La vie rêvée des anges (3/3)
Haibane Renmei, de Yoshitoshi ABe
Attention, ce dossier dévoile de nombreux passages clés de l’intrigue. Sa lecture est donc fortement déconseillée à ceux qui n’ont pas regardé en entier l’anime.
Haibane Renmei est un anime des plus atypiques, de par son ambiance, les personnages qu’il met en jeu, mais également par la diversité des thèmes qu’il aborde et les très nombreuses pistes d’interprétation qu’il permet. Ce dernier point est encore plus frappant, si on a lu le roman La Fin des Temps1 de Haruki Murakami.
Le rêve
Une question obsédante revient tout au long du premier épisode : qu’est-ce qui est un rêve ? Rakka se réveille alors qu’elle chute. Or cette chute elle-même est un rêve. Puis réveil dans le cocon où elle se demande si elle est en train de rêver. Réveil à nouveau dans son lit et elle se demande une nouvelle fois si elle rêve. A son réveil, on lui demande de raconter son rêve. La nuit suivante, lorsqu’elle souffre au moment où ses ailes poussent, Reki dit à Rakka que le lendemain tout ça ne sera plus qu’un rêve, au sens où elle aura oublié cette douleur et donc aussi, le fait qu’elle n’avait pas d’ailes auparavant. Tout se passe comme si à chaque cycle rêve/réveil – tel qu’il le semble à Rakka – elle oubliait un peu plus de sa vie précédente où elle n’était pas Haibane. A chaque réveil elle devient ainsi un peu plus Haibane. De plus, elle est seule à chacun de ses réveils (cf. le thème de la solitude).
La vie entière dans le monde de Glie semble un long rêve éveillé : je suis comme un ange dans un microcosme étrange et je ne me souviens pas du monde réel. Enfin, le rêve revêt une importance fondamentale pour les Ailes Grises : non seulement, c’est lui qui permet l’arrivée dans le monde de Glie, mais c’est également lui qui détermine le nom qu’ils porteront tout au long de leur existence dans ce monde. En fait, le rêve dans le cocon est leur seul souvenir et le seul élément sur lequel ils puissent se baser pour savoir qui ils sont.
On peut également faire un parallèle avec le Temps du Rêve qui est l’origine du monde selon les peuples aborigènes d’Australie. Ce temps est à la fois quelque chose d’immatériel et de transcendant qui a précédé le monde que nous connaissons et un moyen pour les chamanes de communiquer avec les esprits et de voir l’avenir (bons et mauvais augures).
Un rapprochement est possible avec Haibane Renmei. En effet, dans les légendes qui racontent le Temps du Rêve, un être supérieur (une divinité) a créé le monde et ses habitants en les rêvant et en leur permettant de s’échapper du rêve. Le parallèle est frappant avec l’histoire « Sekai no Hajimari » (l’origine du monde) qu’inventent Nemu et Rakka et dans laquelle les Haibane sont des êtres qui vivaient dans les rêves de dieu et qui ont pu profiter de son sommeil pour s’échapper. Le dieu leur permet ensuite de s’en aller.
De plus, les rêves jouent en quelque sorte le rôle d’une passerelle vers leurs souvenirs du temps d’avant. C’est particulièrement flagrant pour Reki et Rakka chez qui les rêves les rapprochent peu à peu des péchés qui les marquent. Les rêves leurs adressent des sortes de message à interpréter comme les oiseaux dans les rêves de Rakka, mais il est difficile d’être augure (au sens romain du terme).
