Merci d'avoir pris le temps de lire, dregastar.
Je suis bien d'accord avec toi quand tu dis qu'il serait nécessaire de simplifier/fluidifier le récit. C'est épais, maladroit et finalement un peu confus. Après, ce n'est que le début du conte, qui comme tu le vois est terriblement classique. Toutefois, le texte a vocation de faire sourire, et cela se sent bien davantage dans la suite, maintenant que la base du récit est posée.
En relisant, je me suis rappelé des quelques contraintes sous lesquelles j'ai dû rédiger.
A savoir l'apparition d'une créature merveilleuse, d'un objet magique, de la possibilités d'émettre un voeu, et finalement de placer une morale à la fin de l'histoire. Ce dernier point est très maladroitement exécuté d'ailleurs... au fil de l'écriture, j'avais totalement oublié qu'il me faudrait conclure ainsi.
Puisque j'en ai l'occasion, je vous met l'entièreté du récit, en trois parties (au cas où vous vous sentez suffisamment vaillant pour avaler tout ça).
Il était une fois une grenouille. Ou plutôt, un vilain petit crapaud bulbeux. Cet amphibien aux yeux jaunes globuleux, à la peau huileuse marbrée de vert et de noir, vivait dans un antique marécage. Le monde autour de lui n’était que fanges, mouches bourdonnantes et libellules bruyantes, eaux croupies et algues odorantes. C’était un endroit paisible où le temps semblait s’être arrêté. Le silence profond qui y régnait n’était troublé que du discret gargouillis de brassées de bulles visqueuses, air remontant à la surface de la mare avec comme des bruits et parfums de pet. Le crapaud, qui souvent disait s’appeler Bubup, ne se lassait guère d’assister à cette valse harmonieuse qu’offraient ces discrets geysers de méthane naturel. Il y trouvait même une certaine poésie.
Néanmoins, ces dernières années, avec les pustules s’accumulant sur le renflement de son crâne, naissait chez Bubup la mélancolie. Le marais et ses beautés, ses arbres distordus aux faces lépreuses, ses tourbières léchées de brumes indolentes et l’immensité flasque de son ciel indigo n’éveillaient plus chez le batracien l’euphorie de son jeune temps. Son cœur était las. Le calme du marécage lui était devenu d’un profond ennui.
Un jour où il dérivait perché sur un morceau de bois flotté, voyageant au gré des rares fluctuations de l’eau stagnante, le crapaud assista à un curieux évènement. Des souches d’arbre, creuses et difformes comme celle où il était juché, refluaient par dizaines en sa direction. Ces morceaux de bois morts paraissaient prendre la fuite, s’entrechoquant dans la lente course d’une rivière boueuse, parfois même, émergeant à son bord, leur désir de fuite si impérieux qu’ils leur poussaient quatre pattes épaisses et une longue queue écailleuse. Quand il prit à sa piteuse monture ces mêmes fantaisies, Bubup, avec ce flegme qui lui était maintenant coutumier, rejoignit la rive d’un bond à l’élégance rare. Comme toutes les créatures des tourbières environnantes, le crapaud avait entendu les bruits qui couraient sur le Lac Bouillonnant qui s’épanouissait au centre des marécages. Il se racontait qu’y résidait un vieux dragon millénaire, un gardien séculaire qui depuis toujours veillait sur le marais et sur ses enfants. Que la légende fut vraie ou non, la raison indiquait au batracien raisonnable de garder ses distances avec ce lieu où l’eau bouillait avec suffisamment de force pour lui frire ses cuisses de grenouille, et où rôdait probablement une créature plus grosse et terrible que le plus méchant des serpents, ses éternels prédateurs.
Toutefois, ce jour-ci, Bubup n’était pas un batracien raisonnable. Le sautillement guilleret, il s’enfonça dans les méandres tortueux de la forêt embourbée qui cerclait le Lac Bouillonnant. Peut-être y trouverait-il enfin matière à échapper à son mortel ennui.
