Personnellement, j'adore écrire. J'ai un blog plein de textes courts. Ça fait presque un an qu'il n'est pas mis un jour, mais
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, en cherchant Silver_lugia), en stand-by depuis un moment parce que je me concentre sur un plus gros projet.
La chambre était grande et luxueusement décorée. Les murs étaient ornés de riches tapisseries dont les formes évoquaient des fleurs. La moquette, douce et duveteuse, recouvrait l'ensemble de la pièce, et rendait chaque pas plus silencieux qu'un flocon de neige. Un grand lustre, tout d'or vêtu, pendait nonchalamment du plafond et apportait à la pièce une lumière que le jour déclinant ne savait plus lui fournir. Dans l'un des murs était encastrée une porte, dont le bois avait reçu avec harmonie dorures et gravures. L'un des murs adjacent avait, quant à lui, reçu le privilège de porter une haute fenêtre, de laquelle on pouvait apercevoir une immense parcelle d'un gigantesque jardin empli de couleurs et de senteurs que l'air du soir semblait libérer. On pouvait également apercevoir une allée de pavés sur laquelle on voyait parfois cahoter des calèches entrant ou sortant de la demeure. La pièce était meublée d'une coiffeuse au miroir étincelant, d'une armoire remplie de robes les plus sublimes les unes que les autres, de meubles divers et variés destinés à porter des objets plus divers et plus variés encore, d'une petite banquette jouxtant la fenêtre, de quelques fauteuils rembourrés, et d'un grand lit à baldaquin sur lequel était assise la jeune princesse, les pieds battant insolemment dans le vide.
« Tu dois vraiment partir ? » demanda-t-elle pour la énième fois.
Elle s'adressait à Gabrielle, sa demoiselle de compagnie, assise sur la banquette à côté de la fenêtre. Ses cheveux d'un brun morne formaient une couronne de tresses au-dessus de sa tête courbée. Gabrielle soupira. Cela faisait des jours que sa maîtresse réitérait cette question.
« Si c'est vraiment ce que vous souhaitez, Mademoiselle, je peux encore annuler mon voyage, mais… »
Ce n'était pas ce que souhaitait Lhéanne. La jeune princesse souhaitait certes garder Gabrielle auprès d'elle, mais savait qu'elle ne pouvait la priver d'un tel voyage. Elle soupira à son tour.
« Ce que je souhaite, Gabrielle, c'est que tes ailes n'aient jamais poussé. Ni les miennes. Nous serions restées des enfants et la question ne se serait même pas posée. Pas besoin de se séparer. Pas besoin de grandir…
- Personne ne peut rester un enfant toute sa vie, Mademoiselle », sourit gentiment Gabrielle.
Lhéanne lui répondit par un nouveau soupir. À quoi servait-il d'être une princesse si l'univers était hors de sa portée ? Elle se laissa tomber en arrière. Son corps rebondit mollement sur le matelas. Ses longs cheveux blonds retombèrent, épars, autour de son visage encore enfantin. Certains jours, Lhéanne aurait souhaité être une jeune fille comme Gabrielle. Une enfant du peuple, qui doit voyager pour se prêter au Jeu des Plumes. Les deux jeunes filles n'auraient pas eu à se séparer.
« Tu sais, insista-t-elle en geignant, si tu restes, je pourrai te payer toutes les plumes que tu voudras. »
Gabrielle sourit tristement. Elle ne reviendrait pas sur sa décision. Ce voyage était très important pour elle, plus encore que l'affection qu'elle avait pour sa maîtresse.
