Manga business et neuvième art : Je t’aime! Moi non plus!
Un samedi matin neigeux en la belle ville d’Angoulême. L’espace Franquin est encore vierge de petits monstres en mal de shônen manga et de parents essoufflés au porte-feuille douloureux. Rien de tel qu’une petite rencontre franco-japonaise entre deux barons des arts graphiques. Makoto YUKIMURA, déjà présenté par El Nounourso, est un mangaka atypique aux œuvres alternatives publiées dans un magazine qui se balade volontiers en-dehors des clous du manga business. Invité d’honneur du Manga Building d’Angoulême avec son épopée Vinland Saga, le voilà mis face à un scénariste qui n’est plus à présenter pour les gens qui suivent un peu la BD franco-belge, j’ai nommé Jean-David MORVAN.
Un Japonais qui parle à des Français, cela passe souvent par un interprète. On notera que celui de Makoto YUKIMURA aura permis de limiter au maximum le temps de latence dû à la traduction en live, assurant un échange assez fluide entre les différents intervenants. Entre les petites piques sarcastiques de MORVAN et les anecdotes de YUKIMURA, la rencontre n’a rien eu de pesante. On regrettera sans doute que les deux auteurs ne soient pas rentrés plus dans la description de leurs œuvres mais l’expérience fut en tout cas un succès.
Jean-David MORVAN, le globe-trotter touche-à-tout
Né en 1969 à Reims, Jean-David MORVAN est un grand fan de bande dessinée dès son plus jeune âge. Mais c’est vers 20 ans qu’il découvre le manga et le comic à travers des séries comme Akira, Gunnm ou encore le Sin City de Frank MILLER. Il s’essaiera très tôt au manga sur la série Nomad, dessinée par SAVOIA et BUCHET, série qui connaîtra un certain succès. Mais c’est avec le space opera Sillage, dessiné encore par BUCHET et publié chez Delcourt depuis 1998 que MORVAN connaît la consécration. Sillage est sans nul doute une série de BD franco-belge mais elle reste fortement inspirée des comics américains et de manga.
Lister l’oeuvre de MORVAN, c’est possible, mais là n’est pas le sujet. Ce qui est important, c’est que le scénariste est un grand touche-à-tout. Il y a Nomad mais il y surtout Le Petit Monde, série en deux tomes publiée en 2005 chez Dargaud dessinée par le mangaka Toru TERADA, qui constitue l’une des premières collaborations franco-japonaises dans le domaine. Œuvre de qualité s’il en est puisqu’elle est aujourd’hui prépubliée au Japon par la Shueisha et devrait y sortir au format tankôbon sous peu. Il n’en est pas à son coup d’essai puisqu’il signe en 2009 le scénario de Mon Année, une série au format BD, aussi chez Dargaud et dessinée par nul autre que le célèbre Jirô TANIGUCHI.
Trois oeuvres pour trois mélanges différents. Mon Année est un tour de force puisque TANIGUCHI a dû encore une fois se plier aux règles graphiques de la BD, notamment en termes de découpage comme il l’avait déjà fait pour la Montagne Magique en 2006. Cette série suit d’ailleurs un scénario européen « classique » racontant la vie de Capucine, une jeune enfant trisomique. De son côté, Le Petit Monde fait montre de certains codes scénaristiques habituels du manga même si le trait atypique de TERADA semble être en marge. Graphiquement, Sillage se retrouve à faire le grand écart entre Europe et Japon. On peut par exemple remarquer que les lignes de vitesse typiques du manga y sont utilisées. Pour le scénario, MORVAN avoue s’être très largement inspiré de Gally, l’héroïne de Gunnm pour créer le personnage de Nävis. Cela ne semblait pas évident mais au vu de l’évolution du personnage, les points communs sont de plus en plus nombreux. A noter aussi un tome 11 qui revisite la restauration Meiji avec une précision qui témoigne de l’amour de MORVAN pour le Japon. Trois oeuvres, donc, que je conseille vivement, ne serait-ce que pour ces détails qui en font des ponts culturels entre manga et BD.
