GeGeGe no Kitaro 2018, dont la diffusion vient de se terminer après 97 épisodes, est la dernière adaptation animée de la franchise Kitaro issue du célèbre manga de Shigeru Mizuki. Enfin, je dis célèbre, mais peut-être que vous ne connaissez pas. Du coup avant de commencer, on va faire un peu d’histoire, vous allez voir c’est intéressant.
Shigeru Mizuki est né en 1922 et fut élevé dans la ville portuaire de Sakaiminato dans l’ouest du Japon. A l’âge de vingt ans, il est enrôlé dans l’armée impériale et part vers les îles de Nouvelle-Guinée pour combattre les Américains. Victime d’un bombardement d’aviation, il perd l’usage de son bras gauche et doit être amputé sur place, sans anesthésie. Dégoûté par la guerre et par son propre pays, il envisage de rester vivre sur l’île de Rabaul où il s’est lié d’amitié avec les tribus locales mais il retourne finalement au Japon pour revoir ses parents, avec l’intention toutefois de revenir s’établir dans les îles du Pacifique.
Lorsqu’il rentre au pays, il constate que le Japon a perdu la guerre, que le pays est occupé par les États-Unis et que les anciens soldats impériaux sont mis en prison ; repartir vers la Nouvelle-Guinée est impossible. Pour survivre, Mizuki enchaîne les petits boulots au mieux de ses capacités, lui à qui il manque un bras. Il finit par trouver un travail dans le milieu du kamishibai, qui sont des sortes de spectacles ambulants où des artistes de rue racontent des histoires aux passants en leur montrant des panneaux illustrés. Un média assez populaire au Japon après la guerre, mais qui déclinera dans les années 1950 avec l’apparition d’une nouvelle technologie appelée la "télévision". Toutefois cette expérience permettra à Mizuki de développer ses talents d’artiste et de narrateur, et il intègrera un nouveau type de média en pleine expansion à cette époque, le manga.
Mizuki fait ses débuts dans le manga à la fin des années 1950 en racontant notamment ses expériences de guerre, mais il est surtout passionné par les histoires mettant en scène des yokai, ces créatures du folklore japonais qui constituaient un des principaux sujet du kamishibai d’autrefois. Parmi ces histoires datant des temps anciens, celle qui intéresse le plus Mizuki est celle d’un garçon mi-humain mi-fantôme qui doit affronter les monstres qui menacent l’équilibre entre le monde des hommes et celui des esprits. Mizuki en fait un manga dès 1960 sous le titre Hakaba Kitaro (Kitaro du Cimetière) mais le caractère horrifique de l’histoire la destine à un public adulte. Vers 1965 il est approché par des éditeurs du Weekly Shônen Magazine qui lui proposent de le publier à condition qu’il adapte son style pour les enfants. C’est ainsi que Mizuki créé le personnage qui va le rendre célèbre, Gegege no Kitaro.
Kitaro connaît un important succès et ses travaux donnent lieu rapidement à un adaptation en série d’animation des 1968. C’est d’ailleurs par l’animation que la franchise Kitaro va se poursuivre avec pas moins de sept séries télés depuis cinquante ans, pour un total de près de cinq cent cinquante épisodes en comptant la série qui vient de s’achever. A cela s’ajoutent une dizaine de films d’animation, deux films live-action et une quinzaine de jeux vidéo. Dans sa ville natale de Sakaiminato, la rue principale est nommée Mizuki Road, un musée lui est dédié et des statues des personnages de son manga décorent la ville (tout cela de son vivant, hein). Il recevra tout un tas de prix de la profession, ainsi que l’Ordre du Soleil Levant et le Prix du Mérite Culturel de la part du gouvernement japonais pour services rendus au pays. Il faut bien comprendre une chose, lorsque Mizuki commence à raconter les histoires de Kitaro à l’époque le folklore traditionnel était largement tombé en désuétude. Le travail de Mizuki a aidé les japonais, humiliés par la guerre, à redécouvrir leur propre culture et de reprendre confiance en tant que peuple. Et comme Shigeru Mizuki était vraiment très fort, il rejoindra lui-même le monde des esprits en 2015 à l’âge de 93 ans.
