La première saison de Jujutsu Kaisen, sortie en 2020, était le produit d’un contexte particulièrement favorable. Les adaptations de shônen de baston, en particulier ceux de l’écurie Jump, connaissaient un bond spectaculaire de qualité qui les plaçait au centre de la conversation aussi bien pour le grand public que pour les fans d’animation plus spécialisés ; des productions telles que One Punch Man, Kimestu no Yaiba ou les récentes saisons de Jojo’s Bizarre Adventure étant parmi les exemples les plus importants. De l’autre côté, le studio Mappa continuait de croître pour devenir un acteur incontournable de l’industrie en produisant chaque année des animes qui faisaient l’évènement tels que Inuyashiki (2017), Zombie Land Saga (2018) ou le remake de Dororo (2019). Cette adaptation de JJK, étoile montante de shônen moderne, arrivait donc au bon moment et au bon endroit.
Et puis bien sûr la série a été diffusée et a mis tout le monde d’accord avec sa reprise des codes du genre dans une version sombre et cynique en adéquation avec les goûts du public moderne. Pour plus de détails je vous renvoie à ma critique de la première saison ainsi qu’à l’article que nous avions rédigé sur le film Jujutsu Kaisen 0 qu’Anime-Kun avait été voir en projection presse.
La suite fut rapidement confirmée pour une diffusion fin 2023. Aujourd’hui il est devenu commun pour les adaptations de manga en cours de scinder les séries en plusieurs petites saisons pour permettre d’augmenter la qualité de l’animation et éviter le recours aux hors-séries ; il suffit de comparer la première série Bleach des années 2000 et la nouvelle série sur l’arc TYBW pour constater la différence. Néanmoins, ces saisons restent des parties d’une œuvre d’adaptation globale ; les séparer n’a pas forcément de sens. Par exemple nous allons bientôt avoir la septième saison de My Hero Academia mais il n’y a qu’une seule fiche régulièrement mise à jour, parce que cela n’aurait pas de sens de faire sept fiches différentes sur ce qui reste une série unique séparée en petits morceaux pour des raisons économiques plus qu’artistiques. En revanche, il y a bien deux fiches différentes pour les deux saisons de JJK, et vous allez comprendre pourquoi c’est totalement justifié.
Cette deuxième saison comporte elle-même deux parties. Les cinq premiers épisodes sont un flashback qui revient sur la jeunesse du personnage de Satoru Gojo, le mentor du protagoniste Yuji. On nous raconte comment il est devenu l’exorciste le plus fort du Japon, ainsi que la naissance de son conflit avec son ancien ami Suguru Geto ; conflit qui a été résolu dans le film Jujutsu Kaisen 0, dont le visionnage est indispensable pour la suite.
La seconde partie de cette deuxième saison revient au présent et adapte l’arc dit « Incident de Shibuya » dans lequel le méchant principal de série, Suguru Geto, met en place son plan maléfique. Ce faisant il va entraîner la quasi-totalité des personnages de la série dans un énorme battle royale dont les conséquences vont bouleverser non seulement les héros et ses adversaires, mais également le monde des exorcistes et même le monde des civils.
La première saison avait été réalisée par Seong-Ho Park, un artiste qui avait jusque-là fait toute sa carrière chez Mappa en tant qu’animateur puis réalisateur, et qui est spécialisé dans les scènes de combats. Seong-Ho Park s’est éloigné de Mappa après le film JJK 0 qu’il a réalisé dans la foulée de la série télé, pour aller fonder son propre studio ; et on peut aisément imaginer que les conditions de travail auxquelles il a été soumis expliquent sa décision. Pour réaliser cette deuxième saison, extrêmement attendue par les fans et riche en action et en combats, Mappa a fait appel à Shota "Gosso" Goshozono, un animateur issu de la nouvelle génération (il a moins de dix ans d’expérience dans le milieu pro) et qui surtout n’avait jamais occupé le poste de réalisateur avant aujourd’hui. On pourrait se dire que peu importe qui réalise ces séries, des jeunes ou des vieux, des débutants ou des vétérans, ça ne changera rien au contenu. Sauf que si, ça change tout, et on ne peut pas correctement regarder cette deuxième saison de Jujutsu Kaisen sans parler un peu de ses conditions de production.