« Mademoiselle, puisque je ne pars que demain, pourquoi ne pas profiter du reste de la soirée ? »
Le ciel était d'un gris automnal. Gabrielle soupira. La douce chaleur de l'été était déjà loin. Elle portait une robe de voyage, brune, simple, en dessous d'un manteau dont l'usure ne la protégerait que bien faiblement du froid. Elle avait rassemblé quelques affaires dans un sac de toile du même brun, auquel elle avait attaché une corde qui lui permettait de le porter en bandoulière. Dedans, quelques vivres, un peu d'argent, et un petit couteau - par simple précaution. Ce n'était pas grand-chose, mais serait amplement suffisant pour parvenir à Brûleciel. Gabrielle observa le chemin qui allait du portail au château, puis se retourna pour le voir continuer et serpenter dans le brouillard du monde extérieur. Des bruits de pas se firent entendre. Ils claquaient sur le pavé et résonnaient dans l'air froid du matin d'automne. La princesse Lhéanne courrait jusqu'au lourd portail métallique qui n'allait pas tarder à emporter son amie. Son souffle court se transformait en vapeur au sortir de sa bouche puis se confondait avec la brume.
« Gabrielle ! » résonna sa voix cristalline.
L'intéressée observa calmement sa maîtresse se rapprocher d'elle. Elle n'osait esquisser le moindre geste. Un seul mouvement, et elle se briserait en mille morceaux telle une poupée de porcelaine. Elle ne pouvait cependant empêcher son corps de trembler. Le froid de la matinée la tenaillait. La princesse la rattrapa.
« Pas question que tu t'en ailles comme ça ! » la gronda-t-elle.
Son air sérieux contrastait avec ses joues d'enfants et lui donnait l'air d'une petite fille se prenant pour plus grande qu'elle n'était. Elle retira son manteau - un beau manteau de fourrure, doux, chaud, confortable - et le posa sur les épaules de Gabrielle.
« Mademoiselle, je vous l'ai déjà dit, je ne veux rien accepter de votre part... bredouilla la jeune fille qui se faisait déjà envelopper par la plus confortable des chaleurs.
- Ce n'est pas un cadeau ! répondit sèchement Lhéanne. Tu représentes ma famille, et je ne veux pas que tu le fasses en guenilles ! Tu es obligée d'accepter, » ajouta-t-elle, un sourire malicieux aux lèvres.
Gabrielle sourit.
« Si tel est votre désir... »
Elle retira son sac en bandoulière et son précédent manteau, enfila ses bras dans les manches du nouveau vêtement et ses ailes dans les fentes prévues à cet effet, puis remit son sac autour de son cou.
« Il te va à ravir ! » s'enthousiasma Lhéanne.
Machinalement, elle croisa les bras. Gabrielle remarqua qu'ils étaient nus et rougis par le froid.
« Mademoiselle ! s'insurgea-t-elle. Vous n'auriez pas dû me donner votre manteau si vous n'aviez rien en dessous !
- Ne t'en fais pas. Je suis une princesse. Mon armoire est remplie de milliers de manteaux plus beaux et plus chauds que celui-ci. Tu peux le garder sans remords.
- Vous feriez mieux de vous dépêcher de rentrer, conseilla la jeune servante.
- Dis, Gabrielle, éluda Lhéanne. Fais-moi une promesse. Lorsque tu seras revenue de ton voyage, tu reviendras travailler ici même, au château, comme ma demoiselle de compagnie, comme si tu n'étais jamais partie. »
Gabrielle sourit. Elle détacha une plume blanche de l'une ses ailes et la tendit à la princesse. Celle-ci fit de même avec une de ses propres plumes. Les deux jeunes filles se les échangèrent et les piquèrent dans leurs ailes.
« Que cette plume noircisse si je romps ma promesse. » récita Gabrielle.
Et le silence s'installa. Les deux jeunes filles se toisèrent, chacun de leurs regards brûlant d'une envie de dire mille et une choses à la fois, de retarder le moment fatidique.
« Vous tremblez de froid, Mademoiselle, dit enfin Gabrielle. Vous devriez rentrer. Je dois m'en aller. »
Et elle fit volte-face, franchissant l'imposant portail noir et foulant du pied une terre qui lui semblait à chaque pas plus hostile. Elle ne se retourna que bien plus tard, pour s'apercevoir que le portail avait été refermé et que la jeune princesse avait disparu.