Et si les rêves, et donc leurs noms dans le monde de Glie, avaient été plus ou moins inconsciemment inventés par les Haibane eux-mêmes ? Rakka a failli/chuté donc elle se marque elle-même comme étant celle qui est tombée (un ange déchu ?). Reki s’appelle « caillou » pour mieux cacher qu’elle a été fauchée par un train, etc …
Souvenir et oubli
Le thème du souvenir et de l’oubli est intimement lié au rôle des oiseaux. Ceux-ci sont les seuls animaux que l’on voit dans le monde de Glie, et peut-être, tout simplement les seuls qui y vivent. Ces oiseaux sont en fait tous des corbeaux, bien qu’ils ne soient jamais appelés ainsi (on dit juste tori : oiseau), bêtes a priori de mauvais augure, mais qui, ici, ont un rôle et un statut tout à fait particuliers. En effet, s’ils ne sont pas toujours appréciés – ils fouillent les ordures et se font parfois chasser par certains personnages qui ne les aiment pas comme Kana – ils sont quelque part enviés par tous ceux qui vivent dans le monde de Glie. Eux seuls ont la capacité de franchir le Mur pour sortir du monde et y revenir, ils sont donc leurs seuls liens avec l’extérieur, mis-à-part les Tôgas qui viennent de l’extérieur mais dont le rôle n’est pas clair. On dit d’eux qu’ils emportant ainsi les souvenirs oubliés (wasuremono) des hommes et jouent donc dans l’anime plus ou moins le rôle des licornes dans La Fin des Temps de Haruki Murakami. De plus, les corbeaux peuplent la Forêt de l’Ouest, endroit dangereux pour les Haibane et d’où ils quittent le monde le Jour de leur Ascension. Ils sont notamment nombreux autour du puits dans lequel Rakka enterre un de leurs congénères, ils jouent le rôle de témoin de la résolution de son péché et du pardon qui lui est accordé en retour. Les oiseaux sont donc intimement liés à chaque aspect de la vie des Haibane, tout en pouvant aller partout – ils peuvent même voler, eux – sans être soumis aux contraintes des Haibane.
Un oiseau peuple le rêve de Rakka et joue un rôle très particulier et en même temps très important pour la jeune fille vu qu’il lui permet plus facilement de lever son statut de pécheresse : à la fois soutien de Rakka (dans le rêve de sa chute : il la réveille et tente de la retenir), victime de son erreur du passé (il représenterait celui qu’elle a blessé) et enfin celui qui accepte de la pardonner.
Les oiseaux prennent les souvenirs oubliés des hommes et les emportent au loin, de l’autre côté du Mur. Pour le dire autrement, les corbeaux « aspirent » les souvenirs des habitants du monde de Glie et contribuent ainsi à leur amnésie. Cela a plusieurs conséquences pour les hommes et les Haibane : privés de leurs souvenirs, il ne leur reste de leur vie antérieure que des réflexes – marcher, parler, faire du vélo – et de vagues sensations. Par exemple, Rakka qui se rappelle qu’elle faisait autrefois du vélo en chantant mais n’arrive plus à se souvenir du moindre air. Ces dernières disparaissent d’ailleurs très vite. Si Rakka en éprouve encore quelques unes, c’est tout simplement parce qu’elle est encore nouvelle, alors que Kana, par exemple, a perdu tout souvenir de ce type de sensation. Enfin, une interprétation possible est que le fait de perdre peu à peu ses souvenirs vide d’une certaine manière le coeur des habitants, qui éprouvent moins de sentiments et deviennent plus passifs. Encore une fois on peut faire le rapprochement avec le roman de Murakami où les licornes vident peu à peu le cœur des hommes et emmagasinent leurs souvenirs.
Mais le thème du souvenir et de l’oubli peut également se rattacher au thème du rêve, vu que celui-ci permet de faire ressurgir des souvenirs enfouis et en même temps constitue leur seul réel souvenir. Cependant, même lui reste assez flou en fait, à leur arrivée dans le monde de Glie. C’est particulièrement flagrant chez Rakka et Reki. Pour Rakka, c’est le corbeau qui personnifie quelqu’un qui lui était cher dans sa vie passée, voir notamment la scène du puits où ce souvenir atteint son paroxysme ; pour Reki, c’est dans sa peinture sur les murs de la pièce jouxtant sa chambre, qu’elle cherche à retrouver petit à petit son cauchemar.
On remarque qu’après la disparition de Kuu, les Haibane – sauf Rakka qui est très affectée – oublient Kuu très rapidement, presque comme si celle-ci n’avait jamais existé. En fait, les Haibane semblent oublier très vite : non seulement, ils naissent sans souvenir, mais même ceux qu’ils accumulent dans le monde de Glie disparaissent rapidement à leur tour. Cela explique la hantise de Reki d’être oubliée elle aussi après son départ. On comprend également que le fait d’avoir peint le portrait de Kuramori permet à Reki de continuer à se souvenir d’elle et de la faire encore un peu exister dans ce monde. A contrario, on remarquera que Nemu n’évoque jamais Kuramori, alors qu’elle l’a pourtant connue elle aussi.
