Nous sommes dans un internat religieux, quelque part en Europe, sans doute en Allemagne, et Thomas est mort. Thomas, c’était l’enfant parfait, et par parfait, on veut dire l’enfant qui était à l’image même de la pureté ; un agneau. Julusmole, dit Juli, le sait bien. Dans l’histoire, c’est le grand, celui qui est responsable du dortoir, quand bien même il est moins âgé que son meilleur ami, Oscar, qui partage sa chambre. Juli ne veut pas le dire — ça lui coûterait tellement ! — mais il l’aimait, il l’aimait beaucoup, ce petit, Thomas. Peut-être trop, du moins à ses yeux. Mais l’aimait-il vraiment ? Avait-il seulement le droit de l’aimer ? Sait-il seulement ce qu'est aimer ?
On croyait le drame à son apogée déjà dans les premières pages, mais ce n’était qu’une illusion. Au détour du cimetière, drôle d’ironie, un garçon s’avance. C’est le portrait même du disparu. Juli voit Thomas en lui. Tout le monde voit Thomas en lui. Et pourtant ! Thomas est mort. On pleure Thomas, on se désespère de son absence, et peut-être que c’était mieux ainsi, au fond, on trouvait ça bien, qu’il soit mort.
Eric, lui, fait tout pour s’y opposer. Il gémit, il se débat, il harangue, il frappe, il menace : non, il n’est pas Thomas ; non, il est vivant ; non, il ne se laissera pas enterrer tant qu’il respire encore. Mais le destin est impitoyable. Eric ne résiste pas longtemps à la tentation. Bientôt, c’est une affaire si urgence qu’elle l’obsède : qui est Thomas, qui est ce jumeau, ce frère, ce même qu’il n’a jamais eu. Et tandis que le destin pousse les personnages violemment les uns contre les autres, le drame resserre la corde autour du cou de chacun.
Au milieu des compositions baroques, Juli aimerait mourir. L’institut pour garçons prend des airs de cathédrales, on y marche religieusement, et à pas feutrés. Pourtant, la rumeur des soucis ne quitte jamais les âmes. Et chaque décor, précieusement travaillé, comme l’œuvre d’un orfèvre, n’est fait si ouvragé que pour exulter plus encore le poids, le poids harassant et terrible du destin. Les visages montrent une fausse innocence. Les boucles blondes ne sont pas le signe de l’enfance, mais celui, étonnant, de la fatigue de la vie, qui recherche pour exister, sans se rendre parfois compte du pêché, la luxure et la prostitution. Faire vivre un corps mort, morne, dépossédé de soi, comme une marionnette, un vulgaire chiffon affublé de beaux yeux et d’une bouche entrouverte par la soif d’être, et tout ça s’agite au rythme de la tragédie. On entend au loin les chants des Dionysies et leurs mystères. La mélodie est à peine brouillée par les murs épais de la prison religieuse dans laquelle on les retient. Il y a l’ivresse du mal qui coule dans les veines candides des personnages, et ils ne savent pas leurs sens altérés. Ils sont convaincus, jusqu’au bout, d’être libres, profondément libres. Il serait si simple de faire disparaître le monde, de le faire s’effondrer sur lui-même, de le tuer, de simplement le tuer, comme Thomas est mort, car Thomas est mort assassiné ; ce n’était pas un suicide, c’était un meurtre, un meurtre de tous et de personne ; et c’est ce qui le rend si insupportable.
Alors on cherche la rédemption, mais cette quête n’est jamais qu’une forme déguisée du mal. L’image du martyr n’est jamais bien loin, elle est seulement discrète. C’est une toile, en fond, dans laquelle les personnages n’ont d’autre choix que de se perdre. Je serai un ange, je serai un ange. Ça crie, ça pleure, ça supplie ; mais ça crève le mal. Peut-on n’y pas voir les Amitiés particulières de Roger Peyrefitte ; non, bien sûr ; mais c’est tellement plus ! Le cœur de Thomas n’est pas celui d’Alexandre, quand bien même ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau. Non pas une réécriture, mais une réinterprétation, une réinterprétation fondatrice. Le Cœur de Thomas, c’est la naissance d’un genre ; c’est la naissance aussi d’une autrice, d’une très grande dame, Moto Hagio — dont on a peine à supporter le génie, aveuglant. On célèbre la mort d’Alexandre, la naissance de Thomas qui est son double. Et on prie. On a trouvé un nouvel agneau. Sans le savoir, Moto Hagio a elle-même donné naissance au Christ. Car Thomas est le prophète sacrifié du manga moderne.