Gabrielle ne réalisa pas tout de suite ce qui venait de se passer. Elle se contentait d'avancer. Peu à peu, le jour se réchauffait, sans pour autant départir le ciel de son manteau gris. Et Gabrielle avançait. Elle s'aperçut que deux larmes, silencieuses, roulaient sur ses joues, et il lui sembla que l'une d'entre elles était une larme de tristesse - la tristesse d'avoir quitté sa maîtresse, son domicile, son lieu de travail ; sa vie jusqu'à présent. Il lui sembla aussi que la seconde larme était une larme de joie, la joie d'avoir eu le courage d'avancer, la joie d'aller de l'avant et de gagner en autonomie et en indépendance. La joie, enfin, d'entamer un merveilleux voyage. La route de pavés lui réservait bien des surprises. Gabrielle cheminait à travers la campagne. En cette saison, les champs n'étaient que de vastes étendues terreuses, et les chemins étaient piqués d'arbres aux branches dénudées, où subsistaient encore quelques feuilles des plus résistantes. Le vent, qui se faisait de plus en plus froid et mordant à mesure que l'hiver approchait, aurait pourtant raison d'elles un jour ou l'autre. Jusque-là, la route n'avait fait que monter, mais Gabrielle se trouva bientôt au sommet d'une colline, d'où elle put apercevoir la ville de Brûleciel. Brûleciel était l'une des quatre villes majeures du pays. Chacune d'entre elle était associée à une saison et débordait d'activité pendant ces trois mois. Brûleciel était la ville de l'été. Mais c'était aussi la cité la plus proche du château, ce qui lui valait un fort avantage économique. Même en octobre, Gabrielle savait qu'elle y trouverait probablement des rues emplies de monde et grouillantes de vie. Elle avait l'intention d'y faire quelques achats avant de poursuivre son voyage.
Elle s'assit, dos à un arbre, et sortit son repas de son sac. En partant plus tôt, elle aurait pu manger à Brûleciel, mais Gabrielle avait préféré emporter quelques provisions à manger en route pour économiser l'argent qu'elle avait. Elle entama la descente de la colline. Le ciel restait aussi gris que l'air était moite. Cela ne devait faire que deux heures qu'elle marchait, et déjà Gabrielle était lasse de son voyage. Elle ne voyait toujours que les mêmes paysages, baignés d'une lumière grisâtre, sale. Quelques formations d'oiseaux parcouraient le ciel en quête de chaleur. Des cris de corbeaux résonnaient de forêts avoisinantes, et des aboiements graves retentissaient de fermes lointaines. Dans l'un des nombreux champs qui bordaient la route, il y avait un paysan. Seul, courbé, le regard vide.
« Bonjour. » salua poliment Gabrielle.
Le vieux paysan ne répondit pas. D'abord, il sembla ne rien avoir entendu. Puis il tourna vers la jeune voyageuse un regard perçant qui la mit mal à l'aise. Elle détourna les yeux et poursuivit son chemin, sentant la marque du regard du vieil homme fixé sur elle. Un ciel gris pouvait vous rendre le monde bien hostile... Gabrielle détourna son attention de l'environnement qui l'entourait. Elle n'entendit plus le vent souffler sur les dernières feuilles des arbres, ni les corbeaux qui croassaient au-dessus de sa tête. Elle ne vit plus le long chemin de terre battue sur lequel elle faisait route depuis son départ, ni les immenses étendues de terre nue qui servaient de champs au paysage. Elle ne sentit plus la brûlure que lui procurait le regard du vieux paysan, ni la douce douleur qui lui tiraillait peu à peu les jambes. Elle pensa.
