Suivant Yoneda Kou depuis ses débuts, c’est avec une joie à peine dissimulée que je remarque sa popularité grandissante même si le Yaoi reste un genre réservé à un public majoritairement fujoshi et peine à se détacher de ses stéréotypes et de ses origines de « fantasmes pour filles ». Toutefois, des auteurs comme Yoneda Kou redorent le blason du genre.
Pour la petite histoire, Yoneda Kou est une mangaka spécialisée dans le Boy's Love s'étant lancée en 2005 par l'intermédiaire de doujinshis intéressant le pairing Yamamoto Takeshi x Hibari Kyoya du shönen Katekyo Hitman Reborn. En 2008, elle finit par percer grâce à son oneshot Doushitemo Furetakunai (Le labyrinthe des sentiments) qui devient son plus gros succès et est publié dans de nombreux pays dans le monde, dont la France où il est édité chez Taifu Comics.
L’origine de Twittering Birds Never Fly remonte à 2008 avec la publication du oneshot Don't Stay Gold où Yachiro fait office de personnage secondaire. Yoneda-sensei étant connue pour affectionner les préquelles et les spin-offs, c'est sans grande surprise que l'on retrouve Yachiro dans un oneshot qui lui est entièrement consacré en 2009 : Tadayoedo Shizumazu, Saredo Naki mo Sezu.
Après un hiatus auto-imposé d’une année et demi, Yoneda marque son retour en 2011 avec un manga qui se concentre sur le personnage de Yachiro dans le présent, et faisant suite à Don't Stay Gold. Les deux précédents Oneshots seront inclus dans le premier volume du manga qui portera le nom de Saezuru Tori wa Habatakanai (Twittering birds never fly) ; le manga est en cours de prépublication dans le magazine HertZ des éditions Taiyo Tosho, et se retrouve également édité en France par Taifu Comics.
Don’t Stay Gold
Don't Stay Gold est une nouvelle de 41 pages ; elle raconte l’histoire de Kageyama, un médecin sans histoires qui rend de temps en temps service à Yachiro, un ami à lui qui se trouve être le chef d’un clan yakuza. C’est en aidant ce dernier qu’il rencontre une jeune recrue du groupe mafiateux : Kuga, the Mad dog, un beau jeune homme assez violent, un marginal plutôt hostile et provocateur.
Par un malencontreux concours de circonstances, Kageyama se retrouve à héberger le jeune malfrat qui n'a ostensiblement aucun complexe à se balader en boxer dans l'humble demeure, même que de là à dire qu'il fait des avances à Kage, il n'y a qu'un pas... mais Kage nie la toute-puissance des phéromones et reste de marbre face aux atouts de son co-locataire. Il finira par céder à ses pulsions et nous aurons ainsi droit à quelques vignettes tout en tendresse, douceur et subtilité.
Pour satisfaire les lecteurs aux âmes dramaturges, on aura bien sûr droit à quelques remous existentiels (ne vaut-il pas mieux passer sa vie avec une femme, comme le veut la norme ? On a aucun avenir ensemble ! Suis-je un lâche? Je fuis mes sentiments ? Et des "Connard, je me casse" !), mais rien de bien méchant.
Maintenant, venons-en à la narration. Il n'y a point de changements bizarres/hors du commun/mais que diable se passe-t-il ? dans l’attitude des personnages, c’est très classique et l’ensemble a un aspect prévisible, dont on devine que la fin sera donc sans mauvaise surprise.
Car ce que ce chapitre décrit est bien juste une histoire d’amour plutôt légère entre deux jeunes hommes dans le milieu Yakuza (des durs mignons quoi). Dit comme ça, on pourrait penser que ça ne tiendrait pas la route mais l’enchaînement des événements (évolution de l'idylle) n’est pas déplacé ni fait n'importe comment, ça avance doucement mais sûrement. C'est même admirable d'arriver à retranscrire une jolie histoire sans virer au vinaigre en « juste » une quarantaine de pages. Le style graphique de l’auteur est sans doute pour beaucoup dans mon appréciation de la nouvelle : Je suis absolument fan des dessins de Yoneda.
Il se dégage de la nouvelle un charme irrésistible… Même si le scénario n'a rien de transcendant, je me souviens avoir poussé des cris de fangirl hystérique au cours de ma lecture. Somme toute, un petit moment de lecture agréable et assez convainquant comme amuse-gueule vu que le plat de résistance ne viendra que par la suite.