Le corbeau a assisté Rakka et lui a montré qu’elle n’était pas seule et que si elle disparaissait, elle manquerait à au moins une personne. Le corbeau la réveille lors de sa chute, tente ensuite de la retenir … à moins qu’il annonce ainsi que le jour viendrait où il pardonnerait à Rakka et lui apporterait la bénédiction du pardon mais que pour l’instant il ne peut faire autrement que de la laisser chuter jusqu’au bout ?
Péché et pardon
Certains Haibane voient leurs ailes noircir tout à coup ou bien même naissent avec les ailes toutes noires (comme Reki), ils sont alors appelés tsumitsuki (pécheurs) et sont plus ou moins rejetés de la communauté de ceux qui conservent toute leur vie des ailes blanches (enfin, grises). En effet, pour reprendre la terminologie shintoïste, cette noirceur est le signe d’une sorte de malédiction (tatari) qui pèse sur leur vie de Haibane, reflet d’un crime/péché (tsumi) effectué dans leur vie passée.
Cet état n’est pas irrémédiable, mais pour pouvoir être sauvé – i.e. inverser le processus et retrouver la blancheur de ses ailes – il faut être pardonné par quelqu’un.
La série nous présente deux tsumitsuki : Reki et Rakka. Le crime qu’a commis Rakka n’est pas défini précisément et on en est réduit aux conjectures, toujours est-il que dans sa vie antérieure, elle a blessé, peut-être même tué, un être qui lui était cher. Celui-ci apparaît dans cette nouvelle existence représenté par un oiseau présent même dans ses rêves et le pardon viendra de cet oiseau, uniquement lorsqu’elle aura accepté son crime et aura offert une sépulture digne à la carcasse de l’oiseau gisant au fond du puits.
Pour Reki, si son péché est plus simple à comprendre – elle s’est selon toute vraisemblance suicidée en se jetant sous un train, mais ne garde que le souvenir des cailloux entre les voies par une nuit froide – se faire pardonner est bien plus compliqué, car elle est également la victime de son crime – et c’est peut-être ce qui rend le suicide si abominable – si bien que personne ne peut réellement la pardonner si ce n’est elle-même. Or, elle a une réaction de fuite face à ce péché, et ne peut donc l’accepter et encore moins se pardonner. Solution de contournement : vaincre cette solitude (cf. le thème de la solitude) en demandant pour la première fois de l’aide envers quelqu’un qui lui est cher, en l’occurence Rakka. C’est ainsi qu’elle est sauvée et accède à son jour de l’Ascension qui la délivre véritablement en même temps que cet événement la reconnaît implicitement, et rétroactivement, comme une Haibane à part entière.
Lorsque le Washi déclare que « pour ceux qui connaissent le péché, il n’y a pas de péché, ceci est le dicton mystérieux de la roue du péché », on pense au bouddhisme et à l’hindouisme cette fois. En effet, on retrouve une référence à la roue des actions (karmacakra en sanskrit) où chaque action entraîne la suivante (les fameux karmas). En connaissant et reconnaissant sa faute, on peut s’échapper du cercle infini de cause à effet, c’est le moksha (la délivrance) hindou équivalent du nirvana (l’extinction) bouddhiste.
Le déclic pour vaincre son péché et regagner le droit au Jour de l’Ascension est la rédemption : lorsque Reki comprend in extremis qu’elle doit vaincre son blocage, car c’est plus qu’une réticence, de demander de l’aide à quelqu’un, alors elle regagne confiance envers les autres et envers elle-même, et se sauve au travers de celle qui l’aide. Jusque là, Reki pensait que c’est en prenant soin d’une nouvelle, en l’occurrence Rakka, qu’elle serait pardonnée, voir notamment ses notes dans son carnet : « C’est la première fois que je trouve un cocon. Je suis contente, si contente. C’est vraiment quelque chose de spécial. Dieu t’a envoyée à moi. Je te donnerai chance et tendresse. Je serai toujours à tes côtés. Cette fois, comme Kuramori, je serai une bonne Aile Cendrée » ainsi qu’une remarque de Reki à Rakka qui insiste sur le problème de la confiance des autres envers Reki : « quand ton cocon est arrivé, j’ai fait un pari avec moi-même : si la Haibane qui en sort croit en moi alors je serai pardonnée ».
Bruit et silence
Le silence provient en premier lieu de l’environnement des Haibane, comme le silence de la neige qui tombe. On pensera aussi au silence dans le rêve dans le cocon après la chute avec le corbeau, jusqu’à ce que Rakka entende une voix de l’autre côté de la paroi.