Elle pensa à la confortable chaleur du château et du sourire de sa maîtresse, et déjà elle voulait retirer son manteau. Puis elle pensa à la distance qui les séparait et qui s'élargissait à chaque pas, à chaque seconde, et le froid s'insinua dans son corps entier. Elle décida enfin de penser à autre chose. Et Gabrielle pensa à Brûleciel, aux rues bondées, où à chaque pas on se heurtait à des enfants en plein jeu ou à une vieille femme saisie de rhumatismes, où l'on avait les oreilles remplies de cris de marchands lassés de toujours scander les mêmes paroles mais continuant de sourire, mais aussi d'un grondement plus sourd, d'une rumeur, de dizaines de personnes prononçant dans le même temps des mots si différents qu'ils en perdent leur sens avant même d'avoir dits. Et Gabrielle pensa à d'autres choses encore, se plaisant à s'imaginer un voyage idéal, plein de péripéties et d'aventures, comme dans les lourds volumes qu'elle avait pu saisir dans les rayons de la bibliothèque du château avant d'en faire la lecture à sa princesse. Dans ses rêves, des compagnons de voyage, des paysages dépaysants, de bons aubergistes et de malins voleurs se superposaient au ciel gris de cette lourde journée d'octobre.
C'est ainsi que Gabrielle arriva à Brûleciel.
Lhéanne soupira en reposant le lourd volume sur l'étagère de la bibliothèque. C'était inutile. La princesse avait voulu lire l'une de ses histoires préférées. Mais, sans la voix de Gabrielle, les personnages ne prenaient pas vie. Ils ne restaient que des suites de lettres noires, imprimées sur des feuilles de papier jaunies.
Des bruits de pas se firent entendre dans son dos. De très légers sons, menus, ténus. Le bruit de pieds que l'on traînait un peu avant de les décoller du sol. Lhéanne se retourna en esquissant un sourire attendri. Son jeune frère, Théophile, se tenait dans le couloir, tourné vers la porte ouverte de la bibliothèque. Il portait de beaux vêtements d'un bleu appuyé, ornés de motifs dorés, et coupés sur mesure pour sa personne. Ses cheveux étaient du même blond que ceux de sa soeur, mais de légères taches de son ornaient son visage encore joufflu d'enfant.
« Lhéanne ? » interrogea-t-il.
L'intéressée s'approcha de son jeune frère et s'accroupit pour être à sa hauteur.
« C'est bien moi. » sourit-elle.
Bien qu'unis par le sang royal que leur avaient transmis leurs parents, Lhéanne et Théophile se connaissaient à peine. Le château dans lequel ils vivaient était immense, et chaque membre de la famille possédait ses propres quartiers et ses propres domestiques. Les enfants étaient élevés loin de leurs parents et de leurs frères et soeurs, et il ne leur était pas difficile de se croire enfants uniques. Mêmes s'ils avaient connaissance de leurs existences respective, il leur était difficile de se sentir réellement proche.
Mais Lhéanne appréciait Théophile. Elle ne l'avait rencontré qu'une dizaine de fois, peut-être même moins, et ce dernier ne devait se rappeler avoir vu sa grande soeur que trois ou quatre fois. Mais comment pouvait-on ne pas être attendri par son air innocent, ses grands yeux verts dont les paupières battaient sur un monde merveilleux et plein de surprise, là où les adultes, les "grands", ne voyaient plus que misère et désolation ? Théophile rappelait à Lhéanne les années de son enfance, qu'elle regrettait chaque jour davantage d'avoir quittée. Alors, il vint une idée à Lhéanne. Une horrible et merveilleuse idée à la fois.
« Qu'est-ce que tu fais ici ? demanda-t-elle à son petit frère sans se départir du sourire que son visage d'enfant lui procurait. Ce ne sont pas tes appartements.
- Je suis désolé, Lhéanne... bredouilla le jeune garçon. Je suis désolé, je ne voulais pas... Je me suis perdu...
- Allons, allons, le réconforta sa grande soeur en posant ses mains sur ses épaules. Je ne t'en veux pas. Nous allons retrouver tes quartiers, d'accord ? »
Elle se redressa et prit dans sa main celle de son benjamin. Sa toute petite main d'enfant, toute chaude, toute menue, aux doigts potelés. Et ensemble, frère et soeur arpentèrent les couloirs du château.