Le studio Mappa a été fondé au tournant des années 2010 par Masao Maruyama, ancien directeur de Madhouse, suite au rachat de son studio par les chaînes de télévision. Parmi les autres membres fondateurs de Mappa se trouvait un certain Manabu Otsuka, qui était chargé de gérer la production des animes au sein du studio. En 2016 Mappa connait son premier véritable succès, Yuri on Ice, sur lequel Otsuka était producteur, ce qui lui permet d’obtenir une grande influence sur la politique interne de la société. Au même moment, Maruyama quitte le studio qu’il a lui-même fondé et qui porte son nom et laisse la place de PDG à Otsuka, poste qu’il occupe encore aujourd’hui. C’est à partir de ce moment-là que Mappa va entrer dans une nouvelle phase. En effet, Manabu Otsuka a une vision assez particulière de l’animation ; pour lui les animes ne sont pas des œuvres d’art mais des produits dont il est le fournisseur et qu’il doit livrer à ses clients. C’est un peu comme les jeux vidéos qui sortent annuellement du genre FIFA ou Call of Duty ; on s’en fout de la qualité ou de l’originalité, ce qui compte c’est d’avoir quelque chose de nouveau à vendre. Mappa s’engage ainsi dans une course effrénée à la production, avec parfois près d’une dizaine d’animes par an, et souvent sur des séries d’action qui demandent des compétences et des talents plus élevés que des comédies romantiques ou d’autres genres. Pour le soutenir dans sa démarche d’inondation du marché, Otsuka se met au service des éditeurs de mangas, trop contents d’avoir sous la main un studio qui produira tout et n’importe quoi, y compris les projets les plus insensés tels que la dernière saison de Shingeki no Kyojin qu’aucun autre studio ne voulait faire. Dans une interview très récente, Manabu Otsuka a déclaré, en substance : « Mappa n’aurait jamais pu atteindre le niveau de qualité des animes produits par KyoAni ou Ufotable avant 20 ou 30 ans, dès lors notre seul moyen pour progresser rapidement est d’augmenter le nombre d’animes produits » (source). Autrement dit, Mappa a choisi la quantité et la productivité plutôt que l’intégrité artistique et la santé physique et mentale de ses subordonnés.
Cette orientation du studio a eu diverses conséquences. L’une d’entre elles, et celle qui va nous intéresser ici, c’est la nécessité de trouver rapidement de nouveaux réalisateurs. Puisque Mappa s’est engagé sur un nombre très important de productions, et que le personnel vétéran a fui le studio vu les conditions de travail, il y avait un besoin de trouver de nouvelles personnalités pour produire tout ce que le studio avait signé. Et c’est là que l’on retombe sur des mecs comme Shota Goshozono, des animateurs qui étaient plus ou moins tranquilles dans leur coin à dessiner leurs genga jusqu’à ce que Mappa vienne les chercher en leur demandant de prendre le poste de réalisateur de l’adaptation de shônen la plus attendue de l’année. A l’instar de ce qui s’est passé avec Chainsaw Man, le studio Mappa est forcé de faire appel à ces jeunes talents non seulement parce qu’ils n’ont plus de réalisateurs vétérans dans leurs effectifs, mais aussi et surtout parce que le fait d’avoir un animateur comme réalisateur permet d’attirer d’autres animateurs via leurs relations professionnelles et personnelles, ce dont un projet comme JJK S2 a désespérément besoin vu la quantité de scènes d’action à animer. En contrepartie, Mappa donne carte blanche à ces animateurs en termes de mise en scène et d’animation, et leur autorise à complètement dévier du manga s’ils en ont envie. Ainsi les animateurs peuvent s’exprimer avec une assez grande liberté, faire connaître leur style à un très large public, et attirer d’autres animateurs plus ou moins débutants qui aimeraient eux aussi percer dans le milieu et peut-être devenir le prochain Gosso, le prochain animateur à sortir de l'anonymat pour être propulsé réalisateur de l’anime le plus regardé de l’année au Japon et dans le monde entier. C’est ainsi, par la force des choses, que Mappa se retrouve à mener son business, une méthode pensée pour accroître la production de manière cynique et qui, de manière incidente, fait émerger de nouvelles stars de l'animation. Normalement une telle entreprise aurait dû se casser la gueule immédiatement, on ne peut pas produire un anime comme ça de manière quasi improvisée en allant chercher des animateurs néophytes sur Twitter qui parlent pas japonais et qui n’ont jamais été formés aux méthodes de productions des studios nippons. Et pourtant, à cause de ces conditions de production mais également grâce à elles, Jujutsu Kaisen saison 2 a été produit tel qu'il est, et non seulement il a été produit mais il pose un nouveau standard dans le milieu de l'animation du shônen moderne.
