Qui a dit que les dystopies étaient forcément des œuvres sombres et maussades ? Car s'il est vrai que les œuvres majeures du genre - je pense notamment aux histoires de Bradbury, Orwell et consorts - associent souvent dystopie et désespoir, il existe quelques irréductibles qui préfèrent jouer la carte de la comédie et de la caricature - et parfois, y arrivent bien. Plus audacieux encore, une petite partie de ces histoires ose sortir des sentiers battus d'un genre "de niche" ironiquement stéréotypé à l'excès. Et au sein de cette catégorie pourtant déjà bien étriquée, un manga réussit encore à se démarquer. J'aimerais aborder ici le cas d'une pépite injustement méconnue : Kokumin Quiz - en français : "Le quiz national" - écrit par Sugimoto Reiichi et dessiné par Katô Shinkichi en 1993.
L'internaute attentif - et je suis persuadé que vous appartenez à cette catégorie - remarquera que la lecture de ce chapô soulève deux questions :
1. "Comment découvrir un œuvre qui n'est pas connue ?" : Pour ma part, ce fut l'œuvre du hasard, le résultat d'un clic malencontreux sur une page web que je ne connaissais pas sur laquelle figurait une série de couvertures de mangas, et l'une de ces couvertures attira mon attention. Vous concernant, je suppose que la solution pourrait justement être cet article.
2. "Pourquoi une bonne œuvre est méconnue ?" : Difficile de donner une solution unique et universelle, tant il existe de facteurs qui font qu'une histoire peut, à un instant donné, connaître son heure de gloire ou sombrer dans l'indifférence générale. Et cela, indépendamment du fait que l'œuvre soit objectivement bonne ou mauvaise. Mais dans le cas de Kokumin Quiz, je me risquerai à dire - en mettant à part tout effort de visibilité ou de communication autour de l'œuvre lors de sa sortie - que tout s'est peut-être joué au niveau du parti-pris des dessins, j'y reviens juste après.
Mais tout d'abord, petit point scénario : Le Japon, pays ravagé par les conflits, est devenu en quelques décennies la première puissance mondiale, dictant sa loi aux autres nations. Au sein de cette super-puissance, l'institution la plus importante n'est pas le gouvernement mais le Quiz National, un show télévisé diffusé tous les soirs durant lequel les participants verront un de leur souhaits réalisé en cas de victoire, aussi farfelu soit-il. Cependant le prix payé par les perdants est très lourd : vos possessions reviennent à l'Etat et vous êtes condamnés à une vie de travaux forcés. Le manga nous raconte l'histoire de l'un de ces perdants, le détenu KK47331 - plus connu sous le nom de K-I K-Ichi - , condamné à présenter le Quiz National et devenu par la force des choses l'icône du peuple japonais.
Kokumin Quiz, c'est-y moche ou c'est-y beau ?
Plus subjectif que ça, tu meurs. Mais il faut reconnaître que le dessin de Shinkichi ne peut pas laisser indifférent et je peux comprendre que les plus réfractaires du style du monsieur aient lâché rapidement la lecture, voire simplement détourné le regard de la couverture, un rictus de dégoût aux lèvres. Il faut juste prendre le temps de comprendre que Kokumin Quiz est une œuvre extrêmement caricaturale, et à ce titre représente ce que l'on appelle des "gueules", un moyen efficace de savoir au premier coup d'œil qui joue quel rôle. Ceci dit c'est vrai que certains ressemblent franchement à des puzzles mal terminés.
Malgré cela, je trouve Kokumin Quiz très agréable à regarder. En mettant de côté l'exagération du trait, certains personnages ont plutôt la classe : mention spéciale à la palette d'expressions du visage du protagoniste qui est juste bluffante et totalement raccord avec son rôle dans l'intrigue. Quand aux rares personnages qui ne sont pas caricaturés, ils montrent même des visages très harmonieux.
Les arrière-plans sont jolis, mais plus que la qualité visuelle de ces derniers, je souhaite surtout appuyer l'effort de mise en scène du manga ! Les plans sont propres, il y a du mouvement, des variations de champ : on a véritablement l'impression d'assister à une émission télévisée !
Une œuvre qui joue les équilibristes
L'intérêt principal du manga étant son scénario, je n'en dirai pas plus sur les évènements qui bouleverseront la vie de KiKichi. Cependant j'ai vendu Kokumin Quiz comme étant une dystopie au début de l'article, et je me rends compte que je devrais nuancer mon propos (Non je n'ai pas menti, tout est une histoire de faits alternatifs votre honneur). En fait selon le point de vue adopté, KQ peut aussi bien être perçu comme une œuvre dystopique et satirique (un Etat dominant le reste du monde dont le succès est basé en grande partie sur le hasard et totalement soumis au bon vouloir des vainqueurs de l'émission) qu'une œuvre utopique et idéaliste (le quiz national est aussi un symbole d'espoir accessible à tous quelle que soit la condition sociale, sans obligation de participation).