Bref, le scénariste sait de quoi il parle que ce soit de BD, de manga ou même de comics puisqu’il travaille aussi pour Marvel. La rencontre avec YUKIMURA finit de convaincre de ses connaissances à tous les niveaux. Vivant aujourd’hui au Japon, on peut se demander ce qui a poussé un scénariste établi à aller se frotter au manga business japonais. D’abord, l’envie de se remettre en question en allant là où il est un parfait inconnu et non plus un auteur à succès, nous répond-il. Mais surtout pour travailler à trouver le format idéal, ultime, pour pouvoir raconter des histoires à un maximum de gens, au-delà des barrières de cultures.
Vinland Saga et Le Petit Monde : à l’escalade de la violence
Entre Makoto YUKIMURA qui avouera avoir choisi les Vikings pour la barbarie de leur société et MORVAN qui a choisi les favelas pour mettre en scène son Petit Monde, nos deux artistes avouent que la violence est un thème privilégié pour dépeindre la nature humaine. Ils mettent aussi tous deux en scène des adolescents, nous confiant leur fascination pour l’évolution de l’homme de l’enfance à l’âge adulte.
Pour le mangaka, cela va même plus loin. Pas de meilleur moyen que de confronter à ce que l’on exècre pour l’accepter et encore mieux le dénoncer. Selon lui, cela attrait à la culture bouddhique qui stipule que rien n’est immuable et qu’il faut faire face et être prêt à changer sur le plan individuel. Ce que le manga lui permet de faire. Son style particulier n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui de Takehiko INOUE dans Vagabond. Vinland Saga, c’est donc l’inverse de la politique de l’autruche, pas de la simple violence gratuite. A bon entendeur, Mme Royal.
On s’est aussi retrouvé surpris de la connaissance qu’a MORVAN de l’œuvre de YUKIMURA. Entre fines analyses et blagues professionnelles, la complicité s’installe entre les deux artistes. Ce qui leur permet d’entrer dans le vif du sujet : la confrontation entre le manga et la BD.
De l’art et du cochon
Qu’est-ce qui différencie le manga de la BD ? L’otaku moyen aura vite fait de répondre : « Trop de choses ! ». Le dessin, les univers, le format, etc. MORVAN et YUKIMURA sont allés plus loin et sont revenus sur ce qui les sépare dans leur principe même. Si la BD met des personnages au service d’un histoire à la manière du théâtre, le manga crée d’abord des personnages qui sont ensuite mis en scène comme dans un roman.
Le manga business impose ainsi de trouver des personnages charismatiques qui attireront les fans et assureront la pérennité d’une série au scénario à durée indéterminée, parfois flou et souvent sacrifié sur l’autel de la popularité de tel ou tel personnage. Cela explique aussi la présence incessante et parfois usante de certains stéréotypes labellisés « succès assuré » notamment dans le shônen manga, le genre le plus représentatif du manga business. YUKIMURA nous concède que la plupart des mangas débutants visent de petits succès immédiats afin d’asseoir leur réputation.
Dans la BD franco-belge, on aura plus tendance à vendre une histoire. Les personnages restent importants mais on n’hésitera pas à les martyriser si l’histoire l’a prévu. Moins dépendante de la réaction du public, une série de BD a souvent un nombre de tomes prévus et ira a priori jusqu’au bout.
Pourquoi ces différences d’approche ? Tout simplement parce que la BD est encore vue comme un art en Europe alors que le manga est avant tout une industrie au Japon. Et d’un côté plus que de l’autre, l’édition ne souhaite pas mélanger les torchons et les serviettes.
Les torchons et les serviettes
Le Japon reste l’épouvantail de l’artiste de BD européen. MORVAN revient avec humour sur les mises en garde de ses proches lorsqu’il a décidé de partir se frotter au Japon. Le choc est rude à son arrivée. La BD est très peu connue même des professionnels du manga. Seuls les mangaka de la génération de TEZUKA et TANIGUCHI ont quelques connaissances et admirent certains auteurs de BD comme MOEBIUS, qui a d’ailleurs collaboré avec TANIGUCHI. sur le manga Icare. L’auteur de Sillage admet sans détours que, selon lui, le format BD n’a pas d’avenir au Japon. Elle y est vendue en grand format et en couleurs au même rayon que les artbooks. Si l’on ajoute à cela que, pour beaucoup de Japonais, France rime encore avec classe, mode et glamour, la BD passe pour un produit de luxe qui n’attire que peu de fans de manga.