Les cloches ont un rôle très important dans le monde de Glie et rythment par leur tintement récurrent les moments forts de la vie des Haibane, un peu comme une cloche d’église marquait autrefois les moments importants de la journée. La cloche sonne lorsque Kuu a disparu et résonne comme la cloche d’un enterrement qui accompagne une cérémonie religieuse. Son rôle est double : elle sonne la disparition de Kuu et sert de repère sonore aux autres Haibane qui se rendent dans la forêt, autrement dit, elle accompagne et guide les vivants. De plus, il se peut que Kuu entende aussi la cloche et que celle-ci la guide également lors de sa traversée du Mur, c’est une interprétation que semble suggérer Kana.
Les cloches suppléent à la parole comme moyen de communication lors de certains moments presque sacrés où il est interdit de parler : elle servent ainsi à communiquer dans le temple des Haibane, et notamment avec le Washi. Elles servent également à exprimer leurs remerciements lors de la fête de fin d’année avec une signification spécifique pour chaque couleur, ce qui fonctionne comme un message codé.
Au Japon, la cloche est synonyme de mort, au contraire du tambour qui renvoie à la naissance et à la vie. Dans de nombreux sanctuaires nippons, il y a ainsi une tour du tambour et une tour de la cloche.
Plusieurs types de personnes ne s’expriment jamais verbalement, tels les membre de la Fédération qui semblent avoir fait voeu de silence et ne parlent que par gestes. Les Tôgas, eux non plus, ne disent jamais un mot (pour ne rien révéler du monde du dehors et de ce qu’il advient d’une Haibane après le Jour de l’Ascension ?).
Autre moment sacré, à la fin de l’année – moment particulier s’il en est – après que les cloches, encore elles, ont résonné une dernière fois, tous à Glie se taisent et dressent l’oreille dans un moment de recueillement. Ils tentent alors d’entendre le Mur réémettre tous les sons emmagasinés pendant l’année écoulée.
La solitude
La solitude imprègne tout l’anime et participe à l’impression de mélancolie qui s’en dégage. Les Haibane sont en fait profondément esseulés, même s’ils vivent en petites communautés, car ils ne sont finalement qu’une poignée dans un monde étroit et peu peuplé. Dans ce monde étrange, ils n’ont d’emprise sur rien – leur naissance, leur disparition, leur nom, la réapparition éventuelle d’un péché, leur existence toute entière même (pourquoi tel Haibane est-il venu ici, lui parmi tant d’autres ?) – et où ils ne savent rien sur le pourquoi de leur existence ni sur ce qu’ils sont et d’où ils viennent (ils n’ont plus ni nom, ni souvenir). Leur arrivée à Glie est marqué par la solitude : réveil solitaire dans un rêve où l’on est visiblement seul, sauf pour Rakka qui y a parlé avec un oiseau, réveil solitaire dans un cocon, à nouveau un réveil solitaire dans la Old Home. Leur départ lors du Jour de l’Ascension, lui aussi, s’effectue seul. Sans véritable adieu, l’élu quitte ceux qu’il a côtoyés, s’enfonce seul dans la Forêt de l’Ouest et disparaît dans une colonne de lumière, bientôt oublié de ses congénères.
Parmi les Haibane, les ailes pécheresses sont encore plus que les autres vouées à la solitude et à l’isolement. Elles se sentent rejetées des autres à cause de leurs ailes toutes noires, mais en fait ce sont elles-mêmes qui s’auto-rejettent de la communauté pour ne pas subir le regard des autres ; elles doivent supporter le poids d’une culpabilité qu’elles ressentent plus qu’elles ne la comprennent et qu’elles ne peuvent partager avec quiconque. Ainsi, tant Rakka que Reki en viennent à penser que personne ne les regrettera si elles meurent et, dans ce cas, autant en finir.
Reki est peut-être la plus marquée par cette solitude envahissante. Reki s’est retrouvée seule après le départ de Kuramori, la seule à la protéger, et a dû affronter nue le regard et le mépris des autres. On se rappellera son comportement à cette époque, qui s’est soldé par un outrage au Mur, soit un péché encore plus grand. Elle a longtemps attendu en vain qu’un « dieu vienne et la sauve ». Reki se retrouve dans la position d’un croyant qui réaliserait l’absence de Dieu. Echappées d’un rêve de Dieu, les Haibane vivent à présent dans un monde sans réelle spiritualité : personne ne prie ou ne proclame sa croyance en une divinité, le « temple » des Haibane est plus le siège de la Fédération des Ailes Grises qu’un véritable lieu de culte. Livrée à elle-même, sans personne pour la pardonner ni dieu pour la sauver, Reki broie du noir dans sa chambre secrète, incapable d’interpréter son rêve en absence d’élément extérieur qui y renverrait – comme l’oiseau pour Rakka.