La direction de Shota Goshozono s’impose dès le premier arc avec le flashback sur la jeunesse de Gojo et Geto. Le chara-design a été modifié vers un rendu plus naturel, la direction artistique propose des couleurs plus froides et des décors incomparablement plus travaillés par rapport à la bouillie de CG de la première saison. La mise en scène est élaborée, avec des compositions de plan audacieuses et des techniques de cinéma tels que le fish-eye pour souligner le tourment intérieur des personnages. Très vite on comprend que l’ambition n’est pas simplement d’adapter un shônen sympa mais de créer un anime de prestige. L’épisode 29 qui conclut cet arc est simplement un des épisodes les mieux réalisés de l’année, énormément d’informations délivrées en peu de temps à la fois par le dialogue mais aussi par l’image et la cinématographie. J’ai particulièrement apprécié la manière avec laquelle est amenée le basculement de Geto vers le côté obscur, c’est pas juste une question de seum ou de vengeance personnelle, c’est une conséquence finalement assez logique de cet univers où les exorcistes sont condamnés à périr dans une guerre sans fin contre les fléaux.
Le second arc débute avec un combat un peu à part du reste de la série, mettant notamment en scène ce que l’on pourrait appeler un « robot géant ». Forcément pour quelqu’un comme moi qui a une certaine expertise sur la question j’étais assez intéressé. Encore une fois on voit à l’écran la volonté de proposer le meilleur de l’animation, puisque Gosso est allé chercher des animateurs associés au studio Trigger pour les scènes de mecha. C’est ensuite que démarre l’arc de l’incident de Shibuya et que l’on entre dans le vif du sujet.
Dans ma critique de la première saison j’expliquais que JJK reprend la plupart des archétypes narratifs du shônen en les adaptant selon la tonalité que l’auteur Gege Akutami voulait donner à son récit. Cet arc de Shibuya s’inscrit complètement dans cette démarche. Dans les shônen il y a souvent un moment qui sert de point de bascule où le héros qui jusque-là roulait sur tout le monde se fait remettre à sa place. Les exemples les plus connus sont dans One Piece avec l’arc de Marineford, et dans Bleach à la fin de l’arc de la Soul Society. Dans les deux cas ce sont des arcs extrêmement importants qui impliquent énormément de personnages ; et cet arc de Shibuya c’est l’équivalent dans Jujutsu Kaisen, on prend tous les gentils et tous les méchants, on les met ensemble dans un endroit fermé, on secoue et on regarde ce qui se passe. Luffy qui pleure à Marineford parce qu’il perd quelqu’un d’important pour lui, on a la même scène dans JJK épisode 44. Aizen qui domine Ichigo avant de se barrer à la fin de l’arc Soul Society, c’est exactement ce qui se passe dans le dernier épisode de cette saison de JJK avec "Geto". Toutefois comme je l’ai déjà dit, ce ne sont pas les ressemblances qui importent mais les différences. Là où cet arc de Shibuya se démarque c’est le fait que la baston se déroule littéralement au milieu des civils, et c’est crucial dans le déroulement de l’intrigue. Dans Bleach et One Piece ils prennent toujours bien soin d’aller se bagarrer dans un coin perdu là où il y a personne pour pas faire de victimes collatérales. Dans JJK on a bien compris que les pertes civiles c’est comme à Gaza, ils s’en foutent complètement. L’enjeu de la guerre entre les exorcistes et les fléaux c’est l’avenir de l’humanité, alors on va mettre des humains ordinaires au milieu de la guerre parce que ce sont bien eux les principaux concernés finalement. C’est assez osé pour ce genre de série et cela emmène le récit vers des chemins assez inattendus, pour ne pas dire choquants.
Il faudrait maintenant parler des combats puisque c’est l’essentiel de la saison mais ce texte est déjà trop long et vous trouverez sur le net des commentaires plus élaborés sur les aspects techniques et narratifs des combats. Pour ma part c’est l’aspect le plus réussi de la série et j’irai jusqu’à dire que les combats de cette saison de JJK remettent pas mal en perspective le reste des shônens lorsqu’il s’agit de mettre en scène les affrontements. Gosso et ses équipes ont fait le choix de s’inspirer du live-action pour leurs combats avec des chorégraphies qui rappellent plus le cinéma d’arts martiaux que l’animation japonaise. Cela est très visible avec l’utilisation des décors et de l’environnement, les personnages ne se battent pas dans un stade tout plat façon Dragon Ball, le combat est intégré dans le lieu où il se déroule. Les combats de Yuji en particulier sont exemplaires à ce niveau, que ce soit celui contre Chozo dans l’épisode 37 ou contre Mahito dans l’épisode 42, il y a un énorme travail de mise en scène propre à la direction de Gosso. J’ai quelques tomes du manga qui traînent chez moi alors je suis allé lire par exemple le passage entre Megumi et un certain adversaire, ça n’a juste rien à voir. C’est pour cela que je disais plus haut que cette saison devait être mise à part de la première. Ici les animateurs se sont réellement approprié le matériel, cette série sont des animateurs venus d'un peu partout qui se font plaisir et qui font leur pub au monde entier avant de se barrer de chez Mappa et de leurs conditions de travail dégueulasses. Moi si je suis un studio concurrent et que les mecs qui ont animé les combats de Sukuna des épisodes 40 et 41 ils viennent me voir en cherchant du taf, t’inquiète pas ils sont pas besoin de CV et de lettre de motivation les gars, leur prix sera le mien.