A mesure de sa progression, le crapaud constata distraitement les modifications du paysage. L’eau s’éclaircissait, diluait la boue pour tendre vers un gris perle délicat. Les arbres, aux dos noueux d’ordinaire, tâchaient de se tenir droit, comme en signe de respect envers l’entité séculaire qui reposait dans les profondeurs. Parvenu sur la rive du lac, fleurant d’un fort parfum d’algues cuites et de racines bouillies, Bubup projeta son regard jaunâtre vers le centre de la pièce d’eau. Il semblait y éclore de larges brassées de bulles, se dessinant et s’arrangeant à la manière de bouquets bouillonnants. Pour une étrange raison, le reliquat d’arbres morts, la couche lichéneuse recouvrant la surface de l’onde et d’autres débris végétaux semblaient comme attirés par son centre, ils s’y pressaient, hypnotisés et mus par un frêle courant tourbillonnant. Le Lac Bouillonnant, son ventre ridé de douces spirales, leur lançait comme un appel.
Bubup y répondit lui-aussi, bondissant sans hésiter sur une souche bouillie. La température de l’eau se transmettait au bois, ainsi qu’à ses petits doigts palmés, forçant le crapaud à gigoter maladroitement afin d’échapper à la chaleur de son navire qui se transformait en véritable plaque de cuisson. Il assista ainsi à l’émersion d’une grande silhouette, plus sombre encore que l’écorce torturée des arbres du marécage et bien plus vaste que le plus large d’entres-eux. Ce corps d’ombres titanesques s’esquissait avec lenteur, prenant vaguement la forme d’un valeureux crapaud –ce que Bubup nota avec beaucoup de fierté- mais en plus aplati, plus étiré… et peut-être plus gracieux. Mais pas forcément, songeait ce même Bubup.
Du puissant massif de ténèbres s’étant arraché aux profondeurs bouillonnantes, percèrent deux yeux, vastes flaques de lumière blanche qui inondèrent de leur éclat le brave batracien à la dérive, gigotant avec ardeur sur le bois flotté trop chaud. Seule créature face à l’immensité du gardien, Bubup se sentit faible et solitaire, chanceux aussi, car cette rencontre avec le dragon des légendes ne frappait son cœur d’aucune frayeur. Partout autour de lui, dans l’air tiède et moite des marais, il lui semblait sentir la bienveillance de ce protecteur séculaire, même à l’égard du plus modeste des crapauds.
« Sous l’onde bouillonnante où je plonge,
Longtemps dans le rêve, j’ai erré.
Au sortir de mes songes,
Qui vient donc assister ? »
Le timbre de voix était chaud, empreint d’une extrême douceur. Merveilleusement, il ne sembla provenir d’aucune source distincte, paraissait tant monter de la terre que bouillonner dans l’onde du lac, virevolter dans l’air humide et siffler au travers du faîte des arbres. Pris de court par sa majesté, l’humble crapaud laissa lui échapper un petit rot d’ébahissement.
- Bubup.
Oups… pardon.
« Soit, Bubup, mais s’il te faut me parler,
En rimes, fais l’effort de deviser.
Les strophes non versifiées,
Me donnent envie de te croquer.
Tes frères, mes enfants,
Quand j’émerge, filent séant.
Par quel dessein singulier,
Ta venue est-elle motivée ?»
- Grand seigneur de la souche bouillie,
Si je viens te déranger, c’est que je m’ennuie.
Le marais, par trop serein,
A lassé votre amphibien.
Les mouches, oui, y sont molles à souhait,
Mais du monde, j’aimerai profiter !
Je voudrais voir, hors des marais,
Quel genre de vie, il faut mener.
Avoir de l’aventure, et d’autres tourments,
Que de toujours fuir les serpents.
