Qu’importe l’offense à sa mémoire causée par le studio Madhouse en interrompant la production de Yume-Miru Kikai, Satoshi Kon possède une filmographie suffisamment importante pour qu’il figure parmi les grands réalisateurs de sa génération. Perfect Blue, Millennium Actress, Tokyo Godfathers, Paprika mais aussi le complexe Paranoïa Agent : une œuvre authentique et imposante pour une carrière que le cancer a brusquement interrompue. Durant les quatre années qui séparent
Perfect Blue (1997) et
Millennium Actress (2001), Satoshi Kon s’est construit une renommée internationale. Le premier film est un thriller adapté d’un roman de Yoshikazu Takeuchi que le réalisateur a remanié à loisir. Le second est un projet original inspiré des actrices de la belle époque et basé sur le fameux trompe l’œil qu’il souhaitait mettre en scène. Je vous propose dans cet article de revisiter ces deux œuvres, pour opposer les images de l’actrice qui en ressortent.
– Mima Kirigoe : l’idole déchue
Mima Kirigoe chante comme meneuse du groupe de J-pop « Cham » jusqu’au jour où elle décide d’engager une carrière d’actrice. Un job beaucoup plus lucratif et qui lui offre de vraies perspectives d’avenir. Ses managers lui trouvent assez vite un rôle secondaire dans un triller pour la télévision. Ce nouveau projet n’enchante toutefois guère ses fans et sa popularité se met à chuter. Plus grave, un mystérieux stalker s’est mis en tête de créer un site internet qui serait tenu par la « vraie » Mima. Un site qui décrit son quotidien et ses états d’âme dans leurs moindres détails…
Mima n’a pas besoin de modèle : par la banalité de son sort, elle illustre toute une génération d’idoles. Perfect Blue critique une industrie toujours en vogue de nos jours (voyez le phénomène AKB48), qui voit de jeunes artistes s’attacher une fulgurante renommée. Aussi fulgurante qu’éphémère comme ces talents à tout faire, à la fois chanteuses, danseuses ou encore actrices sont pour la plupart oubliés dès leur majorité. Un sorte de vedettariat où l’on refuse en effet de voir son idole vieillir, où la star est montée de toute pièce pour devenir quelqu’un qui ne répond finalement plus à ses propres aspirations. Sous contrat pour une durée limitée auprès d’une société du divertissement, ces jeunes filles sont très médiatisées mais pas riches pour autant. Ainsi Mima vit dans un petit appartement et utilise les transports publics.
– Chiyoko Fujiwara : l’actrice regrettée
La célèbre actrice Chiyoko Fujiwara vit comme une recluse depuis trente ans quand un producteur accompagné de son assistant viennent lui demander une interview pour l’anniversaire d’un studio de cinéma. Genya Tachibana en profite pour lui rendre une clé qui déchaîne chez la vieille dame un flot de souvenirs à l’écran. Tout commence par cette rencontre avec un artiste blessé qui fuit la police dans les années 30. Un véritable coup de foudre que l’innocente enfant qu’est alors Chiyoko se met en tête de poursuivre tout au long de sa vie. Quand un producteur de film de propagande la repère, séduit par ses grands yeux et sa belle voix, ce n’est pas sa passion pour le métier qui la convainc d’accepter mais l’idée de pouvoir courir après celui qu’elle aime.
Millennium Actress est un hommage aux grandes actrices de la belle époque, celles qui ont marqué l’histoire du cinéma. Satoshi Kon a souvent répété qu’il ne s’était pas inspiré d’une en particulier. Pourtant
Setsuko Hara affiche de troublantes similitudes avec Chiyoko. Elle aussi avait un surnom, la Vierge Éternelle, car elle interprétait souvent le rôle d’une jeune fille attachée à ses racines familiales. Elle aussi était célibataire et sans enfant dans la réalité, situation assez controversée dans les années 50 où la fondation d’un foyer était plus un devoir qu’une convenance. Ses films les plus connus sont
Printemps tardif et
Voyage à Tokyo, réalisés par Yasujirō Ozu. Elle disparut de la scène à 42 ans seulement (tout comme Chiyoko), l’année du décès de son réalisateur fétiche. Beaucoup de spéculations s’ensuivirent. Sa décision causa la colère des fans, de l’industrie du cinéma et des médias. Dans sa retraite à Kamakura où elle vit aujourd’hui encore, elle refuse toute visite de journaliste. Millennium Actress reste une pure fiction mais s’inspire du voile de mystère recouvrant cette grande actrice et s’invite dans les pages non-dites de l’histoire.
