J'ai fini par m'infliger Aoi Bungaku, dans le cadre d'un article que je voulais écrire sur la littérature dans les anime... J'aurais du m'en tenir à GitS SAC et 2nd GIG (pour Salinger et Mishima, pardon, Sylvester, respectivement). Certes, il n'est jamais très prudent, quand on a consacré l'essentiel de ses loisirs à un sujet, de s'exposer comme cela à un tel risque de trahison...
Et puis , qui dit adaptation, même littéraire, ne dit pas forcément massacre: Au temps de Botchan demeure à tous égard un excellent manga, par exemple.
Pour ceux qui ont encore le privilège de l’ignorer, il s'agit d'un anime reprenant quelques un des titres les plus célèbres de la littérature japonaise (Dazai, Sôseki, Akutagawa et Sagakuchi - qui est d'ailleurs bien plus un penseur qu'un écrivain, ce qui rend sa présence assez étrange).
En outre, la prestigieuse maison d'animation Madhouse s'étant chargé de l'animation, et la série ayant reçu une certaine approbation critique, on était en droit d'attendre un rendu, sinon fidèle aux œuvres, au moins de qualité...D'un autre côté, c'est aussi le studio qui a massacré consciencieusement les Marvels, ce qui aurait peut-être dû me mettre la puce à l'oreille quant à leurs talents d'adaptation.
Peut-être que le staff (chaque œuvre est traitée par un réalisateur différent) aurait du également m'inspirer une salutaire prudence. Si on le présente habituellement comme expérimenté et prestigieux, du fait de la présence de certains réalisateurs comme Araki Tetsurô (du bon et du moins bon, Death Note, Guilty Crown, mais aussi l'atterrant Highschool of the Dead), Asaka Morio (idem que son prédécesseur: il a bien été coupable de Chobits!, certes, mais on lui doit aussi Gunslinger girls, et, pour les fans de FF VII, Last Order, le seul fragment de la compilation qui ne soit pas une insulte à l'original) ou même, pour les fan de Shôjo, Nakamura Ryosuke (Nana, une adaptation fidèle du manga éponyme)... On ne doit pas oublier qu'il comprend également de parfaits inconnus, comme Ishitzuka Atsuko et Miya Shigeyuki.
[Un grand merci aux rédacteurs des fiches business pour la rédaction de ce passage]
Si Dazai - qui est un peu le Goethe japonais, très populaire auprès des adolescents emo, d’où sans doute sa place prépondérante dans l’anime, puisqu’il accapare la moitié des épisodes - ou Sagakuchi sont relativement bien traités, malgré des libertés importantes par rapport à leurs œuvres, autant Sôseki, lui, n’échappe pas à un massacre en règle...
On m'expliquera ce qui a pu pousser Madhouse à placer le sort d'un des plus grands écrivains japonais entre les mains d'un type dont la seule réalisation notable reste un anime de Baseball Intergalactique (Buzzer Beater, srsly ?)...
Fort heureusement, c'est Kokoro - l'une des oeuvres les plus emblématiques de Sôseki, mais pas particulièrement ma favorite - qui aura été choisi par les parthes: si le dévolu de Madhouse s'était porté sur "les herbes du chemin", le "Voyageur", ou pire, une œuvre intimiste, comme "Choses dont je me souviens" ou "oreiller d'herbes", je ne sais pas si j'y aurais survécu.
Pour les plus courageux, j'ai bien tenté une autopsie, dérobée aux regards des plus sensibles par ce bouton spoiler:
Pour résumer brièvement les choses, et rendre ce qui suit compréhensible, la dernière partie de Kokoro est la confession d’un vieil homme (« sensei ») qui vient de se suicider à son jeune disciple. Il y dévoile que la raison de son acte est la culpabilité qui l’accable depuis le jour où il a demandé en mariage la jeune femme dont « K », son ami, lui avait pourtant avoué être amoureux.
