Le Chevalier d’Eon et l’alphabet irrationnel
L’un des aspects les plus brouillons, mais aussi les plus passionnants, du Chevalier d’Eon, concerne l’utilisation absolument improbable que l’on y fait des psaumes et poèmes, et de manière générale, des mots.
I – Baragouin et salmigondis
Toute la symbolique de la série repose sur une anagramme très alambiquée, et que la série exploite à l’excès, allant jusqu’à l’inscrire dans son générique de fin. Le symbole H : O, dont on a parfois bien du mal à comprendre ce qu’il vient faire là, est effectivement mis à toutes les sauces, flottant dans l’air, apparaissant sur les murs, parcourant les corps… De son origine nous ne saurons rien jusqu’au bout : d’où vient cette puissance, est-elle magique, alchimique, satanique ou divine ? Le mystère reste intégral. En revanche, l’origine étymologique, déviante en tous points, nous est donnée avec une complaisance qui rend très vite suspicieux : le générique nous le montre déjà, mais la crypte où repose le corps de Lya y insiste encore plus.
Deux niches sur lesquelles reposent des gargouilles exhibent très visiblement les mots « Hommes » et « Optare » pour la première, et « Métamorphose » pour la seconde. A partir de là, seul le scénariste japonais le plus fou a pu créer une anagramme invraisemblable de bout en bout, parce que mêlant – brillamment ? – le français « hommes » et le latin « optare » (qui signifie choisir) : en effet, si l’on prend toutes les lettres et qu’on les met dans un ordre différent, on obtient bel et bien le mot « Métamorphose » (voilà ce qu’est une anagramme). Quelle trouvaille ! Elle est gratifiante pour le spectateur japonais ou anglophone, parce qu’il n’a pas trop de mal à faire le lien, et comme il ne comprend pas ces langues, il se dit qu’il y a là un vague symbole cabalistique peu intéressant à explorer. Mais nous, pauvres spectateurs français, nous avons la (mal)chance de comprendre au moins deux de ces mots, et que ne se produit-il pas dans nos misérables esprits ? Ces mots sont à la fois ultra signifiants et absurdes, qu’on y regarde de plus près : « hommes » peut renvoyer à la destinée de l’Homme face à la Révolution, tout comme il peut juste évoquer le genre humain dans son ensemble. Associé au mot « optare », on peut se demander si les hommes vont devoir choisir un chemin (entre la monarchie absolue et la démocratie), ou si il existe des hommes qui ont été choisis (mais par qui ?). Bref, le flou demeure, peu importe la façon dont on dispose les pièces du puzzle ; d’ailleurs, l’association douteuse du latin et du français achève de nous convaincre que ces mots ont avant tout été choisis pour la beauté de leurs sonorités… ou pour les besoins pratiques du scénariste ! Mais ne nous arrêtons pas là : avec ces deux mots, on peut faire « Métamorphose », quelle idée ! Seulement, un problème demeure : à quoi renvoie ce mot ? A rien, à part au cas particulier du chevalier d’Eon qui a effectivement la possibilité de se métamorphoser en Lya de Beaumont. Des mots presque vides de sens sur lesquels repose toute une série, voilà le paradoxe du Chevalier d’Eon. Et ce paradoxe confine au génie incontrôlé, quand on voit à quel point finalement le déluge de mots bancals et vidés de sens parvient à créer contre toute attente un sens en harmonie avec le propos de la série…
II – Le délire alphabétique et la citation irrationnelle
