La vraie vie est ailleurs
Samurai Champloo, de Shinichirô Watanabe.
L’un des principaux défauts de Samurai Champloo serait son absence de scénario. C’est en tout cas la remarque la plus souvent faite par les détracteurs de la série : succession d’épisodes n’ayant pas de liens entre eux, absence d’intrigue principale, errance sans fin, prétextes permanents à la digression. Il faut effectivement attendre l’épisode 19 pour que l’on puisse enfin connaître avec certitude les raisons du voyage entrepris par Fuu. Entre temps, on aura appris qu’il faut aller à Nagasaki (épisode 6) pour percer le mystère du pendentif à tête de mort que porte l’héroïne, et ce n’est qu’à l’épisode 17 qu’elle dira plus précisément vouloir venger sa mère. Les petits indices parsèment la série mais ils sont effectivement peu mis en valeur, et l’épisode 12, qui résume la première moitié de la série, insiste d’ailleurs de façon provocante sur l’absence de fil directeur : « Au fait, pourquoi on est allé à Edo ? », s’interroge grossièrement Mugen. Ni lui ni Jin ne seront d’ailleurs capables de répondre à cette question, et pour cause : le hasard est roi dans Samurai Champloo.
Ce n’est que par hasard que les trois héros se trouvent réunis, et c’est sur un pile ou face dont ils ne demanderont jamais le résultat qu’ils sont embauchés par Fuu. Watanabe ne s’encombre pas de vraisemblance pour poser les bases de la série, il cherche plutôt à imprimer un souffle à l’ensemble, à montrer que seule compte l’impulsion, la mise en branle d’un mouvement qui ne cessera plus et qui poussera les personnages à traverser le Japon. Si le scénario digresse en permanence, c’est parce qu’il est calqué sur le cheminement des héros, qui est lui-même une gigantesque digression spatiale. Dès lors, ce sont les aléas climatiques, les rencontres, les accidents et les moments de pause qui vont construire petit à petit le scénario. Le titre de la série le dit lui-même : la part d’improvisation, pointée par le terme Champloo (qui marque l’idée de mélange, en cuisine notamment), est essentielle, on pourrait même dire qu’elle conditionne l’ambiance de la plupart des réalisations de Watanabe, d’où son intérêt par exemple pour le jazz et sa volonté d’en imprimer le rythme à la série Cowboy Bebop. L’improvisation est à la base du style de combat de Mugen, et c’est elle qui guide la plupart du temps les héros dans leur progression : ils dépasseront même Nagasaki sans s’en apercevoir. C’est pour cela que Watanabe choisit de nous présenter le premier personnage à apparaître, Mugen, dans un moment tout à fait anecdotique : il est debout à regarder le ciel, comme s’il attendait que l’aventure commence.
Le canevas général met du temps à se mettre en place, le spectateur n’a donc pas trop de moyens de prévoir les événements à venir. En revanche, on perçoit dès le début que la série fonctionne sur le principe d’une avancée qui va se heurter à de multiples obstacles. Ainsi, la ligne droite, celle qui mène les héros à Nagasaki, est souvent interrompue par des incidents divers qui viennent ponctuer le voyage et briser le rythme. Cela peut être la traversée d’un fleuve (épisode 5), la traversée de la mer (épisode 13), le franchissement d’un péage (épisode 9), etc. Ces obstacles modifient le rythme, forcent souvent la ligne du récit à dévier. De façon plus générale, la forte présence des ponts (petits ponts en ville, ponts vétustes au-dessus de précipices, etc.) agit durablement sur la mémoire du spectateur, et la thématique de la traversée devient alors obsédante, elle conditionne elle aussi le récit.