Théophile ne régnerait pas. Lhéanne non plus. Aucun d'entre eux n'était l'aîné de la fratrie. C'était à Joséphine, la plus âgée, que reviendrait la couronne. Ce n'était pas pour déplaire à Lhéanne. De son sang royal, elle ne conservait que les avantages. Elle vivait dans un grand château, entourée de domestiques, et pouvait obtenir ce qu'elle voulait en claquant des doigts. Si elle avait certes à prendre des leçons, elle n'avait cependant pas à se soucier de gérer les guerres, la politique ou l'économie du pays. Cela lui convenait très bien comme ça. Elle et Théophile avaient été élevés en sachant qu'ils n'étaient pas faits pour régner.
Lhéanne entraîna son jeune frère hors de l'aile ouest du château, où se trouvaient ses appartements. Son aînée Joséphine logeait dans l'aile sud, ses parents se partageaient l'aile nord, qui était la plus vaste, et Théophile vivait dans l'aile est.
« Comment as-tu fait pour te perdre jusque dans l'aile ouest ? s'enquit Lhéanne, par simple curiosité.
- Je jouais à cache-cache avec Léo... » bredouilla l'enfant.
Lhéanne ne chercha pas à savoir qui était Léo. Il était sûrement l'un de ses serviteurs.
« Dans ce cas, dépêchons-nous. Léo doit s'inquiéter. »
Le petit garçon acquiesça en silence. Ils sortirent de l'aile ouest. Ils étaient à présent au-dessus du hall du château. En se penchant par-dessus une barrière aux barreaux finement sculptés, on pouvait apercevoir une vaste pièce où tout n'était que luxe et rares draperies d'un rouge sanguin. Lhéanne connaissait ce paysage. Les yeux fermés, elle aurait pu le peindre avec exactitude. Elle lui accorda un bref regard avant de poursuivre sa route vers l'aile est, la main de Théophile toujours dans la sienne.
« Où se trouve ta chambre ? s'enquit Lhéanne.
- En face. »
Le petit garçon pointa du doigt une porte au bout d'un couloir. Lhéanne l'y conduisit. Elle trouva la chambre de son frère très similaire à la sienne. On y trouvait seulement moins de robes et plus de jouets. Assis sur le lit était un garçon, probablement plus âgé que Théophile, aux cheveux dépeignés et coiffés d'un béret.
« Théo, tu es là ! » s'écria-t-il à la vue du jeune prince. Puis il aperçut sa soeur cadette. « Oh. Princesse Lhéanne... » ajouta-t-il en retirant son béret dans une révérence.
Ce devait être Léo. À en juger par son allure débraillée, il n'était cependant pas un serviteur.
« Qui est-ce ? demanda la princesse à Théophile, jetant à l'inconnu un regard hautain.
- C'est Léo ! s'exclama Théophile. C'est le fils d'un domestique. Il vient parfois jouer avec moi ! »
Toute trace d'anxiété avait disparu de son visage d'angelot. Théophile était devenu un petit garçon souriant et joueur, comme les autres enfants. Lhéanne comprit que ce Léo en était la cause. Elle préféré ne pas s'en préoccuper outre mesure et avisa un livre posé par terre.
« Tu ne devrais pas laisser tes affaires au sol, Théophile. Ce n'est pas digne d'un prince. »
Le petit prince adopta à nouveau son air confus dont les yeux semblaient prêts à libérer des larmes.
« Pardon, Lhéanne... Je pensais qu'un domestique le ramasserait.
- S'il n'y a pas de domestique à proximité, alors il faut faire les choses soi-même. La chambre d'un prince ne doit en aucun cas être désordonnée. » le réprimanda Lhéanne.
Elle jeta un regard à l'ouvrage gisant au sol. Il s'agissait d'un livre de contes de fées. À contrecoeur, Lhéanne commença à se baisser pour le ramasser, puis se ravisa. Elle aperçut Léo, adossé à un mur, observant la scène d'un air mi-ennuyé mi-amusé.