Vous seigneur, qui dans l’eau chaude, bouillez,
Du modeste crapaud, exauceriez-vous le souhait ?
« Ta prière est entendue,
Du monde, tu auras l’aperçu.
Mais il m’est chagrin de t’y voir aventurer,
En petit amphibien, tu serais bien mal paré.
Je te donnerai forme adéquate,
Et le moyen de nous revenir,
Si tu ne trouves, loin de l’air moite,
L’aventure dont tu veux te saisir. »
Un soupir profond quitta les naseaux du dragon enténébré, se condensant aussitôt en myriades de langues de brume, qui dans d’élégantes virevoltes, enveloppèrent le petit crapaud. Cerné d’un tourbillon de vapeur blanche, Bubup sentit la souche tiédir, et son épiderme pustuleux le démanger. Un vent puissant, environné d’un grand voile de buée lactescent, le propulsa hors du Lac Bouillonnant, l’élevant dans les airs avec douceur mais fermeté, et sur lequel il navigua, ondoyant avec légèreté entre les arbres tordus et grimaçants. Le souffle zéphyrien du gardien le rejeta tendrement à la lisière des marais, comme une vague paisible dépose sur le sable un coquillage, puis s’en retourne vers les profondeurs océanes.
Allongé sur le sol, la joue caressée du tapis d’herbes folles enveloppant la plaine, Bubup promena sur le monde un regard étourdi. Le ciel était bleu et lointain, libre et vaste, si différent des portions d’indigo peintes sur la voûte des marais… L’air et la terre étaient secs, chauds, mais pas étouffants, et il n’y avait ni arbres, ni eaux. Juste une mer d’herbes ocre, fluant et refluant au rythme des rafales rafraîchissantes qui secouaient la campagne. Prenant appui sur les paumes de ses mains, gantées de noir, Bubup se mit à genoux, puis se redressa. Il épousseta sur son vêtement les taches qu’y avaient laissées la terre, et se mit à sautiller maladroitement, sans destination précise, juste… vers l’horizon.
Le visage d’un homme bouffi, au teint olivâtre, lui renvoyait un regard jaune sale. C’était un être carré, massif, vêtu d’un pourpoint amarante et de larges braies, vertes et fripées. Sur ses poings noueux et jusqu’à ses coudes en équerres, remontaient de grands gants de velours noir. Un vilaine langue violacée pendait sur ses lèvres gercées, et s’étirait spasmodiquement dans un claquement élastique, cherchant à harponner une petite mouche rainurée d’argent, bourdonnant au-dessus de la mare où Bubup contemplait son reflet. Au ceinturon de cuir ceignant ses hanches, étaient passées une épée longue et une corne de brume, sculptée du bois noir disgracieux des marécages. L’homme-crapaud songea que ce dernier instrument était sûrement le moyen de s’en revenir à la tourbière qu’avait évoqué le gardien. Depuis sa métamorphose, d’autres connaissances lui étaient parvenues, de manière parfaitement innée. Par exemple, il savait, mu par ses purs et nouveaux instincts humains, ce qui lui arriverait en prenant la liberté de satisfaire ses besoins naturels sans d’abord ôter ses braies. En gros, il avait désormais acquis le bagage mental nécessaire à tout bon voyageur de sexe masculin, et à cette pensée, il bombait le torse fièrement.
Ayant achevé de se mirer dans la nappe d’eau claire où le soleil semait des diamants, Bubup revint au petit chemin de terre battue qui sillonnait les vastes plaines, y faisant claquer le haut-talon de ses bottes de cuir sombre.
Sur la route de l’aventure, l’enfant des marais fit bientôt sa première rencontre. Deux grands gaillards aux mines patibulaires y menaçaient de la pointe d’un couteau une petite campagnarde engoncée dans sa robe de lin rose. Bubup songea non sans stupeur qu’il s’agissait là probablement de ces « bandits de grands chemins » dont parlaient les histoires. Affinant ses sens amphibiens pour percevoir la teneur de leur échange, Bubup se rapprocha discrètement, la main posée sur la garde de son arme. Le petit bond de rainette qu’il fit vers un buisson touffu sembla passer relativement inaperçu. Les bougres avaient d’autres crapauds à fouetter.