Tadayoedo Shizumazu Saredo Naki mo Sezu
Tadayoedo Shizumazu Saredo Naki mo Sezu est une préquelle à Don't Stay Gold dans laquelle on s'attarde sur le douloureux passé de Yachiro (le yakuza) et comment Kageyama et lui sont devenus amis au lycée.
J'avoue qu'en lisant Don't Stay gold, j'étais loin de me douter que Yachiro puisse être ou ait jamais été amoureux de Kage. Surtout qu'il est celui à pousser Kage dans ses retranchements afin de l'aider à assumer ses sentiments pour Kuga.
Cette nouvelle de 40 pages est sans aucun doute celle où Yoneda Kou est arrivée le plus à me toucher, elle nous y livre une histoire très poignante et surtout terriblement crédible.
Le personnage principal, Yachiro, sadomasochiste, torturé, tourne à la dérision l'un des clichés yaoïstes les plus répandus ; celui du uke qui aime avoir mal mais qui ne veut pas l'admettre, qui n'aime avoir mal que parce que son partenaire seme se doit d'être fort et violent. Alors que ce cliché sert d'habitude l'aspect pornographique de l'œuvre, dans le cas de Tadayoedo Shizumazu Saredo Naki mo Sezu, c'est subversif et ça tranche dans le vif.
Tout du long, nous suivons le chemin parcouru par Yachiro. Comment, ce masochiste au background atroce prenant du plaisir à la souffrance corporelle, découvre une toute autre forme de souffrance qui est bien plus cuisante et dont on se remet bien moins facilement. Une mention spéciale pour son sens de l'auto-dérision et son humour acidulé à toute épreuve.
En revanche, la vision de Kageyama n’est quasiment perceptible qu’à travers le regard de Yachiro. Cela est d’autant plus frustrant que les deux personnages semblent complètement à l'opposé l'un de l'autre, n'ayant que leur solitude en commun.
On se surprend a essayer de deviner les pensées de Kage en nous basant sur nos connaissances de Don't Stay Gold, en notant par exemple son fétichisme pour les brûlures ou son ambition à devenir médecin.
L'évolution de la relation entre les personnages est des plus intéressantes, et le fait qu'on sache dès le départ que la fin ne sera pas des plus heureuses (en partant du principe que l'amour de Yachiro restera à sens unique jusqu'au bout) donne, paradoxalement, un aspect des plus imprévisibles à l'œuvre. On attend Yoneda au tournant, où veut-elle en venir ? Comment cela finira-t-il ?
Les scènes osées sont bien réalisées (ni trop, ni trop peu), même si le sadomasochisme de Yachiro ouvre les portes à une expression pour les fantasmes sexuels avec ou sans morale.
Autre point fort, le sexe est carrément absent entre les deux protagonistes, ne laissant s'exprimer que les sentiments.
Tadayoedo Shizumazu Saredo Naki mo Sezu brille ainsi par sa panoplie de sentiments et d'émotions que les dessins de Yoneda reflètent merveilleusement. Elle parvient, haut la main, à rendre cette histoire d’amour à sens unique réaliste et passionnante malgré le nombre modeste de pages. D'autant que les personnages disposent d’une psychologie développée, et loin d’être caricaturale.
Notamment Yachiro qui est imprévisible et totalement dévoré par la contradiction : laisser Kage à l’état d’idéal inaccessible tout en continuant à avoir des rapports sexuels SM avec n'importe qui, ou assumer ses sentiments amoureux pour Kage, quitte à se retrouver dévasté par la suite.
Au final, nous avons un petit bijou déchirant, loin des stéréotypes et des schémas habituels.
Le message passé est plutôt universel, pouvant toucher même les plus antipathiques au genre BL, ça traite tout simplement d'un amour à sens unique, une expérience traumatisante qu'on a tous connu à un moment ou à un autre de notre vie. Cet amour masochiste dans lequel le lecteur ne peut que s'identifier à un moment ou un autre au cours de sa lecture.
Twittering Birds Never Fly
Yoneda s’étant manifestement attachée au personnage de Yachiro, de retour après son hiatus d’une année et demi durant lequel j'agonisais les fans agonisaient, elle décide de reprendre l’histoire de ce personnage complexe et torturé et d’en faire non pas un oneshot mais un manga de longue haleine. Sûrement qu’elle a eu l’illumination durant sa pause que Yachiro était l’un des meilleurs personnages qu’elle ait jamais créé et qu’il mériterait à avoir un plus gros développement. Peut-être a-t-elle pensé qu’il ne serait que justice qu’il goûte enfin à l’amour et au bonheur, cette suite nous répondra.