Toute la question est de savoir si cette traversée doit être faite à plusieurs ou en solitaire. La série se trouve ainsi soumise à deux types de variations concernant l’économie de groupe : soit les trois héros cheminent ensemble, soit ils sont séparés. Dans le premier cas, la ligne droite du récit se poursuit à peu près correctement, et les trois personnages sont ensemble à l’écran, la plupart du temps ils se suivent même à la queue leu leu (harmonie de l’image, simplicité du travelling). Dans le second cas, la ligne droite prend trois embranchements, forçant le récit à suivre simultanément le parcours des trois personnages (image éclatée, et gros travail de montage pour donner l’illusion de la simultanéité). C’est par exemple le cas des épisodes 3 (Jin et Mugen tentent fuir), 8 (les trois héros se séparent pour trouver de l’argent), ou encore 16 (suite à une dispute tous trois errent dans la forêt où ils rencontreront Okuru). Dans tous les cas, on dénote tout de même une constante majeure : la ligne du récit finit toujours par retrouver son cours, par reprendre le droit chemin. C’est pour cela que l’épisode de la goze (20), qui s’avèrera être une redoutable tueuse dissimulant son habileté sous les traits d’une joueuse aveugle de shamisen, introduit un profond malaise : en demandant à Fuu de lui céder l’un de ses deux gardes du corps, elle menace l’intégrité du récit, la ligne droite risque de voler définitivement en éclat. Or, c’est justement ce qu’elle recherche, puisqu’il s’agit de les tuer isolément. Ce qui n’arrivera pas : le fil rouge du destin, qui est aussi celui du scénario, ne permet jamais longtemps aux trois héros de rester seuls. Ils sont enchaînés de façon invisible.
Cette chaîne invisible contribue à faire d’eux des facteurs de désordre : partout où ils passent, ils troublent l’ordre établi, ou introduisent du désordre. Seuls, ils ont moins d’impact qu’ensemble : qu’ils se disputent, que Mugen refuse d’obéir à un conseil de Jin, ou que Fuu se fasse enlever, il y a toujours une raison pour que la dynamique du désordre se mette en marche partout où ils passent. Le cas le plus spectaculaire est probablement celui de l’épisode 9, où il s’agit de franchir le péage de Hakone : Mugen finira par mettre le feu à un champ de cannabis, dont les vapeurs atteindront le péage, provoquant le désordre généralisé, un moment d’anarchie complète, comme le dira Yamane, le narrateur de l’épisode : ce jour-là, les fraudeurs, les voleurs, les gens honnêtes, tous ont pu franchir le péage. L’épisode 1 aussi fait de la ville un champ de bataille opposant Jin et Mugen ; l’épisode 6 de même, où les aventures du Hollandais s’achèvent en une gigantesque empoignade venant troubler l’ordre public. Il y a trop d’exemples pour tous les citer. Ces trois héros, qui errent à travers le Japon, sont dangereux parce qu’ils sont en mouvement, parce que leur déplacement illustre leur capacité à évoluer physiquement et psychologiquement, à une époque où il vaut mieux être sédentaire pour survivre : typiquement, Kariya Kagetoki, qui sera envoyé à l’épisode 24 pour éliminer Jin et Mugen, est un homme puissant qui a compris qu’il n’avait plus aucun intérêt à écumer le pays. Il vit désormais retranché dans son jardin, à s’occuper de ses fleurs. Ce sont deux façons d’aborder la vie qui se confrontent ici en Jin et son ennemi personnel Kariya. Le premier est un « free lancer » évoluant au grand jour, comme dit le générique, tandis que le second est un prédateur vivant tapi dans l’ombre. De façon significative, la ligne droite suivie depuis le premier épisode atteint une limite cette fois-ci définitive dans les derniers épisodes : Fuu est acculée au sommet d’une falaise, Mugen est presque tué au bord de la mer, là où la terre s’arrête donc, et Jin se fera abattre par Kariya au bout d’un embarcadère, sans pouvoir se déplacer ailleurs.
Il serait cependant dommage de réduire Samurai Champloo à une suite de moments zen et d’explosions de violence. La série possède une structure, des rappels sont souvent là pour nous situer dans l’histoire : le chapitre d’Edo se termine pour laisser commencer celui de Nagasaki à l’épisode 6, tandis que le 15 marque le commencement du chapitre du Kansai, d’après ce que nous dit une voix off pour le moins originale. Ces vagues repères achèvent de structurer l’histoire selon des critères géographiques : le scénario n’est finalement pas si important que ça, tout du moins, il puise sa force de cette errance vertigineuse.