Là ne s’arrête pas le délire : on est envahi par les lettres de l’alphabet tout au long de la série. Les Japonais n’ayant pas un usage vital de l’alphabet occidental, ils semblent s’en donner à cœur joie dans cette série où chaque plan est enluminé d’un mot ou d’une lettre qui n’a à nos yeux de francophones strictement aucun sens, mais qui a le charme exotique de la France pour le spectateur nippon. Qu’on ne les blâme pas, parce qu’en fin de compte cette non maîtrise revendiquée est l’un des atouts majeurs de cette production. Revenons à notre alphabet : en plus de l’omniprésent H : O, il faut aussi compter avec l’entêtant symbole du Secret du Roi, gravé sur le crâne que possède Marie, « NQM », lettres qui d’ailleurs, si l’on fait bien attention, sont fréquemment inversées, preuve que l’équipe technique se sert de notre alphabet dans le simple but de renforcer le côté mystérieux et cabalistiques de ces invocations surréalistes. Parfois, ce n’est pas une simple lettre qui est reprise, mais une phrase entière : elles sont des centaines, des milliers à défiler sur l’écran lorsque les lutteurs se jettent des psaumes au visage et que ceux-ci jaillissent littéralement de leur corps : dès lors, les phrases rampent sur le sol, sur les murs, elles parcourent le plat de la lame de l’épée de Lya, se mettent à grouiller sur les corps, envahissant l’écran dans des effets visuels parfois un peu rustiques… Mais occasionnellement, il arrive que certaines citations soient percevables : c’est le cas du célèbre « Fay ce que voudras » (SIC), qui tente, au prix d’une défiguration de l’orthographe, d’assimiler la parole de Rabelais.
Et là, encore une fois, on se retrouve en présence d’un formidable hasard, né d’une connaissance partielle mais réelle de notre littérature, qui en fin de compte fonctionne de façon excellente : « Fays ce que vouldras » est la devise de l’abbaye de Thélème dans Gargantua de Rabelais. Pourquoi avoir choisi cette phrase et pas une autre ? Tout simplement parce que le lieu où l’on trouve cette citation n’est autre que le frontispice de l’abbaye de Medmenham. Ici, c’est l’idée de l’abbaye qui a guidé le choix du scénariste ; mais savait-il que Thélème est la description (ironique ou pas, nous n’en sommes toujours pas sûrs) d’une utopie ? Cela signifie-t-il aussi que Medmenham cherchait à établir une utopie ? Autant de questions qui, si on développe l’idée, mènent à une contradiction fatale dans le scénario, preuve, encore une fois, que les lettres, les mots et les phrases sont utilisées avec un semblant de connaissances qui au bout du compte ne tiennent pas la route.
III – La phrase qui tue
Cette passion pour notre alphabet et pour certains mots de notre langue est dévorante au sens propre : la crypte où repose Lya est pleine de ces symboles, car en plus des niches gravées, son cercueil porte le mot « Psalms », qui cette fois-ci est en anglais ! Bien plus que l’abbaye de Thélème, c’est à la tour de Babel que l’on finit par songer… De ce magma informe jaillissent d’autres mots, qui vont envahir l’espace et se graver dans les chairs : c’est le NQM que Durand a gravé dans sa chair au niveau de l’épaule, et qui sera remplacé lors de sa mort par le funeste H : O. Ce sont aussi les mots absurdes « dans » et « un » que le comte de Saint-Germain a gravés sur la joue gauche lorsqu’il est sur le point de mourir, ou le mot illisible qui brûle la gorge de Robespierre et lui laisse une cicatrice monumentale. Les mots ont ainsi un pouvoir physique, ils travaillent les chairs et empoisonnent leurs porteurs. Ils ont aussi une certaines solidité, si l’on tient compte de certains effets très puissants (et occasionnellement fan service) qu’ils ont sur les gens : ils peuvent par exemple faire voler les habits en éclats (nous permettant au passage de se rincer l’oeil gratuitement) ou servir de corde de piano pour étrangler les méchants. Tout un programme…
IV – Hommes de lettres et personnages de papier
Il y a tout de même une logique dans cet usage immodéré de l’alphabet, et elle permet parfois d’assister à de très grands moments. Le mot, malgré son absurdité notable, interroge à plusieurs reprises le statut même des personnages, et l’on demeure captivé par la puissance de cette trouvaille, qui se manifeste sous diverses formes. Le corps humain est ainsi envisagé comme une éponge capable d’absorber une certaine quantité de psaumes et de versets, on voit par exemple dans l’épisode 23 Lya en train de vider le livre de son contenu pour en absorber les mots, laissant derrière elle des pages de nouveau vierges.