Je ne saurai exprimer quel fut mon bonheur à l’annonce de cette suite car j’étais restée sur ma faim suite à Tadayoedo Shizumazu, Saredo Naki mo Sezu où je m’étais profondément attachée à Yachiro, au terme de ma lecture, j’en voulais encore plus. J’étais si triste de me séparer de lui et m’étais résignée à ne plus jamais le retrouver ou le voir heureux (car oui, l’investissement émotionnel est tel que je ne peux que crier au génie de Yoneda et sa capacité à faire vivre un personnage dans nos cœurs).
Dans cette suite tant espérée, nous retournons au présent, les événements de Twittering birds never fly se déroulant à la suite de Don’t Stay Gold.
Nous retrouvons Yachiro qui continue de filer un mauvais coton, en menant sa vie malsaine habituelle, entre crimes, escroqueries et rapports sexuels violents. Mais contrairement à Don’t Stay Gold où sa version adulte n'était que survolée, nous avons le loisir d’admirer son sang-froid et son attitude à la fois classe et perverse cachant cette fragilité d’adolescent dans Tadayoedo Shizumazu, Saredo Naki mo Sezu que l’on retrouve entre les lignes.
Alors même qu’il se fait culbuter dans une position douteuse la page d’avant, il reprend aussitôt de sa superbe et enterre tout le reste du casting par la force de son caractère et cette aura classieuse qui ne dissuade pourtant pas ses détracteurs de jaser la page d'après. Il garde toujours cette muraille l’entourant et empêchant les autres de l’atteindre ou de le comprendre, une énigme pour les autres, une souffrance pour le lecteur qui voudrait tellement le voir esquisser un sourire ou exprimer un sentiment de joie.
La complexité du personnage sera soulignée par l’arrivée d’un nouveau personnage, Doumeki Chikara, impuissant depuis un certain incident. Yachiro est à la fois attiré et intrigué par ce gaillard lui servant de garde du corps. Alors même qu’il se refuse tout sentiment et toute vulnérabilité, il se surprendra à apprécier la simplicité des moments passés avec quelqu’un de « doux » et avec lequel il ne peut partager sa vie sexuelle houleuse.
On se prend tout de suite de sympathie pour Doumeki qui arrive à voir au-delà de la perversité sexuelle assumée de Yachiro, et qui, tout comme nous, tombe sous le charme de ce beau visage inexpressif.
En gardant son attitude glaciale et aréactive aux avances et attouchements de son patron, Doumeki est difficilement cernable, même durant les chapitres où c’est lui le narrateur.
Comme si ces deux là, deux loups solitaires, étaient faits pour se rencontrer et panser les blessures l’un de l’autre. Idéal qui s’avère être difficile à atteindre au vu de la complexité de Yachiro et de l’apathie de Doumeki. Chacun souffrant de cette incapacité à admettre son attirance pour l’autre, incapacité intimement liée à leurs traumatismes passés. Alors même qu’on se sent plus proche de Yachiro (vu que le début de l’histoire s’attarde sur sa psychologie lors du précédent oneshot), on apprend doucement à connaître et apprécier Doumeki au fil de la romance…
Une romance, portée par la très maîtrisée mise en scène de Yoneda, qui suit actuellement son cours, bercée par des rebondissements palpitants et servie de dialogues à la hauteur de ce à quoi nous a habitué l’auteure. Comme toujours, la narration est juste, acidulée avec des personnages travaillés et aux caractères fouillés. Et alors même que le sexe est l’un des grands axes de l’histoire avec la caractérisation du personnage de Yachiro, Yoneda Kou nous prouve que le type Boy's love peut tellement mieux faire que des histoires de couchettes insipides.
Du côté des graphismes, nous retrouvons le coup de crayon d'une Yoneda encore plus expérimentée avec de très belles planches, le charadesign est toujours aussi propre à l’auteure qui sans renouveler les traits de ses personnages compense par une large palette d’expressions. Même si les décors peuvent sembler pauvres en détails, ça ne fait que souligner ce vide dans lequel se débattent les protagonistes.
Pour finir, je dirai que Twittering birds never fly est un must-read qui ne s’adresse pas uniquement aux fujoshi mais aux amateurs de romances adultes, loin de toutes les niaiseries habituelles sans pour autant tomber dans le creux ou le vulgaire. Cela dit, je précise au cas où « tl ;dr » que l’œuvre est réservée à un public averti et n’est pas à mettre entre toutes les mains.