Effectivement, tout n’est pas que désordre, le sens du tempo reste essentiel pour Watanabe, qui monte souvent ses scènes en fonction de la musique qu’il mettra à l’arrière-plan. Il s’agit donc d’imprimer avant tout un rythme, de traiter le matériau visuel comme s’il s’agissait d’un très long morceau musical. Ainsi se mettent en place divers éléments permettant de réguler l’improvisation, de la rendre harmonieuse, et de la mettre en valeur, selon deux principes :
– C’est, pour commencer, le principe de répétition : toute la série est par exemple scandée par les scènes de foules, les scènes de repas, et par un gimmick très spécial, où le corps de Fuu devient subitement obèse après avoir été bien nourri (par exemple dans les épisodes 6 et 15). Ces scènes – et il y en a probablement d’autres types, nous ne faisons qu’esquisser les possibilités – contribuent à l’identité graphique et à l’ambiance de la série, tout en lui donnant sa cohérence.
– Le principe d’alternance est aussi très important : alternance ville/campagne, soleil/lune, jour/nuit, combat/repos, etc., qui rend d’autant plus intrigants les moments se déroulant dans un entre-deux indécidable : crépuscule, aube, ou encore moment où la nature se voit subitement envahie par l’homme.
L’harmonie mélodique/visuelle (qui est une seule et même chose chez Watanabe : voir la technique du scratching qu’il rend très bien à l’écran) est ainsi soigneusement structurée, et elle apparaît d’autant plus naturelle qu’elle n’est jamais forcée. Le récit n’est jamais précipité, il peut suivre un tempo lent (cheminement) ou rapide (course), mais tout est fait pour que l’impression d’ensemble reste harmonieuse. De ce point de vue, il faut évoquer l’omniprésence des paysages : Samurai Champloo est probablement l’un des rares dessins animés où le travail des artistes de décor soit aussi bien mis en avant. Très souvent, ces paysages apparaissent sans qu’aucun être vivant ne les traverse ; ils contribuent énormément à l’ambiance parfois un peu contemplative de la série, tout en permettant au spectateur de respirer, de visiter Edo à la suite des trois héros. Watanabe parvient ainsi à donner corps à la durée, à donner l’impression réelle que le voyage des protagonistes ne se fait pas en quelques jours. De façon moins prosaïque, il fait aussi du Japon de cette époque un personnage à part entière, en le laissant s’exprimer librement, en suspendant à chaque fois les anachronismes dans ces moments privilégiés. On le mesure d’autant mieux que certains génériques de fin, comme ceux du douzième ou du vingtième épisode, revisitent des lieux entraperçus lors de l’épisode, offrant au spectateur la possibilité de mieux pénétrer dans l’univers de Samurai Champloo. Certains moments donneraient d’ailleurs presque l’impression de revoir en version animée les cent vues d’Edo de Hiroshige : vie quotidienne, flore, campagne, mer, autant de thématiques que l’on retrouve.
Cette volonté de donner de l’épaisseur au temps dans le récit, de mettre en avant l’environnement naturel, participe très bien de cette mélancolie dont la série est imprégnée, et qui colle à la peau des personnages. La contemplation du clair de lune, les paysages brumeux, tous ces éléments sont mis en valeur par cette phrase que répète plusieurs fois Fuu : « je souhaiterais que ce voyage ne s’arrête pas » (épisode 12 et 20 par exemple). Arrivée au bout du chemin, la série laissera les trois héros reprendre une route personnelle : la croisée des chemins apparaît à ce moment pour signifier que la ligne droite du récit est terminée. Mais cette fois-ci la séparation n’est pas douloureuse, elle n’est pas mélancolique, parce qu’au bout du chemin, chacun des trois héros a trouvé plus que ce qu’il attendait.
14 commentaires
^^
J'attends le reste du dossier avec impatience!
D'ailleurs je crois que le manga a été abandonné....
ps : j'aime beaucoup l'anti spambot