Gankutsuou
Opéra de l’excessif et du géant, Gankutsuou manie les formes et les sons avec une prodigieuse adresse. Le fondateur de Gonzo, Mahiro Maeda, mène sa représentation comme un chef-d’orchestre et témoigne, en vingt-quatre épisodes, d’une puissante virtuosité narrative. Plus qu’une peinture des passions et des grandeurs, plus qu’une épopée, Gankutsuou est une oeuvre maîtresse, parachevée dans ses moindres embranchements.
La première approche surprend, presque oppressante pour la rétine : le carnaval, défilé de couleurs heurtées à outrance, s’engouffre dans l’epilepsie. Trompe-l’oeil, mise en scène qui fausse tout. Gankutsuou épousera l’amertume et la fatalité, tourmentant jusqu’à l’intolérable ses personnages. Gankutsuou adoptera ces clartés d’un détail minutieux et ciselé: cette science des accompagnements et ce sens de la précision, cette recherche du raffinement sophistiqué, pénétrant la moindre étoffe. Et cette extravagance étudiée, et cette folie de l’immense, qui façonnent des édifices monumentaux.
Le décor d’époque, imposant et profus, se mêle aux avancées du futur, échappée pour une fantasie que l’on sait typiquement japonaise. Si l’amalgame est connu, presque éprouvé, il atteint une sorte d’apogée, et trouve un modèle. Mais Mahiro Maeda refuse la démonstration facile, et se délecte du défi. Le rendu des costumes, des éclairages et des chevelures a ce charme exquis de la nouveauté, point de rupture avec tout antécédent.
Hagane no Renkinjutsushi s’était emparé de Beethoven et de sa Cinquième Symphonie. Gankutsuou ose s’approprier le génie de Tchaikovsky, y dissoudre son gigantisme, comme si l’ampleur déployée ne pouvait s’épanouir que dans un tel souffle. Comble de l’insolence, l’on frissonne d’euphorie. Jean-Jacques Burnel et Koji Kasamatsu, les deux autres compositeurs, jouent un ton en dessous, malmenés par le tourbillon du Manfred. Mais ils livrent des pièces somptueuses et poignantes, retranscrivent les émotions avec aisance. Et ils osent. L’opéra sur fond d’électronique. Mariage surprenant, seconde impertinence, second exploit: le piano, noble supplicié, porte la détresse, le synthétique, furieux, cristallise l’ivresse. Maeda sait qu’il peut tout se permettre, qu’il donne naissance à un chef-d’oeuvre.
Les personnages souffrent, écartelés, poursuivis par les affres d’un passé macabre: ils recèlent leurs mystères, se cachent, fuient, se détraquent. Le comte, point d’ancrage à toute l’intrigue, défie la perfection par sa seule présence : image de la série autant que son essence, il attise la curioisité et captive l’intérêt. Ambigu, magnétique, glacial, acerbe ; placide en apparence, rongé de l’intérieur, par un désir brûlant. Les autres protagonistes ont moins de prestance et de personnalité, qu’importe. Tous, dans leur dessin si soigné et leurs allures stylisées, élaborent une atmosphère anxiogène et profonde.
Maeda n’a pas à rougir de Dumas. Mais il n’occulte pas sa référence et insère, çà et là, quelques epîtres, quelques journaux en français. La voix du Comte, autrefois celle d’Alucard, résume les précédentes vingt-cinq minutes dans la langue de Baudelaire, confirmation plaisante du goût japonais pour l’exotisme hexagonal.
Mais c’est sans en perdre la teneur que Maeda s’inspire du Comte de Monte-Cristo. Cette diatribe des fortunes bâties sur la souillure et cette plongée grandiose dans la noirceur des âmes; toute la dimension sociale du dix-neuvième siècle bouillonne. C’est aussi l’accomplissement d’une irrésistible vengeance, l’abandon de l’enfance. L’amertume imprègne toute la série, éveille des résonances universelles.
Une assimilation lente et délicieusement douloureuse va s’opérer au fil des approfondissements et des révélations; à chaque épisode, l’univers devient de plus en plus dense et de plus en plus inextricable, tissant des imbrications sans plonger dans l’enchevêtrement, entrecroisant les lignes de son scénario sans les emmêler. La maîtrise est pleine, symptôme d’un agencement subtil.
Et tout se cristallise pour bientôt voler en éclats; tout s’érige, tout s’élève, pour bientôt s’effondrer, et pour atteindre, en contrepoint, les vertiges d’une épopée spatiale. Gankutsuou a frôlé l’emphase et la démesure sans y être avalé, a déployé son éloquence dès la première seconde, le spectateur laissé dans l’ignorance.
Enfin, le dénouement: la séquence, intemporelle, empoigne la cervelle. Enfin, l’abolition du tourment. Enfin… la délivrance. Libérée de cette extase, l’âme respire enfin.
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