HEIKE MONOGATARI — La fine fleur de la japanime

» Critique de l'anime The Heike Story par Deluxe Fan le
23 Janvier 2022
The Heike Story - Screenshot #1

Le Dit des Heike est un des plus grands classiques de la littérature japonaise médiévale. Issu de la tradition orale, le texte est originaire des récits racontés par les biwa hoshi, des musiciens itinérants qui ressemblaient un peu à nos ménestrels en Europe, autour du XIIIème siècle au Japon. Ces histoires auraient ensuite été compilées par le moine Kakuichi vers 1371, qui a donné la version la plus communément admise du récit. Au fil du temps le texte fut réécrit et réinterprété, avec une première traduction en anglais vers 1920. Une des versions les plus célèbres fut écrite en 1950 par le fameux historien Eiji Yoshikawa – le même qui raconta l’histoire de Musashi qui servit de base au manga Vagabond. Plus récemment, en 2016, l’auteur Hideo Furukawa propose encore une nouvelle version du Dit rédigée dans un japonais moderne, à l’attention du public actuel. C’est cette version qui va faire l’objet de l’adaptation animée qui nous intéresse ici.

Le récit se déroule à la fin du XIIème siècle et raconte la lutte de pouvoir entre le clan Taira (aussi appelé les "Heike") et le clan Minamoto dans ce que l’histoire a retenu comme la Guerre Civile de Genpei. Les Taira sont le clan dominant à la cour de l’empereur du Japon à partir de 1161, mais leur arrogance sème les graines de leur future chute. Cette série animée choisit comme narrateur une petite fille nommée Biwa, qui assiste au meurtre de son père des mains des soldats des Taira. Elle décide de s’infiltrer dans la résidence impériale et rencontre Shigenori, héritier du clan, pour l’avertir que sa fin est proche. En effet, Biwa possède une sorte de don de prescience qui lui permet de voir l’avenir. Shigenori, intrigué par les prophéties de la jeune fille, choisit de la prendre à son service et de l’intégrer dans la famille. Biwa se retrouve donc aux premières loges des intrigues de cour et des conflits qui détermineront l’avenir du pays…

The Heike Story - Screenshot #2Cette série est le produit d’une association surprenante ; le studio Science Saru et la réalisatrice Naoko Yamada. Du côté de Science Saru, l’intérêt est évident. Le studio créé par Maasaki Yuasa il y a presque dix ans s’est jusque là reposé presque exclusivement sur la figure de Yuasa lui-même et sa collaboratrice de longue date Eunyoung Choi, pour des productions fortement attachées à la personnalité de ces réalisateurs. Si le studio doit grandir, il est nécessaire d’y amener des talents de l’extérieur. C’est du côté de Yamada que l’on est plus intrigué, elle qui pendant dix ans a fait les belles heures de Kyoto Animation avec K-On, Tamako Market et dernièrement les longs-métrages A Silent Voice et Liz et l’Oiseau Bleu. On se demande pourquoi elle a quitté le navire KyoAni pour se lancer en freelance maintenant, surtout que le studio a plus que jamais besoin de conserver ses talents après le terrible incendie criminel qui a décimé son personnel en 2019. Pour ma part, n’étant plus réellement touché par le style ampoulé de KyoAni depuis un bon moment, cela ne m’étonne pas que ses artistes souhaitent sortir de ce carcan pour aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte.

