Tous les jours dans ma boîte MP je reçois des messages désespérés de membres d’Anime-Kun à la recherche de leur dose de robots géants des années 80, leur genre favori dont ils ne peuvent pas se passer au risque d’un aller simple vers la dépression chronique. Des messages furieux de membres incapables de supporter d’être privés de robots des années 80, s’accrochant à leur mechas comme le bébé à sa tototte. Et comme je suis au service du public, je ne peux que me conformer à ses plus intenses attentes.
Giant Gorg (Kyôjin Gorg) est une série de mecha produite par Sunrise et diffusée en 1984, à une époque où les robots faisaient la loi dans le monde de la japanime. Suivant la porte ouverte par Mobile Suit Gundam en 1979, les séries de robots inondent les écrans et deviennent le genre dominant pour une bonne quinzaine d’années, une période que les spécialistes appellent « le bon vieux temps ».
Cette domination du mecha est soutenue par le modèle de sponsoring qui était en vigueur dans l’industrie à ce moment. Des investisseurs, souvent des fabricants de produits dérivés, finançaient les studios d’animation pour produire des animes à la gloire de leur marchandise, sous l’œil bienveillant des chaînes de télévision trop contentes d’avoir des dessins animés à diffuser pour fixer les gamins devant leurs écrans. Parmi ces sponsors, le fabricant de jouets Takara (aujourd'hui Takara Tomy) a gardé un peu de sous de côté et se rapproche de Sunrise pour un nouveau projet dans la veine de ce qui marche, c’est-à-dire du robot géant. Sunrise décide de confier le projet à un de ses artistes, Yasuhiko "YAS" Yoshizaku, aussi appelé "Le Titan".
Yasuhiko Yoshizaku, dont nous avons déjà parlé ici à plusieurs reprises, est sans doute un des plus grands artistes à avoir travaillé dans cette industrie. Réalisateur, auteur, scénariste, chara-designer et mecha-designer, animateur, directeur de l’animation, illustrateur et mangaka entre autres, YAS est un couteau-suisse qui évolue dans le milieu depuis plus de trente ans et dont la carrière n’est pas encore terminée. A cette époque cependant, YAS était surtout connu comme le chara-designer de Mobile Suit Gundam, l’œuvre qui lui vaudra l’essentiel de sa célébrité. YAS avait déjà une expérience de réalisateur avec le long-métrage Crusher Joe de 1983, et connaissait le boulot de scénariste en ayant écrit la série pour enfants Kum-Kum de 1975. L’ambition de YAS était toutefois de réaliser lui-même une série télévisée ; une envie qui lui est venue en 1978 après avoir vu Mirai Shônen Conan, une série entièrement réalisée par un seul auteur (un certain Hayao Miyazaki). Lorsque Sunrise le contacte pour prendre la tête de sa propre série, YAS saute sur l’occasion, d’autant que YAS est un ami personnel de Yasuta Saito, le patron de Takara à l’époque, lequel lui donne carte blanche pour réaliser ce qu’il veut tant qu’il y a un robot géant à vendre ; une instruction que YAS prendra à la lettre.
Yû Tagami est un jeune garçon qui a perdu son père dans des circonstances mystérieuse. Le Dr. Tagami travaillait sur une énigme géographique, l’Île Australe. Située à 2.000 kilomètres au sud des îles Samoa, l’île Australe a été effacée des cartes officielles et d’étranges rumeurs courent sur ce qui s’y passe. Décidé à terminer le travail de son père, Yû se rend à New York pour rencontre Tom Wave, un ancien collaborateur du Dr. Tagami. Vivant avec sa sœur Doris et le chien Argos, Wave continue de tenter de percer les mystères de l’île Australe. Toutefois, leurs efforts sont contrecarrés par l’organisation GAIL, une multinationale maléfique qui souhaite accaparer les ressources de l’île et éliminer les curieux. Wave fait appel au "Capitaine", un mercenaire taciturne, pour les emmener sur l’île Australe et enfin comprendre ce qui s’y passe. Ce qu’ils vont y trouver va complétement dépasser tout ce qu’ils auraient pu imaginer…
Ce qui distingue Giant Gorg de la plupart des séries de robots de l’époque, c’est sa tonalité. Il ne s’agit pas d’un récit de guerre spatiale à la Gundam, ou d’un space-opéra romantique à la Macross ; Giant Gorg c’est l’aventure. Le quotidien bouleversé par le mystère, la poursuite de l’inconnu et le désir de découverte au mépris du danger. YAS ne cache pas son inspiration évidente des récits d’aventure européens du XIXème siècle façon Jules Verne, et surtout de L’Île au Trésor de Robert Louis Stevenson dont on peut dire que Giant Gorg est quasiment une réécriture, juste avec des robots géants à la place du trésor parce que #LeJapon. Pour donner un exemple, le robot qui donne son nom à la série, Gorg, n’apparaît qu’à l’épisode 4, ce qui serait impensable pour un anime de mecha ordinaire où il serait stipulé contractuellement que le robot doit être à l’écran à chaque épisode pour vendre les jouets.