Nous en arrivons donc à cette série de 2018 qui constitue la dernière adaptation en date de Kitaro (ci-après nommée GGGnK). Peut-on réellement raconter quelque chose d’intéressant aujourd’hui avec une franchise qui a été exploitée sans interruption depuis cinquante ans ? La réponse est un immense oui.
L’important lorsque l’on produit quelque chose, que ce soit dans la fiction ou dans l’écriture de critiques d’animes sur internet, c’est d’avoir un angle. Cela ne sert à rien de simplement relater les choses telles qu’elles sont ; n’importe qui peut le faire par lui-même. Il faut apporter un regard particulier, mettre les choses en perspective, considérer le contenu au-delà de sa propre existence. Dans le cas de GGGnK il y a un angle simple : confronter le monde des yokai de Mizuki, issu de la tradition et qui ne change jamais, à celui du Japon actuel, issu de la modernité et des tendances.
Cet angle est présenté sans ambages dès le premier épisode. Un youtubeur en quête de clics profane la tombe où réside un puissant yokai. En représailles, l’esprit transforme les habitants de Tokyo en plantes vertes. Malgré l’évidence personne ne croit au surnaturel ; après tout les histoires de yokai ça n’existe pas, ce sont des contes de grand-mère. Jusqu’à ce qu’une jeune fille appelée Mana Inuyama se décide à envoyer une lettre à Kitaro, dont on dit qu’il peut exorciser les yokais dangereux. Une rumeur sans fondement, jusqu’à ce que…
Le son des sandales de bois claquant sur le sol se propage dans la ruelle seulement éclairée par la lumière rougeâtre du soleil déclinant…
*clac**clac**clac*
Le petit garçon s’approche, vêtu d’un uniforme d’écolier de l’ère Taisho et d’un étrange chanchanko rayé de jaune et de noir. Une mèche de cheveux cache la partie de son visage où aurait dû se trouver son œil gauche.
« Je suis GeGeGe no Kitaro », dit-il.
La narration de la série est principalement épisodique, c’est-à-dire que chaque épisode raconte une histoire avec un début, un milieu et une fin. Il y a cependant des arcs narratifs qui s’étalent sur plusieurs dizaines d’épisodes, avec des adversaires récurrents et des enjeux plus élevés, mais ce n’est pas là le principal intérêt de la série. Ce qui place GGGnK au-dessus de la mêlée, ce sont ces nombreux épisodes où les interventions de Kitaro pour repousser les yokais malveillants sont autant d’occasion pour la série de commenter l’état de la société japonaise et la perte de ses repères moraux. Les yokais exacerbent la méchanceté des hommes, mais les racines du mal sont déjà implantées dans la conscience collective : égoïsme, ignorance, avidité, suivisme sont autant de péchés que la série met en lumière, avec une attention particulière sur les méfaits des réseaux sociaux. Et si la plupart des épisodes se terminent bien avec les humains qui ont compris leur leçon, il n’est pas rare que l’entêtement des hommes dépasse même la bonne volonté de Kitaro et les poussent vers une conclusion funeste, laissant l’épisode et ses spectateurs sur une note amère.
L’anime est long de 97 épisodes et aucun d’entre eux ne paraît bâclé ou superflu. Chaque segment même complètement déconnecté du reste de la série propose quelque chose d’intéressant à raconter, un dilemme moral, un point culturel, une émotion qui s’exprime. Il y en a tellement qui sortent du lot, tel que l’épisode où un groupe de kappas syndicalistes manifestent contre leurs conditions de travail en sodomisant les passants (ep. 9), celui où une sandale en paille qui parle organise un réseau de fraude à la vente en ligne (ep. 41), celui où un homme préhistorique devient une star sur Instagram (ep. 67) ou encore celui où un quartier résidentiel de la banlieue de Tokyo est entièrement incendié à cause d’un chanteur qui a posté la photo d’un arbre sur Twitter (ep. 83). Cependant l’épisode qui a probablement eu le plus d’impact est l’épisode 20 qui a pour thème la mémoire de la Guerre du Pacifique et dont le propos sur les actions du Japon à cette période font écho aussi bien à la vie de Shigeru Mizuki qu’à l’idéologie révisionniste de certains dirigeants actuels du Japon. Quand on pense que GGGnK était diffusé dans la case du dimanche matin à 9h00 sur Fuji TV, ça a dû faire un choc aux spectateurs de passer d’un truc complètement débile et mercantile comme Dragon Ball Super à une série profondément politique et sociale telle que GeGeGe no Kitaro.
