Qu’est ce qu’une famille ?
Un groupe d’individus partageant le même sang, le même toit, les mêmes repas, les mêmes idéaux ? Qu’est-ce qui les relie ? Les gènes ou les sentiments ? Le passé ou le futur ?
Être une famille, ne serait-ce pas grandir ensemble tout simplement ? Grandir dans différentes directions en gardant les mêmes racines. Se respecter les uns les autres, s’aimer et s’entre-aider, n’est-ce pas des liens qui vont au-delà de ceux du sang ? On dit qu’on ne choisit pas sa famille, est-ce vrai ?
La jeune Haru se pose toutes ces questions. Depuis le décès de sa mère, elle est sous la tutelle de son beau-père, Seiji. En se rendant aux funérailles du grand-père de ce dernier, Haru ne se sent pas à sa place, rien ne la relie à ces « étrangers », la famille de Seiji n’est pas la sienne. Seiji, est-il sa famille ? A la fois figure paternelle et maternelle, Seiji a toujours été son monde.
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I wonder what’s the point of him staying with me. Pity? Because he feels sorry for me? He couldn’t abandon me? If that’s how Seiji is… then I don’t need him either. It’s not true, I do need him.
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Avec ce thème, on pourrait croire à un Usagi Drop du pauvre mais loin s’en faut. Malgré une ambiance ressemblante (mais seulement aux débuts) et la question posée quant à la légitimité de l'adoption monoparentale, les deux récits suivent des chemins complètement différents, et heureusement. (Je ne me remets toujours pas de la conclusion de Usagi Drop…)
Yajirobee est une histoire de vie, toute simple, et délicatement écrite. La romance se fait très discrète et n’est développée, ou plutôt n’est abordée, que lors du second volume, comme intrigue secondaire. Même si Yajirobee est un shojo, le récit traite de l’adolescence, de la famille, des liens avec autrui, de toutes les formes d’amour et pas seulement du sentiment amoureux.
Différentes relations s’enchevêtrent, l’amour père/fille entre Seiji et Haru, l’amour mère/fils entre Chie et Towa, l’amour fraternel entre Haru et Towa, l’amour amical entre Haru et Bonta… sans en faire des tonnes ou s’attarder une éternité sur chaque relation, le tout est suggéré, à lire entre les lignes de dialogues exquis, ou encore grâce aux expressions et attitudes des personnages, tout n’est pas cousu de fil blanc.
L’auteure a une plume très douce, et prend son temps pour planter le décor et mettre en place une ambiance presque onirique, bercée par les quêtes des uns et des autres, chacun des personnages (y compris les secondaires) ayant sa propre vision de la vie et des autres, mais aussi son propre challenge à relever ou problème à résoudre. Il existe une grande variété d’objectifs de vie, sans qu’il ne s’agisse forcément d’une quête du Graal, mais plutôt de désirs profonds comme ceux qui animent tous les êtres humains. Comme la volonté de Seiji d’être un bon père malgré l’absence de liens du sang, la générosité de Chie qui voudrait simplement être utile à autrui, la curiosité de Towa qui est fasciné par les gens, les efforts de Bonta pour accepter le retour de son père après des années d'abandon, mais surtout les remises en question de Haru quant à ce qui la relie à son père de cœur, mais également à tout son entourage. Qu’est-ce qui fait une relation ? Qu’est-ce qui fait une famille ?
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I’m Haru Ichikawa. Lately, I wake up to the neighbors’ voices, and the sound of Seiji’s laughter. They talk about special sales, economizing, the neighborhood news, and about their children.
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Le plus marquant reste l’élégance avec laquelle Yamakawa dresse les différents portraits des dits personnages avec leurs différentes réactions et leurs différents sentiments, ce qui explique comment elle réussit à ne pas nous ennuyer avec du tranches de vie aussi brut et pourquoi Yajirobee réussit à rester attractif alors même que son histoire tiendrait sur un ticket de métro.
Ces portraits mettent en avant différents comportements, avec des personnages qui révèlent leurs émotions à travers leur langage corporel (sur lequel je reviendrai dans la partie graphismes), leurs activités, ce qu’ils disent, ou ce qu’ils pensent selon le narrateur du chapitre. Ils ont des rêves, des amis, des camarades d’école, des relations de travail et des connaissances. Chaque personnage a une psyché propre, des qualités et des imperfections, qui provoquent une forme d’empathie chez le lecteur.
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Grandpa’s long life made my world look so small, my values and my outlook too. But he took my hand and taught me. When I entered that new world, I found so many things. Happy things, sad things, fun things, hard things… everything. Meeting people changes our life.
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Venons-en aux graphismes… juste ciel, que c’est beau ! Je ne peux que vivement vous inviter à jeter un coup d’œil à quelques planches afin de vous faire votre propre idée, mais il y a largement moyen de faire pétiller votre rétine. Le style de Yamakawa Aiji est unique, expressif et vivant.
On retrouve une large palette d’expressions faciales les unes plus démonstratives que les autres, mais ce qui fait la « patte » de Yamakawa-sensei est sa manière de dessiner les jambes avec cette impression de mouvement quand bien même c’est concrètement statique, donnant en permanence l’impression que le personnage « bouge », et conférant ce côté très vivant aux dessins.
C’est d’autant plus notable que l’accent est souvent mis dessus, soit avec les gros plans sur les jambes, soit avec la multitude de planches où on voit l’ensemble du corps, alors que le shojo est un type favorisant d’habitude les gros focus sur les visages et leurs expressions. Dans les dessins de Yamakawa, tout le corps s’exprime, et c’est beau.
Les décors ne sont pas torchés, ça pullule de détails, que ce soit dans la décoration de l’appartement de Seiji et Haru, dans la chambre de Bonta ou encore lors du festival où il y a beaucoup de figurants, c’est très détaillé sans pour autant que ce soit surchargé, c’est très joli.
Les graphismes sont mis au service de mises en scène soignées, tout en finesse et permettant de décrire des instants de la vie courante de façon poétique.
Si un génie apparaissait et m’offrait la capacité de dessiner comme le mangaka de mon choix, je choisirai sans hésiter Yamakawa Aiji, son talent me laisse rêveuse.
Yamakawa a déjà déclaré par le passé qu’elle cherchait à livrer des histoires qui seraient aussi réalistes que le support le permet. Pari réussi, elle nous emmène du début à la fin de son histoire sans aucune fausse note, les moments légers et émouvants s’enchaînent comme une belle partition de musique dont la douce mélodie fait écho à notre quotidien, à nos propres questions et à nos propres rapports avec notre famille et avec les autres.
La question est universelle, les réponses sont nombreuses et confuses, sujet de philosophie comme sujet d’actualité : Qu’est-ce qu’une famille ?
Dans ce récit, la famille n’a pas de définition immuable, figée. La famille, c’est tout simplement ceux qu’on aime ; le lieu du premier amour, du respect, de l’éducation et de la liberté.
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Hey Seiji… I’m glad that you’re with me. I’m glad that you were born. You’re here for me rain or shine, and that’s why I can’t think of you as anything less than a father. Thanks for being like a mom for me in mom’s place, dad !
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Haru et Seiji ne se prétendent pas des modèles, ils chancellent tout du long, se heurtent à des difficultés, se relèvent, apprennent à s’aimer, à vivre ensemble, à se chérir, à tout simplement… être une famille. Et quel bonheur que de faire partie de cette famille, le temps de quelques pages.