C'est une œuvre ambivalente, à l'image de son personnage principal : en tant que présentateur du Quiz National, KiKichi est théoriquement l'homme le plus influent du pays, son visage étant associé par tous à ce qui a fait le succès du modèle Japonais : le Quiz. Cependant il est loin d'être heureux de son sort : il reste condamné à endosser ce rôle toute sa vie et ne jamais connaître la liberté, passant le reste de ses journées dans une cellule de quelques mètres carrés dans une camisole qui limite ses mouvements. Sérieusement le manga vaut le coup d'œil rien que pour le design de la combinaison !
Avec un tel mix, on pourrait craindre que le manga ne devienne un blougi-boulga - pas sur de l'orthographe - de thèmes développés à l'arrache sans réel intérêt pour l'intrigue. Eh ben même pas : pour les quelques thèmes mis en avant, c'est même plutôt bien fait !
Parmi les questions sympa que pose le manga : Jusqu'où seriez-vous prêts à aller pour accomplir votre rêve ? Un principe de vie basé sur l'aléatoire est-il injuste ?
--> Le principe du Quiz national pour traiter ces thèmes est assez génial, car il est aussi bien présenté comme un piège monstrueux (taux de réussite très faible avec de lourdes conséquences en cas de défaite, sachant que plus vous échouez près du but, plus vous perdez) que comme un moyen d'accomplir des choses impossibles. Pour sauver la vie de quelqu'un seriez-vous prêt à prendre ce pari ? C'est aussi un moyen de confronter deux visions de la justice, entre méritocratie (les participants ayant révisé le plus de sujets ont plus de chances de se qualifier) et aléatoire. Bref, les bases du manga permettent de poser pas mal de questions inédites, car à contrario des autres œuvres dystopiques, les personnages sont libres de participer ou non à l'émission et de faire évoluer la société/leur propre condition, tout en sachant que la victoire d'un autre peut changer votre vie à tout jamais. C'est également un modèle alternatif de démocratie où chaque individu peut modifier en profondeur les règles du pays.
Après je m'emporte un peu, mais il faut garder les pieds sur Terre : en une quarantaine de chapitres , il ne faut pas s'attendre à ce que KQ ne s'aventure dans trop loin dans les territoires philosophiques blah blah etc. C'est avant tout une caricature du modèle sociétal japonais dans lequel tout le monde en prend pour son grade, que ce soient les ""gentils"" ou les ""méchants"". Cela dit, KQ invite le lecteur à réfléchir sur la transposition du système proposé par le manga dans la vie réelle, basé sur des principes absurdes mais non moins populaires.
Respecter ses aînés et battre de ses propres ailes
En analysant le rythme de l’œuvre à grande échelle, on retrouve globalement la structure classique des ténors du genre : Présentation de l'Univers et du protagoniste et du rapport qui existe entre les deux, remise en question des principes auxquels croit - ou est contraint de croire - le protagoniste, affrontement avec l'Univers - souvent inégal, dénouement puis état final de l'Univers suite aux actions du protagoniste.
Cependant la principale prouesse du manga réside pour moi dans la gestion du rythme des différentes séquences. Ici, les auteurs se servent du thème de l'émission télévisée pour segmenter l'histoire et intégrer les différentes règles de l'Univers avec beaucoup de naturel :
- > Les séquences durant lesquelles KiKichi présente l'émission permet d'en savoir plus sur le déroulement du Quiz et de l'incroyable engouement des Japonais pour ce dernier.
- > L'émission est entrecoupée de pauses publicité durant lesquelles on découvre petit à petit les principes du modèle gouvernemental japonais - et qui donnent lieu à des scènes vraiment cocasses
- > Les coulisses de l'émission permettent d'en apprendre davantage sur le véritable visage des personnages qui animent et préparent le quiz
- > Avant et après chaque émission, on découvre dans quelles conditions vivent véritablement les protagonistes
- > Etc.
Chacune de ces phases présente également ses trouvailles en matière de mise en scène, rendant le tout très agréable à suivre. Tout est affaire de style.
Conclusion :
Je vous invite très fortement à découvrir ce manga et raconter vos impressions. Bien entendu, Kokumin Quiz n'est pas exempt de défauts : le final arrive peut-être un peu trop rapidement et malgré un nombre de tomes assez faible, le manga accuse quelques longueurs. Mais compte-tenu du pari assez osé de l'œuvre en question, je trouve que le résultat est aussi surprenant qu'intéressant.