L’actrice, la chose et la femme
On trouve un premier rapport entre Setsuko Hara et les idoles japonaises dans cette éternelle pureté que les fans leur attachent. Mais la relation entre l’actrice et ses admirateurs est souvent houleuse. Ainsi ce bon vieux Genya grince des dents quand Chiyoko évoque son mariage (heureusement râté) avec un réalisateur. Le stalker de Mima achète et déchire les magazines où sont publiées des photos érotiques qui salissent l’image de l’actrice.
La toute dernière représentation de Mima avec les « Chams » montre bien que l’idole doit correspondre à l’image que ses fans ont façonné d’elle. En tenue de scène, un justaucorps avec jupette et jarretière, on la voit danser dans le creux de la main de son admirateur le plus détraqué. Un peu comme une marionnette, une ballerine qui se met à tourner dans une boule à neige musicale. Le vilain méchant dans Perfect Blue est un gros stéréotype de l’otaku parlant avec les posters de son idole qui envahissent sa chambre. Tout ce qu’il voit chez Mima, c’est un personnage qui le fascine, qu’il manipule sur la scène et non pas la femme qu’il parvient à déboussoler et cherche finalement à détruire.
Genya Tachibana est lui aussi une sorte d’otaku mais dans un sens positif du terme. Dès le début, le spectateur le surprend en train de murmurer le nom de son actrice fétiche, emporté par un film qu’il doit avoir vu de nombreuses fois déjà. Un admirateur ingénu qui donne à son studio le nom de la fleur préférée de Chiyoko : le lotus. Son idole à lui est éternelle : « elle ne vieillira jamais » dit-il avec conviction à l’adresse d’un assistant peu motivé par l’idée de l’interview. Son admiration pour Chiyoko, qu’il salue tout rouge et avec une excitation gênée, ne va pas jusqu’au fanatisme. Genya fait ainsi preuve de beaucoup de respect, de délicatesse et de sympathie devant une dame dont la santé trahit tout de même quelque faiblesse. Il possède pour Chiyoko et sa carrière un enthousiasme débordant qui lui permet de vivre intensément chaque scène du récit. Plus d’une fois il verse un ruisseau de larme devant la destinée de la femme qu’il admire tant.
La muse est une femme
On a souvent demandé à Satoshi Kon pourquoi il préférait mettre en scène des femmes dans ses projets. L’intrigante héroïne de Paprika et la designer de Maro-mi dans Paranoïa Agent n’échappent pas à cette tendance marquée chez le réalisateur. Il répond au studio
Dreamworks pour Millennium Actress :
« Si j’avais utilisé un personnage masculin pour ce film, il aurait été attaché à un événement ou à une figure historique. Le film n’aurait plus cette impression de ‘courir à travers le temps’. Le personnage principal devait donc être une femme. »
L’histoire de Chiyoko est pourtant ancrée dans celle de son pays. Née durant le grand séisme du Kantô en 1923, elle assiste durant sa jeunesse à la montée du nationalisme. Les rues sont animées par une traque aux espions alors que se préparent les étincelles de la guerre. Avant ses débuts, les producteurs vantent auprès de sa mère (qui trouve le métier d’actrice «douteux») les services à la nation rendus par leur film et leurs acteurs. Durant son escapade en Mandchourie du Nord, elle sort indemne d’un accident de train fomenté par des activistes. Plus tard, au milieu des bombardements, le portrait que le mystérieux peintre a dessiné sur le mur de sa réserve se trouve miraculé des ruines. On sent néanmoins une certaine distance entre la jeune fille et l’actualité dans la mesure ou l’innocente demoiselle ne s’inquiète guère que de sa quête amoureuse.