« Toi, intima Lhéanne. Tu es fils de domestique, non ? C'est à toi de le ramasser. »
Le garçon pressa le mur du haut de son dos pour s'en détacher, puis alla ramasser le livre d'un air nonchalant. Avec une courbette, il tendit le livre à la jeune fille.
« Mademoiselle... »
Il insista sur la dernière syllabe à mesure qu'un sourire insolent s'étirait aux commissures de ses lèvres gercées, qui laissaient apercevoir des dents jaunies. Lhéanne attrapa le livre du bout des doigts et l'arracha d'un coup sec aux mains de Léo. Elle n'aimait pas les manières de ce garçon. Mais après tout, il n'avait reçu la même éducation qu'elle et Théophile. Il était normal qu'il n'agisse pas avec élégance et politesse. La pensée de Gabrielle traversa l'esprit de Lhéanne. Dès son arrivée au château, six ans auparavant, alors qu'elle n'était âgée que de sept ans, Gabrielle avait toujours fait preuve d'une extrême politesse envers sa jeune maîtresse, et ce malgré ses origines populaires. Rien n'excusait décidément cet insolent Léo. L'enfant et l'adolescente se toisèrent ainsi, en chiens de faïence, l'une au regard hautain et l'autre au sourire insolent, pendant un long moment. La voix menue de Théophile tira Lhéanne de sa rêverie. Le petit garçon s'était approché de sa soeur et avait saisi le livre de contes de ses petites mains.
« Lhéanne... Puisque tu es là... Est-ce que tu accepterais de me lire une histoire ? »
Il levait vers elle ses grands yeux verts qui, vus de haut, semblaient tristes et suppliants. Cela adoucit aussitôt Lhéanne. Elle alla s'asseoir sur le lit de son petit frère, qui fit de même. Léo guetta l'approbation du jeune prince puis vint également s'asseoir à côté de Lhéanne, lui décochant un sourire narquois. Lhéanne l'ignora et lut. De sa bouche sortirent des princes et des princesses, des fées et des sorcières, des monstres et des chevaliers. Le livre qu'elle avait ramassé était un livre de contes de fées. Lhéanne n'en avait pas lu depuis longtemps. Gabrielle lui faisait habituellement la lecture de romans de cape et d'épée. Et, alors qu'ils sortaient de sa bouche et faisaient briller les yeux des deux garçons, les contes de fées que Lhéanne récitait lui rappelèrent son enfance.
Brûleciel était une ville agitée. Les nombreux passants qui parcouraient ses rues pavées devaient souvent s'écarter pour laisser le passage à une calèche. Gabrielle devina que certaines rues résidentielles étaient plus calmes. Mais elle était entrée dans un quartier marchand. De chaque côté de la rue étaient des échoppes diverses et variées ; au centre de la rue grouillait la foule. Un groupe de femmes s'était rassemblé pour discuter des dernières rumeurs. Elles toisèrent Gabrielle d'un oeil méfiant et cessèrent de parler lorsqu'elle les approcha. Les observant, la jeune fille oublia de regarder devant elle et percuta un homme, envoyant voler son chapeau dans une flaque. L'homme lui jeta un regard plein de ressentiment, puis partit chercher son chapeau en grommelant. Gabrielle s'excusa dans le vide et décida de se concentrer sur le mouvement de ses pieds, espérant se fondre dans la masse. Elle regretta d'avoir cédé à sa maîtresse ; le manteau qu'elle lui avait donné était bien trop voyant et précieux. À chaque corps qu'elle bousculait, chaque main qui l'effleurait, Gabrielle craignait de le voir s'éloigner et de se retrouver sans manteau dans le froid.
Après avoir marché un moment, elle se rendit compte qu'elle ne savait pas où aller. Dans chaque ville suffisamment importante, on pouvait trouver une auberge pour les jeunes en voyage. Le pays était riche. Il avait mis en place un programme spécial pour aider les jeunes voyageurs. Dans chaque ville, ils avaient droit à des rations de nourriture et des nuits à l'auberge gratuites. Ceux qui entamaient tout juste leur voyage recevaient aussi un sac, une carte, et d'autres fournitures de leur choix. Mais Gabrielle ne savait pas où trouver cette auberge.