Comprenant qu’ils exigeaient de la demoiselle un renoncement immanent de ses biens de valeur et de l’ensemble de sa petite monnaie, l’homme-crapaud décida d’intervenir. S’extirpant de sa cachette, Bubup dégaina d’un geste leste une épée qui s’élança aussitôt dans les airs. Peu habitué à ses doigts déliés et incapable d’imprimer suffisamment de force à chacun d’eux, il contempla stupéfait son arme, qui dans un bruyant tourbillon argentin, frondait vers le groupe de bandits.
Le projectile virevoltant perdit de sa force avant d’atteindre sa cible et crapahuta lourdement dans l’herbe ocre, se précipitant à la rencontre de la tête d’un lapin-mignon de passage qu’il sectionna net, dans un bruissement soyeux. Le crâne du pauvre animal s’éleva élégamment dans les airs, y dessinant de belles arabesques vermeilles, et acheva son vol-plané en roulant mollement aux pieds de la petite campagnarde, l’éclaboussant toute entière de ses fluides vitaux. Le regard vide et sanglant du lapin, la chaleur de l’hémoglobine, rouge et gluante, dégoulinant sur sa belle robe rose, arrachèrent à la demoiselle un cri de frayeur hystérique. Elle tomba à genoux pour sangloter, frissonnante, en se prenant le visage dans les mains.
Psychologiquement très touchée, elle accéda sans plus de résistance à la requête de ses tourmenteurs, qui s’en vinrent aussitôt vers l’homme-crapaud. Dûment impressionnés par ces techniques d’intimidation avant-gardistes, les fripouilles enjoignirent Bubup à rejoindre leur bande.
***
Un rien de temps plus tard, dans une forteresse délabrée agrippée aux flancs noirs de la Montagne du Chagrin, se tenait la grande fête d’investiture du Seigneur à l’Œil-Sale, suzerain implacable des petits villages parsemant les vastes plaines ocrées, maître unificateur des groupuscules de brigands terrorisant la contrée. Du fait de sa gorge olivâtre et pansue, des rots intermittents témoignant de ses problèmes gastriques, on lui donnait le nom de Sieur Bubup, coupable de plus d’infamies que l’on trouve de pustules sur le crâne d’un crapaud. A genoux devant son trône, taillé des ossements macabres de centaines d’innocents lapins, s’étalaient sur la moquette pourpre ses milliers de séides, le front bas et affichant un air méprisable très travaillé.
Aux côtés du Seigneur Œil-Sale, une vermine d’un nouveau genre se répandait, s’approchant insidieusement du maître pour emplir son oreille de conseils fielleux quant à la manière de gérer les villages sous sa juridiction. On appelait ces vilains, des fonctionnaires, et leur babil médisant, rempli de chiffres, de ratios, de proratas, et d’autres valeurs de calculs complexes destinés à améliorer la rentabilité du secteur brigandage, vrillaient les tympans cireux de Sieur Bubup.
Parfois, entre deux puissantes déflagrations de postillons venues de ses conseillers, parlant trop près et avec bien trop d’énergie, l’homme-crapaud se demandait comment les choses en étaient arrivées là. N’avait-il pas voulu secourir la fermière ? Il ne s’en souvenait guère plus. Les évènements s’étaient bousculés, avec une telle promptitude ! Rien de sa paisible existence aux marais ne l’avait préparé à l’empressement fiévreux du monde humain.
Pour ainsi dire, Bubup se sentait fatigué par toute cette agitation, par toutes ces paroles alambiquées qu’il ne comprenait pas, mais aussi par la pénurie de grosses mouches bourdonnantes, si haut dans les montagnes. Baissant ses yeux jaunes et globuleux sur son ceinturon, le regard las, le Seigneur Œil-Sale, dégaina sa corne de brume.