Que l'auteur n'adapte que la toute fin de Kokoro, passe encore: il est vrai qu'au Japon, elle est considérée comme un segment à part du roman et est parfois étudiée individuellement.
En revanche, si l'idée d'un rashomon (une même histoire racontée de deux points de vues différents, ici, celui de sensei et de K, ce dernier étant un ajout du réalisateur) pouvaient sembler un moyen original de rendre compte de l'incommunicabilité propre à l'oeuvre de l'écrivain, cela finit ici par former bien vite un salmigondis proprement incompréhensible.
Pour l'avoir lu plusieurs fois, complétée par de nombreuses analyses critiques, je connais kokoro en particulier, et le corpus Sôsekien en général, plus ou moins par cœur... Et pourtant, malgré tout, j'ai été totalement incapable de comprendre la logique de l'auteur derrière les divergences entre les deux versions. Pourquoi certains événements sont-ils racontés de manière totalement différente ? Le point de vue de « K », qui n’existe donc pas dans Kokoro, exprime-t-il la culpabilité du narrateur, à la manière d’une sorte de représentation inconsciente ? Seule explication plus ou moins logique à laquelle j’ai fini par parvenir.
En revanche, les incohérences purement formelles –comment se fait-il donc que, dans la partie traitée du point de vue de sensei, l’on assiste à des scènes dont sensei ne *pouvait pas* être témoin ? –elle, sont bien plus facilement explicable par la pure incompétence de la réalisation.
On sera également gratifiés d'une intrigue secondaire totalement gratuite, et absente de l’œuvre, concernant le désir d'émancipation d'Ojo-san (le sujet de désir de sensei et de K). Ce qui, du coup, ferait presque penser à une autre œuvre de Sôseki, le Voyageur, mais rajoute un degré de complexité inutile.
Quant à l’escamotage du suicide de Sensei, qui donne tout son sens au roman –en ce qu’il rétablit la « justice » sociale, le narrateur expiant la trahison de son ami plusieurs années plus tard –on s’interroge encore sur sa justification. Une faille dans l’espace temps apparait comme l’explication les plus probables, à moins que ce passage n’ait été victime du micro-onde de Steins ;Gate (ceux qui l’ont vu saisiront la référence).
Et je passe sur les innombrables autres trahisons, qui paraitraient presque mineures au regard de ce qui précède, mais témoignent tout de même de l’ignorance crasse, ou du vandalisme pervers (m’aurait-on menti, s’agirait-il en fait d’un hentai déguisé ?), du staff. Comme notamment, que K et Ojosan aient une relation charnelle, alors que cela aurait été strictement impensable d’un point de vue de social à l’époque, qu’Ojosan séduise K, alors que rien ne laisse penser une chose pareille dans l’œuvre originale, que K apparaisse mû par un sentiment de possession – « Ojosan est mienne ! » -, ce qui fait très parrain de la mafia, mais pas du tout Sôsekien etc.
Comme quoi, on peut partir animé (no pun intended) des meilleures intentions du monde, prêt à écrire un article somme toute bienveillant envers des initiatives qui raviveraient la flamme littéraire chez les jeunes japonais (je rappelle ici que les seuls auteurs qu’on ait été capable de me citer, y compris au sein de prestigieuses universités, étaient Murakami Haruki et, à la rigueur pour les plus audacieux, Murakami Ryû), et aboutir à l’inévitable conclusion que, décidément, Madhouse et les adaptations, ce n'est vraiment pas ça.
En fait, avec cette histoire de marvel, c'est vraiment la goutte d'eau qui fait déborder l'ikebana: je crois que je vais définitivement inscrire Madhouse dans ma liste noire. Il y rejoindra donc les Studios Pierrot (depuis Tegami Bachi), qui commençaient à se sentir seul.
Et promis, un jour je ferais la critique de Buzzer Beater. Miya Shigeyuki et moi, on a un compte à régler