« Pour moi, créer un personnage féminin n’est pas mon fort. L’image de la femme qui apparaît dans l’animation japonaise, dans son ensemble, devrait s’approcher d’un stéréotype préexistant. Les femmes comme celles qu’on voit dans les animes n’existent pas vraiment en réalité. (…) Les femmes sont des femmes. Et les personnages féminins aussi possèdent leurs propres intentions et personnalités. Je mets donc en place l’histoire d’une manière à laisser ressortir ces personnalités. »
On se souvient du court métrage réalisé par Satoshi Kon dans
Ani*Kuri15. Le réveil de la jeune femme y est saisissant de réalisme. Elle montre un tel automatisme dans les gestes qu’elle en vient à se dédoubler, comme si plusieurs matinées venaient se superposer avec à chaque fois un petit temps de retard. Dans sa quête de réalisme, le réalisateur observe ses héroïnes en coulisses. Ainsi Perfect Blue raconte l’histoire d’une actrice qui reste avant tout une femme avec ses états d’âme. De même, Chiyoko paraît obnubilée par sa quête sans fin. Satoshi Kon ne fait cependant pas du réalisme une fixation :
« Je ne crois pas que le personnage de Chiyoko puisse être réel. Dans la vraie vie, un tel personnage serait une nuisance pour son entourage. C’est peut-être mieux pour l’audience de considérer Chiyoko comme un personnage de folklore. J’en ai plutôt fait un symbole d »esprit’ et de ‘pensées’. »
Chiyoko n’est pas Setsuko Hara : leur filmographie n’est pas la même. Celle de Chiyoko forme une sorte d’anthologie du cinéma où la jeune fille interprète toutes sortes de rôles sur un millénaire d’histoire : une infirmière, une fille de samouraï, une geisha, une lycéenne, une astronaute, une shinobi, etc. L’actrice retraitée séduit le spectateur par l’aura qu’elle véhicule, vêtue de son kimono dans son petit paradis perdu. Elle affiche un certain contrôle de soi mais reste profondément humaine à travers les joies et les regrets partagés dans son récit. Millennium Actress, c’est en quelque sorte le témoignage éclairé d’une vie remplie, riche en sagesses et enseignements. Plus qu’une actrice, c’est la force des désirs d’une femme que Chiyoko porte en elle qui fait surface.
Les influences cinématographiques
Le cinéma, au centre des enjeux de Perfect Blue et Millennium Actress, nous apprend beaucoup sur les inspirations du réalisateur. Le premier livre une critique acerbe d’un monde de la scène où le viol est un rite de passage tandis que le second montre que Satoshi Kon est malgré tout un grand amateur de cinéma.
Ses sources sont essentiellement américaines. A commencer par Terry Gilliam (Satoshi Kon apprécie tout particulièrement Brazil, où la femme dont rêve le héros prend forme dans la réalité) qui pratiquait le même genre de clivage entre fiction et réalité. Perfect Blue est un thriller au fond très hitchcockéen et rappelle l’œuvre de David Lynch qui réalisera quelques années plus tard Mulholland Drive, un film qui voit ses héroïnes naviguer entre conscience et inconscience. L’histoire de Mima est en outre à la source d’un fameux soupçon de plagiat à l’encontre de Black Swan. Millennium Actress fait aussi référence au cinéma occidental. En particulier Abattoir 5 de George Roy Hill dont le personnage principal est un soldat qui peut voyager dans le temps, revivre ses propres souvenirs et incarner plusieurs existences à la fois. On le retrouvait tantôt sur une autre planète, au fond d’un abattoir puis au milieu des bombardements de la seconde guerre en passant par une cérémonie de mariage.
