Ecrire au sujet de Kizumonogatari, voilà une sacrée épreuve.
Premièrement, parce que les trois films regroupés sous ce titre font partie d'un cycle nettement plus grand d'adaptations de light novels, dont la première instance a été Bakemonogatari adapté en 2009. Ensuite parce qu'il y a sans doute moins à dire sur l'intrigue de Kizumonogatari, somme toute très conventionnelle, que sur son style qui s'exhibe à chaque instant et qu'il faudrait hasardeusement partager entre la patte graphique du réalisateur Shinbo et de son studio phare Shaft, et le verbe absurde et traînant du romancier original NisiOisin. Enfin parce que j'ai une histoire particulière avec Bakemonogatari, anime que j'ai découvert à mes tout débuts grâce à une formidable AMV de Nostromo et qui m'a subjugué et émerveillé ; je découvrais, en même temps que l'animation japonaise, la fameuse ferveur et mauvaise foi caractéristique du fan catégoriquement décidé à défendre et sauver le moindre aspect de son objet de fascination. Disons alors que Kizumonogatari sera le lieu du procès que je veux tenir à une sorte d'adolescence honteuse ; mais un procès truqué, puisqu'il s'achèvera sur une relaxe : j'aime cet anime, cette série, ce réalisateur et cet écrivain, en dépit de tout.
Voilà qui introduit aussi, je l'espère, l'idée que je me fais d'une critique et de ce qu'elle peut ou ne peut pas dire. Ce texte sera aussi subjectif et personnel que j'en serai capable. Plus crucialement, je crois fermement que ce qu'on appelle le sens, le propos, la force d'une oeuvre résident avant tout dans l'oeil de son spectateur ; il faut assumer pleinement que l'interprétation (qu'elle soit naïve ou réfléchie) que nous faisons est largement dépendante du contexte, de notre vécu, de nos sensibilités propres, et qu'aucune lecture n'est par essence vraie ou fausse. Je ne prétends pas expliquer Kizumonogatari, et encore moins révéler l'intention de l'auteur ; l'Auteur est mort, et qu'il le reste. Ma lecture pourra être largement complétée, corrigée et critiquée, particulièrement si on prend la peine de ratisser plus large que moi qui n'ait pas vu grand-chose d'autre de Shaft. Je veux simplement regarder et analyser les films que j'ai sous les yeux : 1. pour eux-mêmes, pour leurs formes ; 2. par rapport à mes propres expériences et impressions ; 3. afin de saisir et expliciter où je trouve leur force, sans invalider les autres lectures que vous en ferez.
Kizumonogatari est donc l'adaptation d'un light novel paru juste après Bakemonogatari, qui était le premier de la lignée – mais son histoire se déroule en fait quelques années avant. Elle raconte comment Araragi Koyomi, lycéen pénible et pervers, se retrouve transformé en vampire pour avoir sauvé une puissance vampire agonisante. Forcé de l'aider le temps qu'elle recouvre ses forces, il affronte trois chasseurs qui lui souhaitent surtout du mal, fait mollement face à sa nouvelle condition qui – au-delà d'une certaine allergie solaire – lui est quand même sacrément avantageuse, et se confronte piteusement à sa déléguée de classe modèle standard qui déploie d'inexplicables efforts pour devenir son amie. Et peut-être un peu plus.
A quelques mots près, on tient probablement là le pitch d'une bonne centaine d'animes et de light novels de fantasy urbaine adolescente. Ce qui saute aux yeux, en revanche, c'est un style exubérant et envahissant, qui prend littéralement toute la place. Premièrement, les décors sont des bâtiments aux formes épurées, toujours vastes, nues et légèrement étranges, baignant dans des tons unie, généralement un orange crépusculaire, qui gomment les signes de la ville que l'on est habitués à trouver. Deuxièmement, tout est vide : aucun humain, aucun personnage secondaire, aucun passant dans la rue, sauf quelques voitures aux fenêtres opaques. Cette grande absence met de facto les personnages en marge du reste du monde, et dévide les lieux de leur sens puisque de toute façon peu de bâtiments sont reconnaissables, à l'exception de deux écoles – l'une fermée à cause des vacances, l'autre en ruine et à l'abandon. Puisqu'il n'y a rien, il n'y a rien à faire.
Troisièmement, et c'est autant un nouvel élément qu'une conséquence du reste, chaque dialogue s'étire à l'infini. Certaines conversations nous montrent où elles vont pour ensuite faire le chemin poussivement, par d'infinies circonvolutions ; d'autres n'ont simplement pas de début ou de fin et sont à peine plus que des échanges de phrases aléatoires, qu'on imaginerait aisément écrites par un bot de twitter. Si les dialogues sont probablement de NisiOisin alors que le graphisme est de Shinbo, il faut bien reconnaître une cohérence à mettre en scène des dialogues de pure forme dans un monde de pures formes.