Aucun son ne quitta la gueule de l’instrument, qui à mesure que Bubup gonflait ses joues cramoisies par l’effort, crachait comme un large serpent de brume, tournicotant avec paresse dans l’air et s’enroulant dans ses anneaux nébuleux. L’animal grossit jusqu’à caresser les poutres de la salle du trône, fut bientôt une silhouette blanche monstrueuse, ayant quelque allure du puissant gardien des marais. Devant ses adeptes tétanisés et figeant ses fonctionnaires entre deux brassées de postillons, le Seigneur Œil-Sale déclama.
- Bubup.
Il y a quelqu’un… ?
La créature vaporeuse parut rudement claquer des mâchoires, le bruit mat de l’ivoire entrechoquant l’ivoire se répercutant dans toute la salle. Cette clameur soulagea les vessies et humidifia le lin rêche des pantalons. Bubup lui-même en eut soudainement la gorge toute sèche. Ainsi, quand le gardien prit la parole de sa voix, grave et éthérée, l’homme-crapaud acquiesça avec fébrilité.
« Si en rimes,
Tu ne t’exprimes,
A mes instincts tu va rappeler,
Que tu parais bien grassouillet…
Par mégarde, je pourrais te croquer,
Sois poète, si tu veux l’éviter.
Et maintenant, enfant prodigue,
Quelle est cette nouvelle intrigue ?
En aurais-tu vu assez ?
Souhaites-tu enfin rentrer ? »
- Gardien de pâle fumerole,
Être Humain, quelle faribole !
Toujours on s’active, toujours on remue !
Le rythme est bien trop soutenu !
Du monde, je voulais un aperçu,
Mais ce dynamisme ambiant me tue !
Si seulement j’étais, à votre image,
Avec ces taille et force,
Qui sont votre apanage,
La vie me serait moins atroce !
« Soit, si tel est ton désir,
Une fois encore, je vais l’accomplir. »
La brume torsada quand tombèrent les échos des derniers mots du dragon. Dans une vrille de blancheur, duveteuse et immaculée, elle embrassa le Sieur Bubup, pénétrant les pores de sa peau olivâtre en virevoltant à la manière d’une puissante tornade. Les trombes de brumes opaques soulevèrent les séides de terre, les firent tourbillonner, s’entrechoquer, s’écraser contre les murs avec de petits bruits très mous. Un véritable typhon s’emparait soudain de la salle du trône, couvrant les hurlements apeurés des brigands du rugissement formidable de ses grandes vagues d’écume brumeuse.
Gonflé par la déferlante, l’homme-crapaud se sentit enfler avec démesure, mais aussi saisi d’un intense ballonnement. Ses vêtements explosèrent comme son corps distordu bouffissait, prenant bientôt l’apparence –sous le voile de brouillard- d’une grosse boule pourvue de deux larges cuisses de grenouille. Un coassement titanesque ébranla la salle du trône, et l’ombre, gigantesque et mystérieuse, se mit à sautiller, détruisant les murs avec un fracas du tonnerre, écroulant le plancher –tout juste repeint !- sous sa masse formidable, se débattant sous les débris et les moellons de pierre maçonnée qu’elle démolissait presque par mégarde. Bubup se sentit plonger, fracasser puis plonger encore, dans une longue chute aux étonnants accents d’éternité… qui s’acheva cul-par-dessus-tête dans un bruit flasque et monumental. Qui sonna creux.