« Excusez-moi... » commença-t-elle en s'approchant d'un vieil homme.
L'intéressé sursauta à son approche. Il observa son manteau d'un oeil mauvais. Gabrielle s'y agrippa machinalement.
« Savez-vous, continua-t-elle, où je peux trouver l'auberge de jeunesse de la ville ? »
Le vieillard sembla se détendre.
« Suivez le clocher de la cathédrale, indiqua-t-il en désignant une grande croix de son doigt. Une fois à l'église, vous ne pourrez pas la manquer. »
Gabrielle le remercia chaleureusement et s'éloigna. Le vieil homme lui donna une légère tape sur l'aile. Gênée, Gabrielle pressa le pas. Le clocher de la cathédrale dominait les autres bâtiments. Impossible de le perdre de vue. Au fur et à mesure qu'elle s'en approchait, la jeune fille quitta les rues bondées qui l'avaient accueillie. Elle poussa un long soupir, et il lui sembla que c'était la première fois qu'elle respirait depuis longtemps.
Gabrielle ne tarda pas à parvenir devant la cathédrale. Le bâtiment était haut. Il lui sembla plus haut même que le château où vivait la famille royale. De fines sculptures ornaient chaque parcelle de mur. Certaines ne représentaient que des plantes aux longues tiges ondulées, mais d'autres représentaient des saints et des anges. La cathédrale n'avait gardé que la couleur de sa pierre, sauf en certains endroits ; les ailes des anges et des saints étaient peintes pour chacun puisse contempler leur blancheur immaculée. Gabrielle ne put s'empêcher de regarder ses propres ailes, ornées de plumes noires ou grises. Elle se sentit sale, souillée. Elle ne pouvait qu'envier les anges pour les ailes blanches et pures. Ces êtres étaient parfaits. Ils n'avaient pas à se soucier d'êtres pleins de défauts, puisqu'ils n'en avaient aucun. Ils n'avaient pas non plus, songea Gabrielle, à voyager seuls sous le ciel gris et froid de l'automne.
Les lourdes portes de bois de la cathédrale étaient ouvertes. Se sentant toujours souillée, Gabrielle entra.
Il ne faisait guère plus chaud à l'intérieur du grand bâtiment. Son haut plafond voûté était lui aussi décoré d'ornements. En son centre, une colombe affrontait un corbeau. Le sol du centre de la cathédrale était rouge, comme pour symboliser le sang perdu par le corbeau. Dans les murs étaient percées de hautes fenêtres voûtées et ornées de vitraux pleins de couleurs. Mais la lumière grisâtre d'octobre ne leur faisait projeter au sol que de pâles taches de vie. Des rangées de bancs de bois étaient disposées uniformément dans la nef. Quelques personnes y étaient assises, les mains jointes, la tête courbée et les yeux clos. Tout au bout de la salle était une statue de Lio, agenouillée devant ses ailes tombées Une expression de douleur et d'horreur intense sur le visage. Le sculpteur était allé jusqu'à représenter les larmes de l'Enfant aux Colombes coulant sur ses tristes joues de pierre.