The Heike Story - Screenshot #3En associant une des réalisatrices les plus talentueuses de sa génération et l’expérience du studio créé par Yuasa, on s’attend à du haut niveau et ça ne manque pas. Heike Monogatari est probablement la série la plus aboutie artistiquement de l’année 2021, aux côtés de trucs comme Sonny Boy ou Mushoku Tensei. Chaque plan est finement composé, chaque image est délibérément conçue pour le plaisir de l’œil. Le chara-design n’est pas particulièrement détaillé, on pourrait même le qualifier de cartoonesque, mais je pense que c’est un choix fait pour coller notamment à la représentation que l’on se fait habituellement de ces figures historiques dans les estampes et ce genre de choses. Et puis de toute manière ce qui compte dans une histoire ce n’est pas le réalisme mais l’émotion. C’est aussi pour cela que le choix des couleurs pastel est intéressant, la série entière baigne dans une sorte de douceur visuelle qui contraste avec la dureté de ce récit qui traite de toutes les souffrances humaines. Les décors sont nombreux et superbes, avec un goût prononcé de la mise en scène pour les plans de coupe sur la végétation et les fleurs, immanquable si on regarde la série attentivement.

The Heike Story - Screenshot #4Ce travail visuel n’est pas purement ornemental, c’est une métaphore du propos de la série sur la gloire et le déclin. Lorsque le Dit des Heike fut transmis au XIIème et XIIIème siècle, il s’agissait pour les vagabonds et les moines d’utiliser la chute du clan Taira comme illustration du concept bouddhiste d’impermanence, selon lequel tout ce qui existe est voué à disparaître et que l’attachement à la gloire et à la richesse est vain. La fleur est un symbole de cette philosophie, puisque la beauté de la fleur n’est que passagère. Le clan Taira s’est imposé à la cour impériale et règne de facto sur le Japon, mais ils se sont faits tellement d’ennemis sur le chemin que leur « mauvais karma » a fini par les rattraper et leur a fait endurer le pire. La série et son ton assez bienveillant n’insiste pas sur le drame et la douleur, mais elle est néanmoins présente tout du long. Le personnage qui la représente le mieux, et qui est de manière assez évidente celle sur laquelle la réalisatrice a porté le plus d’attention, est l'impératrice douairière Tokuko, doublée par la comédienne Saori Hayami. Pour servir les ambitions du clan, Tokuko est mariée au prince héritier qui ne l’aime pas et lui préfère une autre. Elle finit par tomber enceinte mais sa grossesse se déroule mal et elle accouche dans d’atroces souffrances. Lorsque la guerre civile éclate, son frère Shinegori décède, puis son époux Takakura, puis son père Kiyomori. Elle s’exile avec le reste de sa famille pour échapper aux Minamoto mais lors de la bataille finale, le reste du clan est tué. La mère de Tokuko se suicide par noyade, et elle emporte avec elle l’empereur âgé de six ans. Tokuko est la seule survivante et finit son existence dans un monastère à réfléchir sur la quantité de malheur qui lui est tombée dessus au cours de la jeune vie.

S’il fallait trouver un défaut à cette série, c’est son rythme bien trop rapide. Pour une fois qu’un anime a quelque chose d’intéressant à raconter, un récit historique avec de la politique et des tragédies familiales et de la philosophie, il n’y a que onze épisodes à se mettre sous la dent. Le script est clairement à l’étroit dans ce format et il en résulte une narration au pas de course, en décalage avec le ton de la série plus porté sur la contemplation. Les personnages sont extrêmement nombreux, ils apparaissent et disparaissent aussitôt et on est régulièrement assailli de violentes ellipses où l’on saute quatre à cinq années d’un plan à l’autre. Si cet anime est un bon résumé du Dit des Heike, ce n’est pas vraiment une bonne initiation à l’histoire et la plupart du public non-japonais va être obligé de regarder avec un onglet ouvert sur Wikipédia.

Pour le reste, Heike Monogatari est une très belle œuvre qui allie la richesse thématique de cette histoire millénaire au talent de formaliste de Naoko Yamada et des équipes du studio Science Saru. La beauté de l’image, la cruauté de l’histoire et la portée métaphysique du récit déclenchent cette stimulation intellectuelle que l’animation japonaise ne nous propose que rarement.

Verdict :8/10
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A propos de l'auteur

Deluxe Fan, inscrit depuis le 20/08/2010.
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