Le vide et le repos. Une sensation de paix oubliée jusqu’à alors. Bubup songeait à ses marais, ses eaux grumeleuses et sereines, ses moucherons croquants et savoureux, les abris douillets et ombreux qu’il gagnait pour échapper aux serpents… Le crapaud se sentait comme emmitouflé dans un grand manteau de vase tiède. Cette moiteur, cette brume qui engourdissait ses sens, cette paresse qu’il sentait l’étreindre… tout cela lui laissait une impression délectable. Et pourtant, cette couverture, tant chimérique que visqueuse, se déchirait cruellement à mesure qu’il reprenait ses esprits.
Des voix humaines résonnaient, déformées par les parois d’un antre labyrinthique et caverneux. Les paroles filaient, tout près de lui ; clamées avec ferveur, elles emplissaient les ténèbres, les faisaient frémir. La vision encore brouillée, tremblotante, Bubup papillonna de ses gros yeux jaunes globuleux. Il se trouvait encastré dans le roc, à l’intérieur d’une grotte aux parois bosselées. La douleur était tel un maillet s’abattant sur le renflement de son crâne. La chute avait causée bien des dégâts, et semblait d’ailleurs l’avoir estourbi durant une éternité. Un voile de poussière blanchâtre recouvrait son épiderme, nappait également le sol nu et rocailleux. L’obscurité paraissait avoir refermée ses mâchoires sur l’antre, néanmoins, son regard s’habituant à la pénombre, Bubip distingua devant lui huit petites lumières, disposées de manière à composer une étoile. Ces timides lueurs effleuraient de nombreuses silhouettes, emmitouflées dans des robes encapuchonnées, tissées de velours ténébreux.
Etaient-ce des hommes ainsi vêtus ? Le crapaud le pensait. Le gardien avait donc tenu parole… ils lui paraissaient minuscules ! Ainsi maculé de poussière, immobile dans la roche, peut-être le rassemblement le prenait-il pour un genre de statue… Son ouïe se réhabituant finalement aux piaillements ridicules qu’était le langage humain, Bubup comprit les derniers mots de la confuse litanie qu’ils psalmodiaient tous en chœur.
- …nous t’en conjurons. Ô Ludo’ouille ! Dieu des morts subites salissantes et des jeux de société, réponds à notre appel !
Les huit bougies furent soufflées. Dans les ténèbres naissantes, se fit entendre un cri, comme un petit glapissement, rien de très concret, mais pour le gros crapaud cela ressemblait bel et bien à un « Ouille ! » contrarié, vindicatif. Comme quand on se cogne le gros orteil au coin de la table du salon. A l’une des branches de l’octogone, apparut une petite langue de liquide rouge, se tortillant à la manière d’un ver de terre. Le lombric s’étira brusquement pour devenir serpent, puis s’étendit, enfla, jaillissant dans un soudain geyser cramoisi. Du fluide, cascadant dans les airs, sans aucune considération pour la gravité, se dégageait comme de la lumière, un éclat sanglant qui déchirait l’obscurité. Les sectaires s’affolèrent, et sous le regard étonné et morose de Bubup, les petits hommes s’écroulèrent les uns après les autres, poussant un « Ouille ! » douloureux et contrit avant que ne jaillisse de leurs orifices de larges flots de sang lumineux. La kyrielle de torrents vermeils se fondirent en un seul fleuve, illuminant l’antre ténébreux, dessinèrent de large anneaux, une gueule reptilienne allongée ainsi que deux vicieux crochets dentelés. Un cobra, ses écailles nimbées d’écarlate, son ventre couleur de nacre, rivait soudainement ses yeux amarante sur le valeureux crapaud, se débattant piteusement pour extirper sa moitié inférieure du sol pierreux.
Le présumé Ludo’ouille se coula près du pauvre Bubup, son derme ruisselant illuminait la salle d’un profond éclat rubis.
Voyager si loin ! Devenir si gros ! Tout ça pour encore et toujours se confronter aux serpents ! Le crapaud titanesque était tétanisé, tremblait de terreur, tout entier dégoulinant d’une sueur grasse et huileuse, très odorante. Le pauvre Bubup qui s’attendait à être croqué d’un instant à l’autre, fut néanmoins surprit d’entendre son prédateur s’adresser à lui.