Lorsque le corps porteur dépasse un certain seuil, il se désagrège : typiquement, c’est le cas de Robespierre, dont le corps est dévoré par les mots qui s’impriment sur lui. Les mots « Novus Ordo Seclorum » (formule qui par ailleurs a beaucoup plus à voir avec l’histoire des Etats-Unis qu’avec la nôtre) apparaissent sur ses habits, et semblent le consumer, car on voit le décor à travers son corps, les lettres apparaissant en quelque sorte en négatif. De façon plus spectaculaire encore, c’est le cas de Louis XV, dont le corps ne supporte plus le poids de cette puissance, parce qu’il n’était pas taillé pour elle, celui-ci n’étant pas en fin de compte de sang royal : il est alors atteint d’une maladie fulgurante qui ronge son corps et le fait pourrir. C’est un destin que Louis XV choisit de lui-même, en déchirant les pages du livre de psaumes et en les brûlant : par ce geste, il se châtie lui-même de son comportement et semble se résigner.
On a là aussi une très belle métaphore du statut fictif de ces personnages, qui ne sont que des êtres de papiers, et qui disparaissent lorsqu’on jette la page au feu… En plus, on remarque un discret amalgame avec la légende du roi Arthur : seul l’élu peut retirer l’épée du bloc de pierre où elle est encastrée, tandis qu’ici seul l’élu peut parvenir à soulever le livre de pasaumes ! Encore une référence littéraire transparente mais complètement pervertie.Troisième et dernier cas, l’overdose provoquée par autrui : dans une scène spectaculaire, on voit Lya assassiner une personne en lui infusant un trop-plein de mots, ce qui donne un résultat visuel saisissant. Le corps est petit à petit envahi, violé par les mots, jusqu’à devenir noir et grouillant de signes rendus illisibles par leur nombre. C’est une belle image qui résume idéalement l’esprit de la série par rapport à ce sujet, celle-ci cultivant l’imbroglio sémantique avec un rare bonheur.
Ce n’est qu’à la toute fin que l’on obtient un semblant de justification à cette prolifération alphabétique : pour ce faire, le scénariste n’hésite pas à réinventer l’étymologie du mot Versailles. En effet, la reine Marie explique alors au comte de Saint-Germain que le nom de Versailles provient du mot « vers » et que le tout signifie grosso modo « le berceau des versets »… Versailles devient ainsi le lieu le plus important de la série non seulement parce qu’il est la symbole de la monarchie, mais aussi parce qu’il serait le foyer de toutes les manifestations occultes dont nous avons été les témoins. Bien évidemment, cette étymologie est absolument fausse, la vérité étant malheureusement nettement moins spectaculaire.
Finalement, c’est la scène ultime de la série qui rétablit un semblant d’ordre et d’harmonie dans ce labyrinthe de signes, et il y a tout lieu de croire que c’est pour la puissance d’évocation de cette image que le scénario s’est livré à ce déchaînement typographique : rentré en France, Eon a accompli sa mission et il fait brûler le corps de Lya sur la Seine, dans une barque : alors, les psaumes contenus dans le corps de sa sœur vont vers Eon, et révèlent en fin de compte une nouvelle Trinité, peinte sur le visage d’Eon… On ne perçoit pas vraiment la logique de cette trinité, et l’on ne sait même pas à quel Louis il est fait référence, mais qu’importe le sens, pourvu qu’on ait le symbole ?
Naturellement, l’explication de cette Trinité se heurte à des problèmes d’interprétations, mais n’est-ce pas finalement ce qui fait la beauté de cette série, qui n’hésite pas à partir dans toutes les directions, quitte a prendre parfois des impasses ?
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