Dans Millennium Actress, Satoshi Kon raconte la vie d’une actrice de son pays. Paradoxalement, il se trouve peu influencé par le cinéma japonais. Si la carrière de Chioyoko représente plus à une anthologie du cinéma qu’autre chose, Millennium Actress s’inspire tout de même étroitement du cinéma asiatique. Le château assiégé rappelle l’attaque du Château de l’araignée de Kurosawa, également réalisateur des Sept Samouraïs. La vieille qui tourne la roue du temps est aussi un motif issu de ce film. La scène où Chiyoko est poussée au mariage par sa mère s’inspire quand à elle de Voyage à Tokyo, le petit bébé d’Ozu et de Setsuko Hara.
La mise en abyme du récit
Pour la petite histoire, le frère de Setsuko Hara, cameraman de métier, était mort sur des rails de chemin de fer tandis qu’il filmait. Peu après, elle incarnait un rôle au sein d’une famille en deuil. La vie réelle semble alors rattraper l’actrice sur la scène, se refléter dans le rôle qu’elle incarne. Dans Millennium Actress et Perfect Blue, Satoshi Kon s’attache à faire du film une mise en abyme du récit. On retrouve donc parfois sur le plateau du tournage les mêmes répliques qui jonchent le quotidien de l’héroïne.
Dès ses premiers pas, Chiyoko laisse sa pensée vagabonder durant les prises de vue et en oublie son texte, au grand dam de l’équipe de tournage. « Je veux le voir » lance-t-elle par la suite, laissant les réalisateurs et l’actrice principale stupéfaits d’admiration devant une telle assurance dans la voix. « J’ai promis de le rejoindre » dit-elle plus tard dans sa carrière, tandis qu’elle s’apprête à monter dans une navette spatiale. On retrouve semblable coïncidence dans Perfect Blue. Mima incarne dans son film et dans la réalité une jeune fille « violée » et qui a perdu tout repaire. « Qui êtes vous ? » s’interroge l’héroïne quand elle prend conscience qu’elle est la cible d’un stalker. Puis la caméra sort de son appartement, comme si le spectateur s’enfuyait après avoir été surpris en train de l’observer dans son intimité, et elle ferme ses rideaux. Le lendemain on retrouve la jeune actrice qui se pose frénétiquement la même question en coulisses. Il s’agit de sa seule réplique ce jour-là…
Et comment expliquer autrement que par cette mise en abyme l’omniprésence du policier à la balafre? Dans un film, il tente d’arrêter l’intrépide femme de samouraï interprétée par Chiyoko. Plus tard, dans la réalité, il jette en prison la jeune fille pour lui arracher des aveux. Pareil pour Eiko Shimao qui sert d’entremetteuse à la fois dans ses derniers rôles et dans la réalité où elle parvient à mettre ensemble (mais pour peu de temps) Chiyoko et son réalisateur. Durant les dernières années de sa carrière, notre belle actrice est poussée par deux fois au mariage en peu de temps, une fois par sa mère dans la réalité, une seconde fois par Eiko sur la scène. Des propositions que Chiyoko (la femme qu’elle interprète aussi d’ailleurs!) s’entête à refuser, toujours aussi amoureuse de son peintre à la clé.
A la fin du Voyage à Tokyo, Noriko refuse toute avance de mariage : « Je ne suis plus toute jeune ». Et le film de se terminer sur une acceptation de son sort. « Mais alors, la vie n’est-elle pas décevante ? » demande sa belle-sœur. « Oui, rien que déception » répond Noriko avec le sourire aux lèvres. Une image saisissante de contraste et d’ambiguïté. Tellement poignante qu’on se demande s’il ne s’agit pas d’un témoignage de la vraie Setsuko Hara. La réplique rappelle aussi le dernier message de Chiyoko dans Millennium Actress, où le bonheur de courir après l’être aimé surpasse toute déception.
Les manipulations du réel
Si Perfect Blue et Millennium Actress restent deux films radicalement différents, la plongée dans la vie d’une actrice n’est pourtant pas leur seul point commun : à chaque fois Satoshi Kon voulait changer la perception linéaire du temps en confondant différentes réalités. Ainsi Perfect Blue mélange illusions et réalité. Millennium Actress y introduit les souvenirs de Chiyoko, sous forme de flash-back ou de prises de vue. Paprika distinguera le rêve de la réalité. Satoshi Kon a fait de la manipulation du réel un leitmotiv tout au long de sa carrière. Un torrent d’images qui déroutent le spectateur et lui demandent de participer activement au puzzle qui se déconstruit devant ses yeux.