« Je ssssuis le ssssaigneur impitoyable, le faucheur écarlate… Celui qui tranche et s’abreuve, le maître du divertisssssement fesssstif ssssociétal… Le grand Ludo’ouille ! »
Le maître du divertissement festif sociétal… ? Le crapaud, frémissant de plus belle, laissa lui échapper un rot sonore. L’effroi maltraitait son système gastrique.
- BUBUP… !
Oups… pardon.
« Missssérable amphibien… devrais-je te sssssaigner à mon gré… ? Ou bien, plus cruellement encore… te défier d’éprouver les plus terribles de mes tourments… ? Choissssis quel ssssera ton dessstin, crapaud… ! La mort ou le jeu barbare, impitoyable, foudroyant… ! »
La première option ne laissant guère planer de doute sur son sort, Bubup sélectionna la seconde proposition. Aussitôt, la pierre autour d’eux se morcela, le mur se découpant en larges rectangles réguliers, s’abattant sur le sol devant les joueurs avec comme des bruits de roulement de tonnerre ! Les roches taillées s’ornèrent d’un nombre de points rouges défini entre zéro et six, d’une ligne centrale les séparant en deux, et Ludo’ouille éclata d’un rire ruisselant, déversant sur le sol une grande flaque de sang.
« Maintenant… Sssshahahahaha ! Jouons aux Dominos… ! » Annonça avec cruauté le dieu cobra.
Le regard de Bubup fut transformé. Une force soudaine emplissait l’ambre de ses iris. La peur s’y était comme cristallisée en courage. Un sourire torve étira sa face de crapaud. Dans les marais… nul n’ignorait ses talents de joueur de Dominos. Se saisissant de sa main d’un geste leste, l’amphibien opta pour la stratégie du « Six Privatif ». Ayant une majorité de dominos à six points, il devait pouvoir créer une situation bloquante où ces valeurs seraient nécessaires, s’assurant ainsi une certaine mainmise sur la situation. La surface du lac sanglant explosa quand il joua son premier coup, déclenchant le début des hostilités.
Les rectangles de pierre dessinèrent un chemin abrupt, tout en angles litigieux, chaque joueur façonnant la route des Dominos avec cette foi et cette vaillance dont on façonne son destin. Les pièces martelaient le sol, soulevaient poussières et éclats rocailleux. Ce déchaînement minéral paraissait faire vibrer la terre, une véritable tempête déchaînait sa fureur dans l’antre de lumière écarlate. Les mouvements du batracien et du serpent devinrent flous, empreints de grâce et de puissance, générant par la friction de l’air une chaleur telle que la pierre vint à fondre lentement.
Les choses se passaient bien. Les techniques de jeu de Bubup rendaient à son rival la tâche difficile. Ludo’ouille n’en revenait d’ailleurs pas. Le « Six Privatif », « L’Estocade Double-Zéro », « L’Alternance Deux-Cinq », « La Morsure du Singe Bleu », « L’Eclair Polyvalent », autant de stratégies que déployaient le gros crapaud, égrenant l’une après l’autre les armes de son arsenal. Une sueur sanguine perlait entre ses écailles. Il se sentait peu à peu perdre pied.
D’ailleurs… le crapaud avait-il toujours été aussi grand… ? Celui que l’on nommait Bubup lui paraissait plus fort, rendu littéralement pulsatile par cette confiance en soi qui l’habitait. Avec férocité, la divinité du divertissement festif sociétal contra la nouvelle tactique de son adversaire, destinée à le priver momentanément de « trois » et de le faire piocher une nouvelle fois. Soupirant lourdement d’effort, le cobra tâcha de piéger son adversaire, mais fut encore pris à son propre jeu.