Dans des cas extrêmes, la solitude mène au suicide avec la pensée que « si je meurs personne ne me regrettera ».
Naissance, vie et mort
Tout commence par une naissance. Mais qu’est-ce qui a précédé cette naissance ? Une mort ou disparition du monde où le Haibane vivait avant le monde de Glie ? Et le Jour de l’Ascension ne peut-il s’apparenter à une mort ? L’être élu fait ses adieux et après son départ ne subsiste que son auréole et les plumes de ses ailes – cet être aurait donc perdu ses attributs de Haibane en quittant Glie – sur ce qui ressemble à une pierre tombale. Dans cet endroit lugubre au coeur de la Forêt de l’Ouest, ceux qui sont restés font leur deuil et pleurent l’être disparu au son triste de l’angelus que sonne l’horloge de la Old Home.
Glie serait-il une sorte de Purgatoire ou moment d’attente avant une résurrection dans le monde que nous connaissons ? Un Paradis où vivent des anges qui ne peuvent pas voler ? Ou bien au contraire un Enfer où chacun doit expier ses péchés, péchés qu’il ignore souvent lui-même ?
Enfer, purgatoire, paradis, Dante où es-tu ?
Rakka joue le rôle du passeur qui parcourt la rivière entre les deux mondes (cf. le passeur Charon qui faisait franchir le Styx) : en récoltant la matière à auréole sur les stèles – presque des pierres tombales à la japonaise – qui jalonnent l’autre rive, elle parcourt également le chemin inverse en prenant cette matière de l’autre côté pour la ramener dans le monde de Glie pour le bénéfice des Haibane. Sur les morts – les pierres tombales ou du moins commémoratives – elle prend ce qui est nécessaire à ceux qui vont naître – la matière pour fabriquer les auréoles destinées aux nouveaux arrivants.
Le suicide
Reki s’est suicidée, tuée par un train, de nuit. Et les autres Haibane se seraient-ils aussi suicidés ? Si oui, alors pourquoi seulement certains seraient des pécheurs (tsumitsuki) ? Rakka s’est elle suicidée en se jetant d’un édifice élevé – tour, toit, pont ou autre – ce qui expliquerait cette chute interminable par laquelle tout commence – ou recommence – pour elle ? Kana se serait-elle noyée dans une rivière ? Etc, etc. Idem pour les jeunes enfants ? Accidents, maladies, suicides ?
En fait, il est possible que Rakka se soit également suicidée, ce qui expliquerait pourquoi, comme Reki, elle est devenue une aile pécheresse. En effet, elle raconte au Washi qu’elle s’est toujours sentie très seule et en est arrivée à penser que personne ne se soucierait qu’elle disparaisse, ce qui sous-entend qu’elle a pu être tentée de mettre fin à ses jours. L’oiseau représente alors celui ou celle qui l’a appelée pour la réconforter et qu’elle ne se sente plus seule.
Haibane Renmei sous ses airs tantôt mélancoliques, tantôt joyeux, narrerait alors en fait la vie d’une communauté de personnes mortes dans la fleur de l’âge, voire même en bas âge. Pourtant, ils rient, se chamaillent, vivent une vie tranquille, travaillent, éprouvent des sentiments et des envies. Une deuxième chance pour eux tous ?
Les croyances
Si religion, spiritualité et croyances sont bien présentes dans Haibane Renmei, il faut faire attention à ne pas les interpréter systématiquement dans un sens chrétien. Les traductions, notamment, ont parfois tendance à leur donner une connotation biblique qu’ils n’ont pas forcément au départ. Par exemple, le nom de « Jour de l’Ascension » qui désigne le départ d’un Haibane du monde de Glie, est en fait une adaptation du terme original, Sudachi no Hi (巣立ちの日) soit littéralement « le jour où l’on quitte le nid », qui renvoie plus à un rite de passage – mais vers quoi ? – ou à une étape décisive dans la vie d’un individu qu’aux montées au ciel du Christ et de la Vierge.