Quatrièmement, et c'est sans doute le plus important, le montage est aussi saccadé et frénétique que l'action traîne. Entre les plans montrant ce qui se passe, en sont intercalés d'autres sans beaucoup de sens – éléments de décor sans vie, textes subliminaux, symboles représentants l'objet futile d'une discussion. Ces derniers sont généralement assez simples, ne demandant qu'à être saisis sur le moment ; Kizumonogatari n'est pas un anime symboliste comme pourrait l'être un Mawaru Penguindrum. Le montage se donne d'ailleurs moins le rôle d'expliquer que de détruire le sens, et il est systématiquement utilisé pour stopper tous les mouvements, couper tous les élans. Un personnage s'enfuit et, sans transition, il se tient immobile sans avoir bougé, comme un bug de la matrice.
Je crois que le style de Kizumonogatari, et tout particulièrement dans le premier film, c'est celui de l'artificialité poussée à bout. Jamais l'anime ne nous laisse croire à lui-même : la ville est improbablement simple et vide, les actions des personnages sont soumises à une sorte d'infiabilité (s'est-il vraiment enfui, puisqu'il est resté immobile ?), les plans sur la mer sont des images live qui brisent la continuité de l'animation, les dialogues s'étirent jusqu'à nous faire douter qu'il y ait vraiment quelque chose entrain de se passer.
Plus provoquant encore, c'est bien un style qui n'est au service de rien d'autre que de lui-même. La dialectique vieillotte du fond et de la forme, à laquelle je ne souscris pas, tombe en échec s'il faut voir Kizumonogatari comme une histoire de vampires, d'amour ou d'amitié (bref sous son jour dramatique) puisque la réalisation met assez de bâtons dans les roues de l'intrigue pour immobiliser trois Tours de France.
On pourrait s'arrêter là et ça m'irait déjà. Ce que construit ce style, c'est une esthétique qui me plaît et me parle, avec ses dialogues vides, ses paysages urbains déserts, cette irréalité assumée de l'intrigue qui laisse la belle part aux images étranges. Une esthétique de la question sans raison d'être, de la vérité moquée, des symboles habituels réduits à une fonction de grigris. J'aimerais aller plus loin et m'aventurer sur un terrain glissant.
Si le style ne parle de rien d'autre que du style, on peut encore en tirer un discours sur l'animation elle-même, plus particulièrement la japanim à destination des otaku. Car ils sont certainement le premier public de NisiOisin ; on retrouve sans surprise une fiction tournant autour d'un personnage central masculin, hétéro, au caractère peu prononcé mais résolument pervers, mystérieusement objet de désir pour les filles qui l'entourent, et à la fois mollement antipathique et enviable en ce qu'il lui arrive toutes sortes de choses cool.
On dit assez que toutes les formes d'art sont faites de conventions arbitraires. De la goutte de sueur qui marque l'embarras à la façon d'agencer plusieurs gros plan pour dynamiser une scène de dialogue, ou encore tout simplement la notion de scène, toute la grammaire de la japanim est un ensemble de conventions qui constituent une sorte de langage. Ce que fait Shinbo avec Kizumonogatari, c'est accompagner chaque convention d'une farce qui la montre pour ce qu'elle est. Voilà Koyomi qui s'enfuit ! Mais il n'est jamais parti ; c'est bien que le premier plan était purement métaphorique, conventionné, pour montrer son rejet, et puis le second plan revient au dialogue qui n'est pas terminé. Plusieurs actions se superposent sans aboutir, si bien que ce qui se passe à l'écran n'est pas toujours clair – car il n'y a pas une vraie suite de faits tangibles à raconter mais juste les aspects d'un récit qui se moquent d'eux-mêmes.
L'anime pour otaku est une farce, au double sens du terme puisqu'il suffit avant tout d'en choisir les ingrédients corrects et de suivre les étapes de la recette. Vampires, harem, disputes, combats, next. Ces ingrédients ont d'ailleurs un goût chimique reconnaissable, révélée par ce style artificiel. Hanekawa est tellement insistante envers un Koyomi tellement antipathique, et ne résiste même pas à ses demandes graveleuses. Oshino est incroyablement puissant mais ne résout rien lui-même. La rencontre sanglante et interminable entre Koyomi et Kiss-shot Acerola-Orion Heart-under-Blade n'est dictée que par la nécessité qu'a le protagoniste de déclencher l'histoire qui devient Kizumonogatari, même si ça n'a aucun sens.