En parlant du robot, c’est également un point sur lequel YAS a cherché à se démarquer. Plutôt que de reprendre les tendances de l’époque en matière de mechas, qui s’orientaient soit vers les machines hyper-futuristes à la Gundam ou les boîtes de conserves réalistes à la Votoms, le choix de YAS est de reprendre une esthétique déjà obsolète pour l’époque, celle des robots du type "Géant de Fer" qui ont marqué les débuts du genre. Le Gorg s’inspire clairement des travaux de Mitsuteru Yokoyama et en particulier Tetsujin-28 qui est considéré comme l’acte de naissance du robot géant au Japon. Comme lui, Gorg ne se pilote pas de l’intérieur (du moins pas au début de la série…) et dispose de sa propre volonté et est simplement commandé à distance par le héros. Néanmoins la technologie sous-jacente est plus proche de la fantasy que de la science, ce qui va dans le sens de la tonalité mystérieuse de l’anime. En revanche, le reste de l’univers est ancré dans le concret ; les armes utilisées par GAIL lors de leur invasion de l’île, les très nombreux combats contre leur armée, et plus globalement le contexte politique de la Guerre Froide qui aura une importance dans les derniers épisodes de la série. A ce titre Gorg est un genre de super robot dans un univers de real robot, opérant un mélange qui n’apparaît que rarement dans l’histoire du genre.
Ce qui marque également avec Giant Gorg c’est la qualité technique de la production ; la série est d’une constance remarquable et est considérée par les spécialistes comme le pinacle du studio Sunrise à la télévision dans les années 80. Il faut savoir que la série a profité de conditions de production très avantageuses et qui peuvent surprendre même aujourd’hui. Lorsque YAS débute son travail sur l’anime et envoie les premiers concepts du Gorg à Sunrise et Takara, les réactions sont embarrassées. Le patron de Takara avait promis à YAS qu’il lui laisserait faire ce qu’il veut, sauf que le Gorg tel qu’imaginé par YAS est incompatible avec la vente de jouets ; le Gorg ne possède pas d’arme ou d’équipement interchangeable, il n’a pas de gimmick ou de transformation… En fait la plupart du temps il se bat en balançant des rochers sur les hélicoptères ennemis ou en faisant des prises de judo aux tanks adverses. Ne sachant pas trop quoi faire, la direction de Takara repoussa la commercialisation des jouets de six mois par rapport à la date prévue. Cela eu pour effet de repousser également la diffusion de la série puisque cette dernière devait coller à la mise en vente des produits dérivés. La conséquence est que la production de l’anime était pratiquement bouclée avant même la diffusion télé, ce qui est extrêmement rare même aujourd’hui où les problèmes de production sont fréquents.
Ce report imprévu joua en faveur de la série puisque YAS décida de mettre à profit ces six mois pour continuer le travail sur l’anime, ce qui est tout à fait exceptionnel dans une industrie qui opère en flux tendu. Non seulement YAS occupe le poste de réalisateur et chara-designer, mais il est également directeur de l’animation ; il va reprendre et corriger un nombre incalculable de plans, mettant à profit le temps dont il dispose pour peaufiner son travail tout comme l’avait fait Miyazaki dans Mirai Shônen Conan. Il en résulte une qualité de tous les instants, qui font que la série est encore aujourd’hui très agréable à l’œil même en l’absence de remasterisation Blu-Ray. Une scène qui m’a particulièrement marqué c’est dans l’épisode 17, dans lequel se déroule une scène de combat très violente à l’intérieur d’un tunnel souterrain. A un moment le robot tire au fusil laser sur ses ennemis, et on peut voir le reflet du projectile parcourir les parois en même temps que le laser lui-même. C’est typiquement le genre de détail qui me reste en mémoire, ce moment où tu sens la main de l’artiste qui s’est cassé le cul à dessiner à la main ce putain de reflet qui ne sert à rien pour comprendre la scène, mais rend l’ensemble tellement plus impressionnant.
Cette qualité aura toutefois un coût ; les six mois de production supplémentaires explosent le budget de la production et ce alors que les jouets ne sont même pas sortis et la série même pas diffusée alors que les épisodes sont prêts. Pour limiter les déficits, Sunrise décide de sortir les VHS de Giant Gorg dans le commerce avant même que la diffusion télé démarre ; une décision que YAS considère comme une trahison de sa vision d’auteur, lui qui voulait voir les spectateurs devant leur écran chaque semaine à attendre la suite de l’histoire. Aujourd’hui avec le modèle Netflix on trouve normal que tous les épisodes d’une série soient mis en ligne immédiatement, on ne supporte pas d’attendre, faire autrement serait considéré comme stupide. Mais à l’époque les standards étaient différents, le feuilletonnage hebdomadaire faisait partie intégrante de ce qui constitue la japanimation, et Giant Gorg est un bon exemple avec une écriture simple mais efficace, qui donne envie d’en voir plus et résout toutes les intrigues qu’elle démarre.
Giant Gorg n’est pas vraiment ce que l’on pourrait appeler une série culte, puisque même ceux vaguement intéressés par ce style de série n’en ont sans doute jamais entendu parler ; et ceux qui voudraient s’y lancer seraient bien plus avisés d’aller voir de véritables piliers du genre tels que Gundam, Votoms ou Macross. Néanmoins Gorg est une série éminemment sympathique, dont chaque image suinte la passion et l’effort de YAS pour son travail ; il n’était pas seul d’ailleurs, on peut noter la présence au mecha-design de Mamoru Nagano, dont il s’agissait ici de la première collaboration chez Sunrise avant de devenir célèbre grâce à son association avec Tomino sur L-Gaim et Zeta Gundam entre autres, puis son propre manga The Five Stars Stories. De manière générale Giant Gorg est une série pleine d’idées et de talent, avec quelques instants de grâce tels que les derniers épisodes où les personnages, amis et ennemis, se retrouvent isolés sur l’île Australe qui s’apprête à être vaporisée à la bombe atomique par les nations du monde qui veulent enterrer son existence et ses secrets. Toutefois, c’est comme pour nous les fans d'animes de robots : vous pouvez nous attaquer autant que vous voulez, nous ignorer et vous moquer, notre passion ne disparaîtra pas. 7,5/10