Cela fait quelques années maintenant que l’animation japonaise est saturée de ces histoires de personnages qui se retrouvent transportés dans un monde parallèle, le plus souvent un monde de fantasy et de magie dans lequel le protagoniste, et à travers lui le spectateur, trouve une échappatoire à sa réalité insatisfaisante. Propulsée par le succès commercial, le genre est devenu quasiment synonyme de l’anime moderne au point que beaucoup de spectateurs ne regardent désormais plus que ça. Les producteurs, poussés par une demande intarissable, sont obligés d’aller chercher leurs sources au-delà des mangas et des romans traditionnels et de fouiller dans les recoins sombres de l’Internet, où prolifèrent les œuvres malodorantes issues des esprits les plus tordus.
Mushoku Tensei (La Réincarnation du Chômeur) est une de ces œuvres venues du côté obscur. Publiée sur un site japonais de web-novel vers 2012 où elle a connu un énorme succès, cette fanfiction est considéré comme un précurseur du genre, avant que les corporations ne s’en emparent et en fassent de la soupe pour normies. Il y eut plusieurs projets d’adaptation mais le matériel était considéré comme trop difficile, aussi bien dans le contenu que dans sa construction, pour être transposé dans le moule télévisuel. Jusqu’au jour où un nouveau studio, Bind, décide de frapper un grand coup et de produire cet anime jugé infaisable.
Le personnage principal est un homme d’une trentaine d’années qui depuis son adolescence n’exerce aucune activité autre que de rester chez lui à se palucher sur des contenus pornographiques divers et variés. Expulsé de son logement, errant dans la rue, il trouve la mort dans un malheureux accident de la circulation. Ce n’est toutefois pas la fin de son existence, puisque l’intervention d’un être mystique lui accorde une seconde chance. Notre héros se retrouve réincarné en tant que Rudeus, apprenti magicien dans un monde de donjons et dragons…
Dans un genre surexploité et surexposé, il faut redoubler d’efforts pour se démarquer de la masse ; des efforts que la grande majorité des animes se refusent à faire, ce qui explique le niveau très bas de ces productions. Mushoku Tensei affiche en revanche des ambitions nettement plus élevées. La réalisation est d’un niveau inhabituellement haut pour ce type de série, avec notamment une animation de grande qualité, Les créatures et autres monstres sont dessinés à la main, et on note beaucoup de travail sur les décors et les designs qui rendent un monde de fantasy immersif et intriguant. Mais le vrai coup de génie c’est le choix du réalisateur Manabu Okamoto d’appliquer un filtre grain de pellicule à l’image qui donne un aspect cinématographique à l’anime, qui le différencie visuellement avec le rendu numérique ultra propre et net des animes actuels. L’association de ces divers éléments visuels, ainsi que l’OST toute en mélodies douceâtres, nous mène vers une ambiance rétro-nostalgique typique de certaines séries des années 2000, une illusion de confort et de tranquillité qui contraste avec le propos.
En effet, le point principal de Mushoku Tensei c’est la manière avec laquelle la série aborde la question de la marginalité. C’est un sujet que nous avions déjà abordé avec SSSS.Dynazenon plus tôt cette année, et c’est un élément essentiel à la compréhension de ce qu’est la sous-culture otaku. La série s’intitule La Réincarnation du Chômeur mais il ne faut pas ici comprendre chômeur comme "demandeur d’emploi", mais comme "exclu" et "asocial". Le fait que le roman original soit à l’origine une fanfiction publiée sur le net n’est pas un hasard, c’est une œuvre spécifiquement conçue pour parler à ce genre de personnes, avec un langage qui leur est propre, et en essayant d’éviter la complaisance qui est le grand piège de ce genre d’histoire. Rudeus est un jeune garçon aussi beau qu’intelligent et talentueux qui se retrouve rapidement entouré de jolies filles qui vont le suivre dans ses aventures, mais au fond de lui il demeure cet immonde obèse puceau et frustré qui est mort comme une merde. Plutôt que de cacher cet aspect du personnage, il est régulièrement mis en avant lorsque Rudeus est confronté à sa condition réelle. L’idée n’est pas d’offrir au protagoniste, avatar du spectateur, un moyen de s’échapper de sa réalité et de lui vendre une illusion ; il s’agit plutôt de lui donner l’occasion de repartir de zéro et tenter de faire mieux, quitte à échouer une nouvelle fois.
Plus haut j’expliquais que la série utilise le langage propre à la sous-culture otaku, ce qui se traduit dans la série par une sexualisation extrême qui peut désarçonner un public qui aurait pensé se trouver devant un simple anime de fantasy mignon. Ici le sexe n’est pas simplement évoqué ou mentionné, il est montré et pratiqué, ce qui oriente l’anime vers un public un peu plus âgé que la moyenne et est raccord avec le sujet principal de l’histoire et son héros trentenaire raté et dégueulasse. Une des composantes majeures de la sous-culture otaku c’est la frustration sexuelle, l’idée que l’otaku est incapable par nature de s’insérer dans la société et donc d’avoir des relations "normales" ce qui l’oblige à s’orienter vers les fantasmes, les doujins et leurs perversions diverses. Mushoku Tensei aborde aussi ce sujet, avec un monde qui ne cesse de stimuler l’appétit sexuel de Rudeus, ou plutôt, son avatar réel, sans qu’il ne puisse vraiment obtenir l’objet de ses désirs.
Cet anime est à n’en pas douter une excellente adaptation du matériel original, mais il a également ses limites. Au-delà de ses thèmes et de son personnage principal ambigu, je n’ai pas trouvé l’écriture si aboutie. Le début de la série, qui raconte l’enfance de Rudeus et sa découverte du monde, est particulièrement intéressante et constitue pour moi le meilleur moment de l’histoire. Après cela le scénario avance à coups de gros plotwists avec les personnages qui se retrouvent transportés aux quatre coins de l’univers et forcés de se débrouiller dans un environnement aussi étrange que hostile. Cela aurait pu fonctionner mais les enjeux sont mal définis et les résolutions des différentes péripéties ne sont pas toujours satisfaisantes. L’auteur a clairement bien identifié les tenants et aboutissants thématiques de son histoire, mais en terme de narration cela laisse à désirer ; on ne passe pas de Redo of Healer à Game of Thrones aussi facilement que ça.
Mushoku Tensei est une série plutôt réussie dans l’ensemble, mais ses réelles qualités ne se trouvent pas au premier degré de lecture mais plutôt dans la manière qu’elle a de s’adresser au milieu otaku, aux marginaux et autres dégénérés qui forment le socle de cette culture. C’est une série qui parle à un certain public et qui lui parle bien, et contrairement à une production pourtant plus aboutie comme Dynazenon, elle parvient également à toucher une audience plus large même si c’est involontaire ; comme le font la plupart des animes qui marquent leur époque finalement.