-Perfect Blue : les troubles de la personnalité
Pefect Blue est différent du roman qu’il adapte car il met en scène un film dans le film et s’attache à démonter la frontière entre le monde réel et l’imagination de Mima. Satoshi Kon veut que le spectateur prenne conscience de la gravité des troubles de l’héroïne. Il nous est facile de distinguer les images du film de celles du quotidien de Mima, ses cauchemars et la réalité. Pour elle en revanche, tout est réel : elle pense même avoir poignardé son photographe !
Perfect Blue fonctionne comme une sorte de labyrinthe psychologique où l’idole finit par ne plus savoir qui elle est. Pour appuyer cet aspect, Satoshi Kon alterne scènes du tournage et du quotidien sans aucune transition. Dès le début, Mima se dépêche de traverser la rue avant de courir en jupette sur les planches du dernier spectacle des Chams (voir les images ci-dessous). Quand elle écoute son tube dans le métro, ses mouvements de bras se poursuivent sur la scène. Un peu plus tard, elle ouvre la porte de son appartement pour se retrouver dans la rue, entourée d’une foule d’admirateurs avec son manager. Tout au long du film, le rythme accélère jusqu’à ce qu’un enchaînement d’images nous montre la jeune femme successivement en train de se réveiller, de tourner une scène, de se perdre dans un cauchemar avant de se réveiller à nouveau. Dans quelle réalité faut-il alors situer la jeune femme ? Le spectateur ne sait plus si c’est la réalité ou la manière dont elle la voit qui devient délirante.
– Millennium Actress : le tourbillon des souvenirs
Si Satoshi Kon joue avec les illusions dans Perfect Blue, il manipule le temps et les souvenirs dans Millennium Actress. La fameuse clé n’est pas seulement un MacGuffin : elle opère comme une madeleine de Proust et ancre les souvenirs de Chiyoko dans une certaine forme de réalité.
En somme, le réalisateur utilise les mêmes ficelles que dans Perfect Blue. Ses effets de trompe l’œil y sont simplement sublimés. La porte du train accidenté s’ouvre au second étage de la résidence d’un samouraï. Les flammes de l’incendie ont entre-temps laissé leur place à celles de la guerre. Plus loin, la porte de la prison où est incarcérée Chiyoko s’ouvre sur sa ville natale en ruines. Satoshi Kon s’attache ainsi à créer un personnage pour lequel passé et présent sont simultanés. Tout se passe comme si les souvenirs de la vieille femme étaient transmis à leur état brut : en vrac, tels qu’ils refont surface, sans le moindre souci d’ordre.
Au bout d’un moment, Genya et son assistant sont projetés dans les souvenirs de Chiyoko. Leur apparition incongrue surprend le spectateur et permet un glissement de focalisation. Notre regard devant Millennium Actress est peut-être celui de l’assistant, totalement désabusé face aux souvenirs de Chiyoko qui prennent vie tandis que son patron participe à leur dynamique. La carrière de l’actrice est alors vécue sous un jour nouveau : on n’écoute plus son récit, on le vit. On pourrait s’interroger : comment les reporters font-ils pour voyager dans le temps, pour interagir avec la jeune fille ? Peuvent-ils changer le passé ? C’est l’impression que donne Genya quand il lui vient en aide. Que ce soit dans ses films ou dans la réalité. Mais qu’en est-il vraiment ? Réponse dans cette interview faite à
Catsuka ?
