodes de manipulations politiques.
Références à la Décolonisation et à la Révolution Cubaine ; représentation du racisme, de la corruption, de la trahison et des assassinats politiques… Autant de thématiques enfantines totalement adaptées à un public de gosses entre huit et onze ans qui regardent leur dessin animé à la télé en rentrant de l’école, n’est-ce pas ? Vous l’aurez compris, la grande particularité de Dougram est d’avoir utilisé dans son récit des thèmes politiques et sociaux jusque-là inédits en animation japonaise télévisée. Des thèmes qui ne se contentent pas d’être mentionnés à la marge, mais qui sont au cœur du propos de la série, beaucoup plus que le divertissement à base de gros robots.
Cette manière de subvertir le genre du robot géant pour placer des récits de type real politique est une marque de fabrique du réalisateur Ryosuke Takahashi, dont nous avons eu l’occasion de célébrer les louanges. Dougram constitue la première réalisation de Takahashi à la télévision, mais on y trouve déjà toutes les grandes orientations de son style : des robots géants limités, pas plus puissants que des tanks bipèdes (Votoms), une rébellion menée par des jeunes qui luttent contre l’ordre établi (Layzner), l’ambivalence des relations familiales et des intérêts économiques (Gasaraki) et l’influence des médias et des journalistes (Flag). Au-delà du réalisateur, le staff de Dougram est globalement celui de Gundam, mais le ton et l’approche de Takahashi diffèrent déjà grandement de l’École Tomino ; loin du character-drama tominesque où les conflits à grande échelle se réduisent à des règlements de compte personnels, Dougram préfère mettre le récit au premier plan, comme si c’était l’Histoire qui avait un sens propre et non les personnages, réduits au rangs d’archétypes.
Ainsi, le scénario peut se diviser en deux grands axes. D’un côté, on suit le parcours de Crinn, qui après avoir acquis le contrôle du Dougram – un robot prototype capable de fonctionner à pleine puissance même sous les conditions astronomiques particulières de Deloyer, rejoindra un groupe de guérilleros qui se feront appeler les « Crocs du Soleil » (Taiyo no Kiba). Ce groupe de gamins parcourt le monde en tentant de propager la révolution à coups d’attentats contre les forces Terriennes. Chaque épisode ou presque racontera une nouvelle mission des Crocs du Soleil ; libérer des prisonniers politiques, prendre le contrôle d’une route ou d’un pont, couper une voie de ravitaillement ennemie… Tout un tas d’objectifs de guerre souvent très bien mis en scène avec une rigueur militaire surprenante, mais qui s’avèrent finalement totalement superflus.
Car l’autre facette de Dougram, c’est le récit des tribulations politiques auxquelles prennent part les hauts responsables de la Terre et de Deloyer. Loin d’être des entités monolithiques, chaque faction est elle-même parcourue de plusieurs tendances ; les idéalistes et les pragmatiques, ceux qui aspirent au bien commun et ceux qui recherchent leurs intérêts personnels, ceux qui restent loyaux jusqu’au bout et ceux qui n’hésitent pas à trahir leur alliés. Ce sont tous ces personnages qui par leur actions et leurs décisions influencent véritablement le cours de l’histoire, bien plus que cette bande de gosses et leur robot géant dont les combats, bien que difficiles et parfois émaillés de drames, semblent bien futiles face au grand ordre des choses.
A bien des égards, Dougram est une série complètement inabordable pour le public actuel de l’animation japonaise. Trop longue, trop austère, elle n’a rien de commun avec les séries actuelles qui se vendent sur leur character-drama outrancier. Dougram n’a aucune espèce d’attachement pour ses personnages, qui ne servent qu’à véhiculer les idéaux et les concepts qui forment le conflit - la conclusion de la série coïncide d’ailleurs avec la fin dudit conflit, laissant en suspens le destin individuel des différents protagonistes. Pour autant, Dougram dispose d’atouts de choix ; son scénario irréprochablement écrit, la richesse de ses thématiques, et l’écriture fine et jouissive de certains de ses dialogues. Mention spéciale à l’antagoniste principal de l’anime, Lecoque, qui rejoint Gendô Ikari et certains autres au panthéon des pires connards de l’animation japonaise.
Reste la grande énigme de savoir comment Takahashi est parvenu à réaliser soixante-quinze épisodes d’un feuilleton militaire aux thématiques profondes, avec des stratégies militaires complexes et des personnages transparents, alors qu'on lui avait commandé du divertissement d'après-midi pour vendre des figurines. C’est comme si le mec s’était fait plaisir pendant trois ans chez Sunrise, sans que personne ne vienne le faire chier sur le contenu de sa série censée être regardée par des gamins. C’est cette incongruité qui fait de Dougram un anime si spécial, peut-être plus encore que son contenu souvent passionnant mais à l’exécution surannée.