Le manga, quant à lui, suit les réactions des fans, autrement dit de la clientèle. Le format est optimisé, le rythme de parution à la limite de l’esclavage et si la sélection est d’abord du fait de l’éditeur, c’est le lecteur qui aura le dernier mot, grâce au formidable bijou de marketing qu’est le magazine de prépublication, disséqué par AngelMJ mais aussi par la série manga Bakuman.
Pour MORVAN, la vraie force du manga réside dans la multitude de ses thèmes. Depuis ses débuts, des auteurs comme Osamu TEZUKA auront tout fait pour que le manga soit intergénérationnel, visant des publics divers et possédant peu de tabous dans les thèmes abordés. Le manga va plus loin, est plus profond et proposent des réflexions poussées sur différents sujets. Alors que de son côté, la BD, à l’image du dessin animé, a longtemps gardé la réputation de s’adresser aux enfants. Si les choses ont bien changé ces 30 dernières années, la France a encore 30 ans du retard sur le Japon. Cela explique aussi selon lui le succès du manga à travers le monde.
Cela illustre aussi la volonté encore présente mais évanescente de placer la BD au dessus du manga, au moins en France et en Belgique. Cela peut se comprendre. La BD se remet doucement à récupérer le marché que le manga a envahi. L’argument est donc aussi économique. En effet, entre Pika, petite maison d’édition qui monte et qui rafle toutes les grosses licences du moment ainsi que les jeunes talents français et, par exemple, Glénat qui a amené le manga et le comic en France et qui profite de son expérience dans le domaine, les stratégies sont différentes.
Un melting-pot possible et souhaitable
YUKIMURA, réputé pour sa lenteur légendaire, a découvert la BD à Angoulême quelques jours auparavant. Il reste abasourdi par la qualité technique présente dans chaque case et que seul le temps permet. Il bénéficie lui-même d’un rythme de parution très lent, ce qui lui permet d’atteindre la qualité visible à chaque page de Vinland Saga. Il avoue même regretter de ne pas s’être intéressé au genre européen plus tôt.
Il reviendra sur la difficulté du métier de mangaka dans certaines maisons d’édition. Lui ne se considère pas lent et avec l’humour qui le caractérise, explique qu’il trouve que ce sont les autres qui sont fous de travailler autant. Père de deux enfants, il estime qu’investir son amour dans son œuvre consiste à faire passer les êtres aimés avant l’œuvre elle-même. Le rythme européen lui paraît donc logique et il s’estime chanceux de travailler pour Afternoon.
L’initiative de MORVAN le surprend. Mais selon lui, ce devrait être aux mangakas de quitter leurs œillères et de venir en France pour apprendre de la BD. Les deux invités s’accorderont sur le fait que la France reste historiquement un creuset de l’art. Nombres d’artistes s’y sont confrontés à travers les époques, donnant naissance à de nouveaux courants. Le Japon n’a pas cette tradition d’ouverture alors que, pour le mangaka, il y aurait beaucoup à apprendre de la BD pour renouveler le manga en perte de vitesse dans son pays d’origine. C’est le moment d’insister sur le fait que quoiqu’en diront les otakus endurcis, la BD franco-belge a fait preuve d’une grande ouverture culturelle aussi bien au niveau du manga que du comic book. Ce que ses homologues japonais et américains n’ont que peu ou pas fait.
MORVAN en remet même une couche. Selon lui, La BD franco-belge, en perte de vitesse il y a une vingtaine d’années, a su se métamorphoser en puisant dans les cultures anglo-saxonne et asiatiques. C’est ce qui fait sa force. La maturité des thèmes du manga ont amené les dessinateurs de BD de la génération actuelle à briser certains tabous. Mais, point question de « tuer la BD ». A l’image de MOEBIUS, MORVAN soutient qu’il est question d’enrichir la bande dessinée et de la pousser hors de ses frontières jalousement gardées de l’envahisseur croqueur de parts de marchés. Et leurs vaillants gardiens devraient commencer à regarder au-delà de leur nombril, côté Outre-Atlantique et Soleil Levant.