« Les souvenirs aussi sont souples, ce ne sont pas des choses fixées une fois pour toutes. Ils peuvent évoluer avec le temps ou selon d’autres circonstances, un souvenir qui était triste à l’époque peut se changer en toute autre chose. Les faits restent des faits, mais soumis à une subjectivité humaine, ils peuvent se transformer. »
Encore presque enfant, Chiyoko s’enfuit de la prison où la détenait l’homme à la balafre pour retrouver le peintre à la clé. Un long couloir la mène devant une porte…
Au moment où elle ouvre la porte de sa prison, deux réalités se superposent : la jeune fille est toujours vêtue comme une détenue mais c’est une ville en ruine que l’on aperçoit à l’horizon…
Chiyoko arrête sa course folle, stupéfaite devant le spectacle alentour. La scène se situe bien plus tard, durant les grands bombardements qui ont ravagé sa ville natale. D’une image à l’autre, les années ont passé et la jeune fille est désormais une adulte à part entière.
Notons enfin que la façon dont les reporters s’introduisent dans le passé de Chiyoko annonce celle dont les enquêteurs de Paranoïa Agent plongeront dans l’univers RPG du prétendu Shônen Bat (épisode 5). Satoshi Kon ne pouvait désormais plus se passer de ses petits jeux de scène !
La quête et ses obstacles
Dans une course souvent effrénée, Mima et Chiyoko mènent une quête bien différente. La première cherche une sorte d’équilibre intérieur, l’autre est à la poursuite de l’élu de son coeur. Toutes les deux portent une malédiction qui les empêche d’arriver à leur but, respectivement le délire paranoïde et la fuite du temps.
Si Chiyoko symbolise la grande actrice qui reste fidèle à elle-même et à ses sentiments, Mima n’arrive absolument pas à exprimer ses envies, se contentant de fondre dans le moule qu’on lui crée. Entourée de personnes qui décident pour elle, Mima trahit une agaçante passivité, un manque de caractère qui engendre progressivement des troubles de la personnalité. Il suffit de la voir baisser la tête dans un profond silence quand on parle de son avenir pour comprendre qu’elle n’ose pas extérioriser ses pensées. Ou encore cet air faussement détendu dans la voiture du manager alors qu’elle vient de subir un simulacre de viol sur le plateau de tournage. Les « Chams » sont plus populaires que jamais en son absence tandis qu’un vicieux photographe lui arrache des photos érotiques.
Le caractère effacé de Mima transparaît tout particulièrement quand on la trouve en position de fœtus dans sa baignoire. Son cri de haine lancé à l’égard de son entourage est étouffé par l’eau du bain. Cette ambiguïté des sentiments engendre progressivement un dédoublement de la personnalité que vient renforcer l’apparition d’un imposteur tenant une page perso à son nom sur internet. Son double prend alors vie, dans une glace ou dans la réalité, sa manager Rumi finissant même à ses yeux par incarner dans toutes ses formes l’idole imaginaire née des fantasmes de ses admirateurs. Au bout de sa quête, Mima accède à ce que Satoshi Kon qualifie de « renaissance ». Étrangement, le sourire taquin dans le rétroviseur qui conclut le film, « je suis la vraie Mima », est assez dérangeant et laisse plutôt croire que son double a désormais pris le dessus. Idole ou actrice? Chacun aura sa propre interprétation.
Dans Millennium Actress, la malédiction de Chiyoko apparaît sous la forme d’un vieille qui tourne une roue : symbole du temps qui passe, de la mortalité de l’être. En voyant le spectre de la vieille se refléter dans la vitre d’une armoire ancienne, Chiyoko interrompt son jeu de scène alors qu’Eiko, qui incarne cette fois sa mère, lui conseillait d’abandonner ses « rêves de petite fille ». Toujours entravée dans sa quête par le policier à la balafre et déroutée par une rivale jalouse, Chiyoko voit le temps se consumer comme une peau de chagrin. Une malédiction qui annonce les regrets et le caractère vain de sa quête dont fera part la grande actrice sur son lit de mort : « Je voulais qu’il me voit telle que j’étais jadis. » Car si ses gestes respirent encore une éternelle jeunesse et sa mémoire s’avère toujours aussi excellente, la jeune femme a désormais vieilli et le peintre ne reconnaîtra jamais celle dont il a réalisé le portrait. Est-ce à dire que la fin de Millennium Actress est triste pour autant ? La clé ne lui a-t-elle pas ouvert une nouvelle fois la porte de la jeunesse, de « ce qu’il y a de plus important »?