Dans cette lecture, le personnage d'Oshino Meme prend une place particulière. Il est celui qui permet l'intrigue, deus ex machina parfaitement providentiel sans qui Koyomi serait mort une douzaine de fois. Sans Oshino, pas de combats à la suite, pas d'espoir pour les vampires traqués. Il se fait payer pour son travail, mais cet enjeu est encore dérisoire puisqu'il lui arrive d'annuler une dette en un instant. Sa seule préoccupation semblant être le maintien bien flou de "l'équilibre", je lui trouve quelques aspects d'une sorte d'insertion moqueuse d'un auteur fictif dans son propre spectacle, en tant que celui qui crée arbitrairement les conditions d'une histoire et en tisse (ici grossièrement) les fils jusqu'à arriver au résultat voulu. Il survole absolument toutes les étapes-clés de Kizumonogatari et pas grand-chose n'avance sans lui.
C'est bien sûr une analyse périlleuse. D'une part, parce que tous les animes ont quelque chose à dire sur l'animation en général ; cet angle d'attaque est toujours valide, même s'il n'est pas forcément pertinent. J'espère au minimum vous avoir convaincu qu'il y a bien ici quelque chose à en dire. D'autre part parce que je pourrais poursuivre et expliquer tous les défauts de Kizumonogatari comme des erreurs volontaires. La grille de lecture du discours moquant n'a pas d'autre garde-fous que ceux que je m'impose moi-même... mais je ne cherche pas à vous convaincre, seulement à vous exposer ma vision.
Remettons une pièce dans la machine herméneutique. Puisque Kizumonogatari porte un discours sur l'animation, que dit-il sur lui-même ?
Kizumonogatari n'est pas une série radicale, et encore moins subversive. L'intrigue tourne en rond et s'étire encore et encore, mais finit par se résoudre moyennant un ou deux twists convenus. La perversion de Koyomi est moquée mais aboutit à quelques longues scènes qui ressemblent à peu près à des introductions de films pornos, qui se complaisent à laisser Hanekawa dans son rôle d'objet de fantasmes tout en la désignant comme tel. Kizumonogatari donne les clés d'une déconstruction possible, mais ne la met presque jamais à exécution. On pourrait timidement trouver un commentaire fétichiste dans l'amère conclusion choisie par Koyomi, mais c'est bien maigre. Sans hasard, Bakemonogatari a été un gros succès commercial, et j'imagine assez comment le merchandizing NisiOisin a dû recouvrir les murs d'Akiba aux temps des nouvelles sorties. La moquerie est donc bien tendre ; et si les codes révélés de l'anime otaque ne sont pas subvertis, c'est qu'ils sont glorifiés. J'aime cette lettre d'amour vibrante à un sous-genre qu'on peut vouloir regarder pour tel, sans mépris, pour ce qu'il est une sorte d'esthétique du fantasme adolescent poussée à bout ; tout autant que je suis déçu de ne pas trouver une critique des aspects les plus problématiques qu'il porte avec lui, c'est-à-dire son sexisme, qui atteint ici quelques sommets de crasserie.
On pourrait résumer ça en disant que j'ai aimé l'exercice de style mais que je condamne les scènes de cul... mais ce serait un peu facile. Je ne crois pas que l'on puisse séparer le lard et le cochon, et aimer malgré. Quand je regarde un anime, que je lis un livre, que je regarde un film, je cherche une position de spectateur qui me permettra d'apprécier sans jugement ce que je regarde. Si je lance Bakemonogatari, le temps d'une série, je deviens le pire des otaques – de même qu'en regardant des classiques du cinéma nous voulons les évaluer d'un oeil savant, un verre de whiskey à la main. Même si les éléments d'analyse que j'ai développés ici sont bien ceux qui me sont venus pendant le visionnage de Kizumonogatari, je confesse avoir adoré les trois heures passées devant ces films.
Voici donc ma propre lettre d'amour, et la conclusion de cette critique ! En tant que consommateur de toutes sortes de fictions de culture populaire, je trouve satisfaisant de pouvoir choisir par quelle posture j'aborde ce qui m'est donné, plutôt que de chercher à exprimer un point de vue artificiellement unifié. Nous changeons forcément de lunettes lorsque nous passons du visionnage à la critique ; je veux prendre le temps de cette étape, et garder pas trop loin cette paire de rechange qui me sert à chercher encore la naïveté, le plaisir sincère de l'animation. Si j'avais rédigé cette critique comme j'écrivais à l'époque de mon arrivée sur ce forum, j'aurais cherché à expliquer combien la force de Kizumonogatari compense et même justifie ses aspects les plus douteux. Plutôt que de vous refaire ce sandwich, je vous laisse en kit le pain, la salade et le fromage : prenez ce qui vous plait.
Quant à moi, je vais me lancer dans tous les arcs de la série que je n'ai pas encore vus... et, vous vous en doutez déjà, je vais kiffer.