Le Rémois continue en nous expliquant que la BD offre beaucoup d’opportunités au Japon. En effet, un rythme de parution passant de 80 pages par mois à 50 pages par an peut permettre plus de réflexion et de qualité technique. Le dessinateur du Petit Monde, Toru TERADA, n’avait par exemple jamais réussi à être publié auparavant du fait du rythme de parution élevé du Weekly Shônen Jump. Il reste surpris de la facilité avec laquelle des auteurs monumentaux se sont laissés aborder et séduire par l’idée d’une collaboration. Néanmoins, selon lui, il ne faut pas vouloir devenir pour autant mangaka. Tout l’intérêt réside dans le mélange des genres.
Les deux artistes s’accordent aussi pour dire qu’un plus grand nombre de pages par volume n’autorise pas forcément plus de libertés dans le scénario et ce, du fait de la prépublication. Le manga business a même tendance à brider et étouffer le talent des jeunes artistes. Mais l’auteur de Vinland Saga insiste pour dire que les choses changent, essentiellement grâce au travail d’éditeurs « alternatifs » comme les gens de chez Afternoon, permettant plus de libertés à leurs auteurs en terme de scénario, de thèmes et de durée.
En conclusion, bien que les choses changent, malgré l’influence mutuelle des deux genres, la synergie n’est pas encore là. Trop de différences et d’indifférence ralentissent ce processus. Si des auteurs comme MORVAN mais aussi MOEBIUS, BUCHET ou encore BARU continuent à se frotter au manga (et au comic book) et qu’en face des mangakas comme TANIGUCHI, TERADA et pourquoi pas un jour YUKIMURA se laissent tenter, les rejetons de cette partie à trois pourraient bien connaître un succès surprenant et global.
Certaines images utilisées dans cet article sont la propriété de leurs auteurs et de leurs maisons d’édition respectifs.
Sillage © Delcourt/Morvan/Buchet
Le Petit Monde © Dargaud/Morvan/Terada
Mon année © Dargaud/Morvan/Taniguchi
Icare © Kana/Moebius/Taniguchi
Vinland Saga © Kurokawa/Yukimura
Cette image a aussi été utilisée et le staff remercie l’auteur.
5 commentaires
C'est étonnant de constater le regard que chacun porte sur la situation de son homologue. Il y a une vraie remise en cause des deux côtés, il n'y a pas un secteur en perte de vitesse et inversement un secteur qui a le vent en poupe. Ils demeurent à demi-enfermés dans leurs tours d'ivoire mais regardent plus ou moins chez le voisin pour y puiser des ficelles qui aideraient à faire avancer les choses. En ce sens, les collaborations entre auteurs de bandes dessinées et mangas ne peuvent être que bénéfiques.
Au demeurant, les modes de fonctionnement sont diamétralement opposés. On a beau en avoir conscience, c'est criant lorsque deux personnalités devisent ainsi de leurs milieux.
J'aurais pas fait mieux :)
Merci
JD
Petite idée : au lieu d'éditer des BD en grand format et couverture cartonnée (donc très cher), pourquoi ne pas tout simplement en faire des éditions souples petit format (tout en gardant la couleur bien entendu) ? J'ai déjà vu ce format de BD chez nous vendu à 2 € ! C'était les albums Sillage, c'est donc largement faisable au Japon si c'est une maison d'édition française qui s'en occupe.
Mais avec la studio Ankama installé au Japon, peut-être que la situation pourrait changer à l'avenir.
Mais sinon oui, il faut définitivement continuer sur la lancée de collaborations d'auteurs franco-japonais. D'ailleurs je me souviens avoir lu que certains auteurs japonais s'expatriaient ou travaillaient pour les maisons d'éditions européennes (Italie et France) à cause justement d'un rythme de parution beaucoup plus agréable à gérer.