Conclusion
Perfect Blue et Millennium Actress sont deux œuvres étroitement rattachées par un réalisateur qui voulait en faire de véritables sœurs en rassemblant la même équipe autour du même budget. Satoshi Kon y utilise des techniques de mise en scène très spécifiques pour manipuler fiction et réalité, donnant ainsi un souffle de vie d’un genre nouveau à l’aventure de deux actrices que tout oppose. Un film sombre et un autre plus joyeux qui racontent des destinées laissant au spectateur bien des choses à penser. Merci monsieur le réalisateur !
Sources et références sélectives :
Manga news – Dossier Hommage à Satoshi Kon
L’ouvreuse – Perfect Blue
Millennium Actress: Apologie de l’Amour en fuite
Midnight Eye interview: Satoshi Kon
Setsuko Hara: The diva who left Japan wanting a lot more | Capital New York
Interview with Millennium Actress Director Satoshi Kon. DVD Vision Japan
La structure cristalline dans Millenium Actress
13 commentaires
On ne rappellera jamais assez à quel point ils sont bons. Millenium Actress en particulier est pour moi l'un des meilleurs films que nous a offert la japanime.
Un article bien instructif et qui lui rend un bel hommage, merci.
Je sors d'un cours sur le cinéma d'avant-garde français, et un film barré en amenant un autre, on a parlé justement de Brazil et de Blue Velvet (entres autres)
Je n'ai toujours pas réussi à trouver Millenium actress en stream par contre et j'ai encore plus envie de le voir maintenant... J'ai un autre cours sur la culture des XIXe et XXe siècles et on est en plein dans la Belle Epoque (bon, française certes !)
Etrangement, Millenium Actress et Perfect Blue sont les seuls films de KON que je n'ai pas encore vu. J'espère une éventuelle sortie Blu-Ray mais sinon je me rabattrai sur les DVDs...
Je garde un souvenir impérissable de ces deux oeuvres, surtout la première qui frappe par une violence - aussi psychologique que graphique - qu'on ne retrouvera jamais vraiment chez Kon.
Tu comptes t'attaquer aux deux autres films ? :)
Je ne compte pas m'attaquer aux deux autres films car je n'ai pas grand chose à en dire. Tokyo Godfathers sonne un peu trop conte de Noël à mon goût. Satoshi Kon y laisse ses astuces de metteur en scène au placard et le récit donne bien moins de place à l'interprétation. Et Paprika m'a laissé un peu de marbre. Par contre, il y aurait pas mal de choses à dire sur Paranoïa Agent.
Sinon je préfère Millennium Actress. Peut-être parce que le récit nous fait voyager dans le temps et dans l'espace. Mais aussi pour sa douceur et sa simplicité. Ses émotions que l'on ne retrouve pas dans Perfect Blue.
Merci à tous pour vos commentaires sinon :)
Un joli conte de Noël ouais.
Paprika m'a aussi un poil déçu sur le fond, mais la forme reste vraiment splendide.
Si tu arrives à pondre une analyse poussée de Paranoïa agent, là je te tire mon chapeau, parce que dans le genre déroutant... :P
Satoshi Kon était un vrai génie et Millenium Actress est l'un des films les plus beaux et profonds que j'aie pu voir. C'a fait toujours plaisir de lire un article dessus, papiers qui malheureusement se font trop rares (j'ai aussi écrit au sujet de ce trésor sur mon blog, à ma manière .)
Satoshi Kon c'est presque mon dieu, mais de lire ça, ça me fais penser aux chef d'oeuvre qu'il aurait pu encore nous offrir... C'est une grande perte, très grande...
En tout cas bel article, c'est vraiment plaisant de replonger dans ces deux films avec l'analyse que tu en fais.
Chapeau-bas monsieur le prince !
Un gros merci Sirius.
Perfect Blue est assez intéressant. Sur ma chaîne YouTube, j’ai fait une analyse sur lui et sur d’autres films pour adultes réalisés avec animation numérique. Si vous voulez vérifier c’est le lien?