Là où cette saison est un peu plus faible c’est en termes d'écriture. J’apprécie la manière avec laquelle les personnages font passer beaucoup d’émotions sans un recours excessifs aux dialogues, parfois il suffit d’une expression du visage pour comprendre tout ce que le personnage a à dire, on est loin du talk no jutsu rendu célèbre par les shônen des années 2000. En revanche cela marche moins bien lorsqu’il s’agit des concepts propres à la série, les pouvoirs occultes, les règles bizarres de cet univers ; soit les explications sont incompréhensibles soit il n’y a simplement pas d’explications. Lors de certains combats on a carrément un narrateur externe au récit qui vient t'expliquer comment Machin a utilisé sa technique pendant 0,2 secondes pour faire je sais pas quoi ou l'autre avec son pouvoir de changer le framerate de la réalité que personne n'a rien compris. On voit que le manga s'inspire de Hunter x Hunter sauf qu'ici on dirait que l'auteur Gege Akutami est tellement dépassé par ses propres concepts qu'il n'arrive plus à s'en sortir autrement qu'en rajoutant des explications puisqu'il sait lui-même que c'est trop mal raconté. Frérot ton manga il a des personnages, un univers et des combats géniaux, c'est pas la peine de chercher à copier Jojo, fais simple putain. C'est pas un hasard si les combats de Yuji où il se bat juste à coups de poings et de pieds c'est les meilleurs de la saison.
Même problème avec le scénario qui est bourré de raccourcis : oui en fait lui c’est mon frère mais je viens de me rendre compte après lui avoir tapé dessus pendant vingt minutes (?), oui je me suis téléportée de Tokyo à Kuala Lumpur au milieu du combat (??), oui en fait Machin s’est fait couper le bras off-screen et du coup je vais devenir un antagoniste (???), il y a beaucoup de moments dans cette saison où l’auteur est tellement rushé qu’il passe sur les détails au point de rendre un récit qui paraît incomplet. L’adaptation anime aurait pu corriger cela en incorporant quelques scènes supplémentaires, mais Gosso et sa team étaient eux aussi trop pressés pour réellement se poser et peut-être prendre le temps de discuter avec l’auteur sur des ajouts pertinents. Quand HBO produit l’adaptation de The Last of Us, c’est pas juste du boulot de commande, ils vont chercher le réalisateur du jeu original pour lui demander de check les scripts et de proposer des trucs nouveaux. La japanime pourrait faire cet effort, produire un réel travail d'adaptation et pas juste une pub pour le manga avec des images qui bougent, mais les mecs sont déjà tellement sous pression pour tenir les deadlines, ils pensent même pas à ce genre de truc.
Jujutsu Kaisen saison 2, plus que n’importe quel autre anime sorti ces dernières années, représente le meilleur et le pire de l’animation japonaise moderne. Des artistes immensément talentueux et passionnés, au service d’un récit riche en idées et en ambition, pour un résultat qui propose des images et des émotions nouvelles. La performance des doubleurs japonais notamment celui de Yuji et celui de Mahito, la séquence du Domaine de Sukuna dans l’épisode 41 avec la musique, tout ça et bien d'autres choses c’est juste une masterclass. De l’autre côté, les défauts suintent de partout ; une production rushée, un script de manga hebdomadaire clairement à l'étroit, Mappa n'aurait pas été obligé d'imposer une omerta à ses employés s'il n'y avait pas de réels problèmes en interne. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il est bon que cette série ait connu un tel succès ; cela permet de mettre en lumière ces questions, là où ils auraient été mis sous le tapis si la série elle-même était oubliable. Cela résume bien l’esprit de Jujutsu Kaisen dans l’ensemble : il y a certes du mal, mais c’est un mal pour un bien. 7,5/10