Qu’est-ce que la relativité ? Si ce manga pose bien une question, c’est sans doute celle-ci. Entre les compositions délicates et les éphèbes langoureux, Asumiko Nakamura laisse sa place au drame, la tragédie absurde et résolument moderne de l’existence humaine.
Le ciel, la terre et les astres qui se meurtrissent sur la toile d’un chapiteau. Gigantesque révolution, le fatum se lie d’attaches tranchantes aux lignes épurées du personnage principal, écrit son voyage initiatique à l’encre phallique. La capacité des personnages à se forger leur propre malheur est étonnante dans un monde tant cruel qu’il en devient abscons.
Takeo, jeune artiste de cirque, clown dépourvu de sourire, ne vit que de ses courbes ; sa peau duveteuse et blanche qui passe de main en main comme la troupe court les villes. Alors, Eros guette. Nakamura connaît ses références, l’ero guro, le nijuuyo-nen gumi : on passe de Maruo à Takemiya, de La Jeune fille aux camélias à Kaze to ki no uta. Des références sûres, maîtrisées, impeccables ; et un tracé d’une affreuse douceur, d’une fluidité insoutenable. Le trait est cru, il semble infini. La chute inéluctable de Takeo se vit à travers ses yeux, qu’il a grands ouverts et emplis de larmes. La mort insoutenable à travers la chair déchirée, l’horreur d’un corps distordu, poignant immonde du nauséabond.
Puis vient la douceur d’un poème, d’une réflexion profonde, hors du temps. On en vient à déceler, dans les larmes, l’irascible noirceur inondant chacun. L’obscurité, à chaque page, coule à gros gouttes, s’étend en d’improbables nappes d’encre noire qui percent la blancheur langoureuse d’un sexe dressé. Le bouillant magma qui consume les personnages : voici leur plus précieuse richesse. Il y a de la perversité voyeuriste dans l’appétit du lecteur qui se nourrit du mal des autres pour couvrir ses propres peines. L’érotisme n’est pas celui d’un Takeo offert, lascif étendu en pleine page : il est celui, plus profond, plus secret qui motive l’orgie de la chair, l’instinct cannibale primaire ; se repaître de l’intrinsèque substance d’autrui.
Alors, la plongée est vertigineuse : on verse en plein mirage, magnifique illusion, jeux de lumière, jeux de miroirs. On perd pied, on ne sait plus qui tombe, qui reste ; qui vit, qui meurt. La conclusion trop maladroite n’enlève rien au génie de ce poème cruel, glaçant et métaphysique. Le cirque brise toutes les barrières, s’échappe de la toile qui semble renfermer la puanteur morbide du monde : le spectacle est en chacun, chacun est son propre pornographe. Dans un auto-érotisme macabre, Nakamura verse aux confins du grotesque et interroge avec une pertinence sans égale, la grande question de l’existence humaine.