Outre l’écriture de ses épisodes individuels, ce qui fait tenir la série debout tient à l’écriture de ses personnages, en particulier Kitaro et Nezumi-Otoko. Issu d’un père yokai et d’une mère humaine, Kitaro est le descendant la Tribu Fantôme, et détient des pouvoirs extraordinaires qui lui viennent de ses ancêtres. Il vit avec ses compagnons dans la forêt et ne manifeste aucun intérêt pour la société des humains, n’interagissant avec eux que lorsqu’un yokai apparaît pour leur faire du mal. Kitaro défend les humains en cas d’agression surnaturelle, mais il pense que les hommes et les yokais ne doivent pas cohabiter ; et les évènements de la série lui donneront raison à de multiples reprises. Kitaro est la référence morale de la série, il est tellement puissant que c’est souvent lui qui décide qui survit et qui disparaît et ce ne sont pas toujours les humains.
Nezumi-Otoko partage avec Kitaro la particularité d’être mi-yokai mi-humain, mais c’est la seule ressemblance. Il ne possède aucun pouvoir, il est faible, lâche et avide. Contrairement à Kitaro qui évite le contact avec les humains, Nezumi-Otoko veut s’intégrer dans la société humaine et est attiré par la richesse et l’opulence. Son comportement immonde est souvent la cause des problèmes dans la série, il n’hésite pas à tromper humains comme yokais et trahira même Kitaro à plusieurs reprises. Néanmoins c’était le personnage préféré de Shigeru Mizuki, pour qui un personnage ignoble et amoral était plus intéressant à explorer qu’un héros de shônen tel que Kitaro ; et il est vrai que Nezumi-Otoko et ses crimes sont tout aussi essentiels à l’anime que les actes héroïques de Kitaro.
Comme tous les autres animes de la franchise depuis cinquante ans, GGGnK est produit par le studio Toei Animation. On critique souvent ce studio et sa tendance à produire de l’anime au kilomètre, mais ils sont également dépositaires d’un savoir-faire inégalé en matière d’animation grand public. Dans le cas de GGGnK le studio a voulu proprement honorer le cinquantième anniversaire de cette franchise iconique et ont produit une série dont la qualité et la constance sont remarquables. Même s’il est vrai que l’essentiel de la valeur technique de l’anime se concentre dans son premier tiers, globalement le travail accompli est immense. La quasi-totalité des yokais et autres créatures sont dessinées à la main, pareil pour les véhicules, les décors, les effets spéciaux etc. Les illustrations de Mizuki incorporées dans chaque épisode sont géniales et montrent le génie du bonhomme, qui non seulement a fait redécouvrir le folklore japonais à ses compatriotes, mais a aussi redéfini leur designs dans ses mangas tout en inventant lui-même plusieurs d'entre eux ; toutes les œuvres qui utilisent aujourd’hui le folklore japonais comme base de leur univers ont une dette envers lui. La partie sonore et musicale est également irréprochable, Miyuki Sawashiro est sans doute une des plus grandes seiyus de l’industrie actuellement et sa performance dans le rôle de Kitaro est parfaite, apportant toute la nuance nécessaire au personnage et à la complexité des situations qu’il doit affronter.
Il n’y a pas assez de superlatifs pour exprimer à quel point GeGeGe no Kitaro est une excellente série ; une des meilleures que j’ai vues. Là où beaucoup d’animes ne parviennent pas à raconter quoi que ce soit de pertinent en une saison, GGGnK m’a passionné pendant 97 épisodes sans qu’aucun ne soit ni raté ni inutile. Mêlant action, humour et drame, la série est d’abord et surtout un instantané du Japon actuel, de la beauté et de la richesse de sa culture millénaire comme des tares et des contradictions de sa société. GeGeGe no Kitaro n’est pas qu’un grand anime, c’est le portrait d’une civilisation. 9,5/10