Keiichi Koike n'est pas homme à se laisser influencer par l'industrie du manga. Pourtant vainqueur d'un prix du Shônen, l'auteur décide de ne pas emprunter le chemin tout tracé qui se dessine alors devant lui. Fort d'une amitié avec Katsuhiro Otomo qui l'encourage à suivre ses propres envies en dehors de tout carcan stylistique, il se lance alors dans une quête personnelle finalement pas si éloignée du Shônen, sauf que dans le cas présent c'est l'auteur même qui en est le héros. Viscéralement intéressé par les drogues hallucinogènes, le mangaka part en voyage en Amérique du Sud pour expérimenter les substances psychotropes prise par les chamanes. Construit par toutes ces expériences, il revient au Japon et se met à écrire d'abord «Heaven's Door», petit recueil de nouvelles puis «Ultra Heaven», série toujours en cours aux allures de trips à la mode de Caen. Pardon...
Franchement, on ne peut que se réjouir de voir aujourd'hui que des personnes comme Koike existent encore. À l'heure ou la production de mangas au japon est bien souvent calculée et soumise à des impératifs temporels calibrés, l'auteur de ce manga prend en moyenne trois ans pour sortir un tome. Et quand on observe le résultat visuel, on comprends aisément ce laps de temps conséquent. Dessiné intégralement à la plume et proposant souvent des double-pages de trips visuels proche du LSD dans sa version papier, «Ultra Heaven» est un monument visuel indubitable. Images fractales et boucles temporelles sont ici illustrées de main de maître comme si le dessinateur lui-même était sous influence lors de la réalisation des planches. Un pari tout de même fichtrement risqué quand on sait que la consommation de drogue est un sujet tabou et très strictement puni au Japon, comme dans toutes les sociétés asiatiques. Il y avait le Stoner Rock, il y a désormais le Stoner Manga...
Le personnage principal de la série est Kab, un junkie notoire recherchant toujours une dose plus forte pour aller plus loin. Dans cette vision futuriste de Tokyo, la drogue est légale et consommée par tout le monde dans des bars où l'on s'injecte n'importe quelle substance. Il est également à noter que la méditation spirituelle via une technologie de pointe – une sorte de casque de 3D mentale - est très répandue dans cette société et qu'elle procure à peu près les mêmes effets que les substances hallucinogènes et que les rêves. Un parallèle pas si idiot, surtout si l'on pense à quelques auteurs ayant déjà fait ce type de rapprochements, notamment Carlos Castaneda. Chacun cherche donc sa place et son propre bien-être dans cette société qui semble préférer noyer sa population dans des délires cérébraux que de la pousser vers le contact et l'épanouissement social.
Bien sûr, ce choix de thématique apporte à l’œuvre une richesse scénaristique conséquente. En effet, Keiichi Koike se permet de mélanger allègrement la réalité et les scènes de tripsce qui confère à la série un nombre de twists conséquents mais plus fort encore, l'impression parfois d'être aussi perdu en tant que lecteur que le héros de l'histoire. L'intrigue nous propulse directement dans le crâne d'un drogué notoire et nous comprenons alors les angoisses, les peurs, les déviances, la perte de repères et le sentiments de paranoïa qui ressort de la prise abusives de drogue. Cependant, derrière cette première lecture évidente on remarque aussi une certaine richesse d'esprit qui se dessine, poussant le héros hors de ses propre sens et lui permettant de voir la vie sous un angle nouveau: celui de la distorsion visuelle, auditive et temporelle.
En dehors de ces considérations, la volonté de l'auteur d'explorer ses envies les plus folles transpire au fil des pages de cette série définitivement atypique. Mais en étant généralisée, cette envie définit aussi une génération moderne qui trouve son bonheur dans le drogue. C'est dans la tête de ces personnages que se reflète finalement une jeunesse ayant toujours plus besoin de sensations extrêmes. Keiichi Koike dépeint une société futuriste qui ne l'est finalement pas tant que ça - si l'on excepte son aspect légal - tant on peut y tracer des similitudes avec l'ère actuelle, non seulement par l'usage de drogues que nous avons tous connus de manière directe ou indirecte mais aussi par la montée en puissance de la réalité augmentée et des nouvelles technologies qui n'est, je pense, plus à prouver.
Ultra Heaven est une série personnelle, unique qui traite d'un sujet sensible sans tomber ni dans le tabou de l'anti-drogue primaire, ni dans l'apologie bête et sans fondement. Malgré les considérations sociologiques cachées, Koike invite en premier lieu au voyage: celui dont les directions sont inconnues. Un saut dans le vide d'une sincérité inébranlable.