Comme on l’a dit dans la première partie de ce dossier, les Haibane sont des sortes d’anges – on pense immanquablement au christianisme et au paradis – et, du moins, ils en arborent les caractéristiques, auréole et paire d’ailes, mais sans la sainteté et l’esprit qui y sont habituellement associés. D’ailleurs, à quoi leur servent leur auréole et leurs ailes ? Ils ne peuvent pas voler, ne sont les messagers de personne (ange vient du grec angelos qui désigne un messager), et leur vie est finalement presque identique à celle de n’importe quel individu à Glie : ils doivent se vêtir, travailler pour vivre, etc. Ce sont simplement les marques d’un destin un peu particulier.
De même, le monde de Glie, est difficilement définissable : est-ce un paradis – réservé à une poignée d’individus pour une raison inconnue mais en même temps où se côtoient ceux qui ont des ailes et ceux qui n’en ont pas – dont le Washi serait une sorte de gardien ? (vision chrétienne) Une étape intermédiaire entre deux vies humaines, en attente d’une réincarnation ? (vision hindouiste ou bouddhiste).
Glie est en tout cas un endroit retiré de tout et où même Dieu (ou les dieux) est absent : personne ne fait référence à un être supérieur et divin capable de les sauver, voir la déception de Reki qui a attendu en vain un salut du Ciel, et de donner un sens à leurs existences, d’où sa solitude. C’est seulement dans le récit de la création raconté à deux voix, Nemu et Rakka, qu’il est fait mention de l’existence d’un dieu (unique ?) qui aurait créé les Haibane et leur aurait permis de s’enfuir de sa tête. Le Monde de Glie tout entier, ses habitants y compris, ne serait-il qu’un long rêve oublié d’une divinité ? Et qui amène les Haibane dans un cocon avant de les faire partir de Glie, Dieu ou une prédestination ?
Le shintoïsme est également bien présent dans l’anime, notamment via la notion de tsumi (crime, péché) comme on l’a déjà évoqué plus haut. Ici encore, l’utilisation du terme « péché » renvoie inutilement à la religion chrétienne. Reki et Rakka sont des tsumitsuki (pécheresses) car elles ont enfreint un interdit ou commis un crime d’une manière ou d’une autre. Elles subissent alors le pendant du tsumi, le tatari, sorte de malédiction divine qui ne pourra être retiré que lorsque le pécheur se sera fait pardonner de la divinité. Le tatari est ici la couleur noire qui s’étend progressivement sur leurs ailes, sans que rien n’y personne ne puisse l’empêcher. Le seul moyen pour Reki et Rakka de s’en débarrasser et de se faire pardonner de leur victime. Dans le monde de Glie cette dualité tsumi/tatari n’est plus à prendre dans un rapport « homme / divinité » – car, comme on l’a dit précédemment, il n’y a plus vraiment de dieu à Glie – mais plutôt dans une relation « homme / victime », et donc, dans le cas, où l’homme et sa victime ne font qu’un (le suicide), c’est le pécheur lui-même qui se maudit et, inversement, peut se sauver.
Cette marque noire sur les ailes est une souillure, une marque infâme – comme les criminels que l’on marquait au fer – dont elle tente à tout prix de se débarrasser : leurs ailes blanches/grises, signe de pureté sont devenu d’un noir de jais, comme polluées. La souillure a une connotation très forte et extrêmement négative chez un peuple marqué par le shintoïsme. On se rappellera à ce sujet le statut de paria qu’avaient les Burakumin qui effectuaient des travaux jugés impurs bien que nécessaires (dépecer des animaux, tanner les peaux, …). Rakka affirme ainsi qu’elle souille le monde de Glie par sa présence en tant que pécheresse.
Ceux qui ont des ailes de cendre (1/3)
Le Monde de Glie, entre les Murs (2/3)
1 La Fin des Temps de Haruki Murakami (titre VO : Sekai no owari to hādoboirudo wandārando), traduit du japonais par Corinne Atlan, édité en France par le Seuil (collection Points), 528 pages, 2001 pour l’édition française
3 commentaires
J'ai beaucoup apprécié les nombreuses suppositions que tu as faites Starry, elles démontrent parfaitement l'une des plus grandes forces de la série : ses non-dits. La qualité de l'univers et l'atmosphère poétique qui s'en dégage doivent beaucoup à ces zones d'ombre.
Excellent dossier qui se termine ici en beauté. Merci pour le travail accompli :)
Merci bien!