L’échange de dominos s’accéléra, le sol rompit quand Bubup foudroya l’aire du jeu d’une brillante pose de double-six. La terre se craquela, la roche fondue et fendillée explosa en mille fragments, cédant au hurlement déchirant de la défaite, Ludo’ouille et son rival basculèrent dans les ténèbres. Du fait de l’incroyable violence de leur duel, les profondeurs de la Montagne du Chagrin s’effondraient.
La lumière qui animait le serpent s’éteignit, soufflée par ce cuisant échec. Ludo’ouille bascula dans le vide et l’obscurité, s’écrasant sur la pierre en contrebas dans une pluie sanguine lancinante.
Bubup, quant à lui, le front fiévreux, sentait l’air emplir et gonfler ses bajoues. Une chute incroyable le précipitait dans les ténèbres, à la rencontre certaine d’un sol dur et cruel qui ferait de lui de la purée de crapaud. Un effroi tenace lui nouait les entrailles, néanmoins, persistait l’exaltation impérieuse de la victoire. Il n’arrivait pas à y croire ! Il avait gagné ! Toutes ces années passées à perfectionner ses capacités de joueur de dominos auprès des rainettes féroces du marais n’avaient pas été vaines ! Il avait tant voulu voir le monde extérieur, et maintenant que c’était fait… il avait l’impression que tout le bonheur qu’il retirait de cette expérience, généralement désagréable, n’était possible que grâce à sa vie paisible dans les marécages. Ah… s’il l’avait su plus tôt… peut-être aurait-il…
La roche venant à sa rencontre coupa court à ses réflexions.
***
Ssssshhhhh… bloub bloub bloub !
Quel bruit étrange. Comme un sifflement, faible et continu. Ou plutôt… un frémissement… le frémissement de l’eau dans une casserole, qui soudainement bout à gros bouillon. En évasant ses narines, on peut presque sentir la viande qui commence à cuire… Cela sent plutôt bon. Quel genre de viande pourrait-ce bien être ? Du canard ? Non, moins gras. Plus mou. Plus flasque.
Bubup ouvrit un œil. Le Lac Bouillonnant déployait tout autour de lui le gris perle de son manteau délicat. Les souches y bouillaient, indolentes, et un gros crapaud accompagnait la cuisson. Epais comme une maison, l’amphibien expirait par la bouche de larges quantités d’air, se dégonflant petit à petit avec un bruit de baudruche percée, jusqu’à reprendre son format initial. Son épiderme avait commencé à frire, mais vaseux, dans tous les sens du terme, il n’était pas encore capable d’y songer.
Le Dragon était présent, couvant le petit crapaud de son ombre, dirigeant vers lui la lumière diamantine de son regard.
« Enfant des marais…
Ton expérience te satisfait ? »
Bubup, flottant sur le dos, leva la tête pour apercevoir le gardien. Embarrassé, étourdi, il hocha mollement le crâne. Il n’y était revenu que depuis quelques instants, mais le puissant calme des marécages recommençait à imprégner son être, à pénétrer ses écailles de sa sagesse. Quel sot avait-il été de partir chercher ailleurs le bonheur ! N’avait-il pas tout ce que son cœur désirait en ces lieux ? Un abri, de la paix, des mouches grasses et peu farouches…
Tout entier enchevêtré dans une gerbe d’algues bouillies, ses cuisses commencèrent doucement à rissoler.
Décidemment… Celui qui quitte son foyer pour l’inconnu ne se rend pas compte qu’il part chercher ailleurs ce qu’il a déjà trouvé… Bubup graverait profondément cette leçon dans sa mémoire de batracien. Il commençait à nager en direction de la rive, lorsqu’un nouveau rototo lui échappa.
- Bubup !
Oups… pardon.
On entendit de grandes mâchoires claquer, et une créature formidable, nimbée de brumes majestueuses, se répandre en excuses au centre du Lac Bouillonnant.
Ainsi s’achève Destin De Crapaud.