Hier, j’écrivais une critique de Sleeping Beauty Boy, un manga qui date du début des années 1980, et surtout remarquable pour ses parti-pris francs et osés. Tomoi en est la suite directe ; mais ce qui fait l’intérêt de cette suite, c’est que l’autrice a laissé passer cinq ans avant de la publier. Aussi, en raison de cet écart temporel entre les deux œuvres, si l’on retrouve les mêmes personnages et que l’on se situe dans une continuité narrative directe, on aurait sans doute eu du mal à imaginer deux œuvres plus différentes. Seul, le dessin reste assez égal à lui-même : on connaît à Akisato un trait froidement efficace, presque décharné ; et pour l’essentiel, rien ne change à cet endroit dans cette suite.
Cependant, tout le reste est profondément différent, à commencer par le caractère du personnage principal. Lorsque le lecteur laisse Tomoi à la fin du premier volume, c’est un jeune homme brisé, mais heureux d’avoir su s’émanciper et qui se persuade peu à peu, dans le chagrin, d’avoir ses chances auprès de son ami d’enfance. Il n’y a pas d’ellipse narrative entre le moment où le premier manga se termine et le début de ce second manga ; pourtant, le personnage de Tomoi change du tout au tout ; et ce changement est extrêmement significatif.
Le personnage que le lecteur découvre est un homme arrogant, peu scrupuleux, hautain et sûr de ses charmes. Aussi se trouve-t-il dans une forme de légitimité, de son propre point de vue entendons-nous, lorsqu’il force la main à Yukihiko, son ami d’enfance, et qu’il tente de l’éloigner de sa compagne — une de ses étudiantes. Mais le ton dur, sans compromis, de ce nouveau Tomoi est fortement mis en tension par une composante nouvelle dans le style de l’autrice : la comédie. Et en effet, à la rigueur aride du réalisme succède une forme qui, certes toujours tournée vers une certaine idée de la réalité, se nourrit d’une légèreté toute théâtrale, avec des scènes de quiproquos, de jeux de pouvoirs, etc. Nous avons soudain quitté la plongée acerbe, désagréable dans la réalité du premier tome pour nous diriger vers un appartement transformé pour l’occasion en plateau, où évolue quatre personnages qui tentent chacun, à leur façon, de tirer à eux la couverture — du lit où se trouve la personne dont ils sont chacun amoureux.
Mais les différences ne s’arrêtent pas à cet ajout de comédie ; qui s’évanouit d’ailleurs très rapidement à la fin du premier chapitre — comme le précédent manga, celui-ci est composé d’un seul volume, qui compte quatre chapitres. La suite fait mine de retrouver l’ambiance particulière du premier manga, avec son regard critique, dur, sans concession sur la réalité. Mais le lecteur comprend vite pourtant que le ton est résolument différent, puisque c’est une sorte de mélodrame flamboyant, du Douglas Sirk dégénéré… et qui n’est pas sans partager d’ailleurs un certain nombre de caractéristiques avec le manga de l’an 24, ce manga expressionniste né des réflexions de 1968, soit tout ce à quoi le premier manga s’opposait.
La suite et la fin du manga signent définitivement cette affiliation, à grand renfort de figure christique et de rédemption, option tragédie, pathos et questionnement de genre. Dans le vocabulaire du retournement de veste, c’est ce que l’on appelle généralement un joli angle plat. Et ce n’est finalement pas plus mal : car si la rigidité du dessin et la grande brièveté de l’œuvre ne permettent pas au récit de vraiment s’envoler en dépit d’un savoir-faire dans la narration qui s’est considérablement consolidé en cinq ans, le lecteur comprend enfin l’intérêt de lire cette histoire. Surtout, c’est là de la part de l’autrice un aveu important : l’aveu d’un échec esthétique, l’échec de ce réalisme jusqu’au-boutiste et aporétique qui avait été son premier choix.
Ces deux œuvres font finalement une excellente synthèse, à leurs dépens, des idées du drame réaliste et de sa chute inéluctable. Cette fois, le manga n’est plus qu’à moitié une pièce de musée : car il a une vraie valeur en lui-même, avec une histoire étonnamment riche en dépit de sa brièveté, et un goût plus poussé pour la mise en scène qui atteint quelques fulgurances symbolistes à la fin du manga. En somme, comme le dit le célèbre proverbe : « Chassez l’expressionnisme par la porte, il revient par la fenêtre ».