Un jour, un pêcheur, sortant de chez lui, eut la chance d'apercevoir l'envol d'une nuée de colombes. Les oiseaux laissèrent derrière eux un nouveau-né, drapé d'un linge d'une blancheur si pure qu'il en éblouit le pêcheur. L'enfant pleurait. Si l'homme avait pris la nuée de colombes pour un bon présage, ce furent les pleurs de l'enfant qui le décidèrent à s'en occuper. Il s'occupa de Lio et s'en occupa comme s'il s'agissait de sa propre fille. Les habitants du village la surnommèrent "Enfant aux Colombes". La jeune Lio faisait preuve d'une étonnante bonté ; jamais elle ne proféra d'insultes ou ne maltraita un animal comme le faisaient de nombreux enfants de son âge. Lio ne pleura ni ne hurla lorsque ses ailes percèrent son dos, l'heure de sa maturité étant venue. Chacune de ses plumes étant d'une blancheur éclatante. Bientôt, les habitants du village vinrent lui tenir compagnie, espérant bénéficier de la pureté qui irradiait de la jeune fille. Lio décida alors de faire profiter de cette pureté aux autres habitants du pays. Le jour de son départ, elle prononça ces mots devant le pêcheur qui l'avait recueillie :
« Mon très cher père, vous m'avez accueillie dans votre humble maison alors que vous ignoriez tout de moi, et vous avez fait de moi celle que je suis à présent. Je ne cesserai jamais de vous être reconnaissante et de vous aimer comme une fille aime son père. Prenez ceci en signe de la reconnaissance et de l'amour que j'ai pour vous. »
À ces mots, elle détacha l'une de ses précieuses plumes blanche et la remit au pêcheur. Puis elle se mit en route. Au cours de son voyage, elle rencontra de nombreuses personnes, auxquelles elle enseigna l'art de la bonté. Jamais Lio ne cessa de voyager. Lorsqu'elle repassait par son village natal, le pêcheur était le premier homme qu'elle venait saluer. Lio laissait derrière elles des personnes heureuses d'avoir pu la côtoyer, mais aussi des envieux, jaloux de la blancheur de ses ailes. Trop nombreux furent ceux qui, incapables d'accueillir en leur coeur les enseignements de Lio, y laissèrent croître une haine qui s'empara bientôt de tout leur être.
Un jour, Lio tomba malade. Apprenant l'état de sa fille adoptive, le pêcheur accourut à son chevet. Aucun médecin ne fut capable de trouver de quel mal elle était atteinte. Lio leur dit :
« Ce qui m'atteint n'est pas un mal. J'ai vécu et rempli ma mission. À présent, le Ciel m'appelle à Lui, et pour que mes ailes puissent m'y guider, je dois abandonner ce corps. Ne me pleurez pas, car je vous regarderai toujours de là-haut. Vous, vos enfants, vos petits-enfants, et tous vos descendants. »
Les paroles de Lio, que pas même la mort n'effrayait, touchèrent ses fidèles en plein coeur. Comme elle l'avait demandé, on ne la pleura pas, mais on se réjouit, car on avait la certitude que ses puissantes ailes blanches la guideraient au Paradis. Le jour où une nuée de colombes se posa tout autour de la maison où elle séjournait, on comprit que Lio ne tarderait pas à pousser son dernier soupir. Mais les envieux ne voulaient pas que Lio accède au Paradis. Ils se rendirent auprès de l'Enfant aux Colombes et lui arrachèrent les ailes. La douleur - physique, car on lui arrachait une partie de son corps, mais aussi morale, car elle avait engendré une haine telle qu'elle n'avait pu en mesurer l'importance - arracha à Lio un dernier hurlement. Une horde de corbeaux vint alors chasser les colombes. Les oiseaux pénétrèrent dans la maison, et ils étaient si nombreux qu'on ne put plus distinguer que des battements d'ailes noires en tous sens. Lorsqu'ils s'en allèrent, Lio n'était plus là. Les envieux avaient aussi disparu, ne laissant qu'une traînée de plumes noires derrière eux.
Telle était la triste histoire de Lio, l'Enfant aux Colombes.
« Pardonnez la noirceur de mes ailes, pria Gabrielle à voix basse, et laissez-moi prendre votre blancheur éclatante comme modèle pour mon âme. »
Une fois recueillie, Gabrielle quitta le lieu sacré. Elle laissa tomber quelques pièces dans l'urne de pierre se trouvant à la sortie. Il était important de respecter ceux qui se consacraient à la religion.
Cet extrait constitue le prologue et le début du premier chapitre. Je compte y changer quelques trucs, et notamment mieux y expliquer un élément que je ne suis pas sûre d'avoir rendu très compréhensible :