Comment nier que l’année 1998 fut un des plus grands millésimes de notre génération ? La France remporte la Coupe du Monde de football en battant le Brésil 3-0. Les frères Coen sortent The Big Lebovski pendant que Titanic de James Cameron fait un carton au box-office. Metal Gear Solid sort sur Playstation pendant que Zelda Ocarina of Time débarque sur Nintendo 64. Le premier Pokémon arrive sur Game Boy aux États-Unis, un an avant l’Europe. Au Japon sont diffusés Cowboy Bebop et Serial Experiments Lain, tout comme Card Captor Sakura, Trigun ou encore Kare Kano.
On pourrait continuer encore longtemps la liste, jusqu'à temps que les derniers sceptiques n’admettent que la fin des années 90 constitue bel et bien l’Âge d’Or tant vanté dans les légendes et que ces pauvres malchanceux de jeunes n’auront jamais connu. Et pour enfoncer le clou, parlons d’une série animée de 98 qui, dans un certain sens, écrase tout ce qui vient d’être énuméré.
Gasaraki est une production du studio Sunrise, qui était lui aussi très en forme à l’époque, mais est avant toute chose une production de Ryôsuke Takahashi. Vénérable créateur de Votoms et pape du real robot, Takahashi fait partie de l’élite des réalisateurs d’animation japonaise dont la production mérite d’être redécouverte d’urgence. L’équipe qu’il réunira ici n’est d’ailleurs pas composée d’inconnus puisque on trouvera au poste d’assistant-réalisateur Gôro Taniguchi, qui l’année suivante réalisera Infinite Ryvius chez Sunrise (et accessoirement Code Geass). Le mécha-design est signé Yutaka Izubuchi (RahXephon, Yamato 2199) et Shinji Aramaki (Albator 3D). Une somme de talents, certains confirmés et d’autres en devenir, qui aboutiront à une des séries les plus profondes, riches et avant-gardistes de son temps.
Passé un premier épisode indigeste, qui refuse toute exposition et qui oblige à un détour sur Wikipédia pour être compris, la série nous propose du bon real comme on l’aime. Le récit est centré sur la famille Gowa, un puissant clan dont les origines remontent au Japon féodal. L’influence des Gowa s’étend dans les domaines économiques, scientifiques et politiques, sur le modèle d’une énorme zaibatsu.
Le projet le plus important de la famille Gowa est le développement d’un véhicule de combat bipède, évidemment conçu à des fins militaires. Surnommé le TA (Tactical Armor, drôlement ressemblant au « AT » de Votoms), il s'agit d'un prototype ultraconfidentiel mais qui pourrait bientôt se révéler au monde en prenant part à un nouveau conflit. Les États-Unis déclarent en effet la guerre au Belgistan, État du Moyen-Orient accusé de détenir des armes de destruction massive – tiens donc - et Gowa entend bien leur vendre son produit, quitte à s’arranger dans l’ombre avec les positions du gouvernement japonais…
Mais les Gowa n’ont pas qu’un seul secret. En tant qu’héritiers d’anciennes lignées de puissants, ils conservent jalousement la tradition d’un rituel mystique permettant d’invoquer une puissance mystérieuse. Ce rituel, qui ressemble à la Danse du Nô, est réalisé par le quatrième fils de la famille Gowa, Yushirô. Et comme par hasard, c’est également Yushirô qui est chargé de mener la première mission des TA au Belgistan. De là à penser que ces deux plot-devices sont liés, il n’y qu’un pas que les très nombreux complots, combats, machinations et révélations se chargeront de franchir le temps de vingt-cinq épisodes mouvementés.
Classer Gasaraki dans un seul genre ne suffit pas à en mesurer toute la portée. La série se compose à 100% de real robot pendant ses huit premiers épisodes, avant de prendre une direction légèrement différente par la suite. L’introduction du fantastique dans l’histoire se superpose au thriller politique, sans pour autant l’annuler ce qui est déjà un tour de force. La mise en scène est particulière dans le sens où l’intrigue avance principalement avec des bonshommes en costume qui discutent autour d’une table, entrecoupés de flashs d’information racontant les conséquences des actions des personnages dans le monde. Oubliez Gundam et ces autres séries de robots remplies de gamins qui braillent, ici on parle politique internationale, diplomatie militaire, luttes de pouvoir et macroéconomie.
Si les designs et les décors sont irréprochables, l’animation en elle-même accuse le poids des années ; mais on saura gré à Sunrise, qui a sorti Cowboy Bebop la même année, de ne pas pouvoir produire un chef d’œuvre intemporel tous les six mois. Il n’en demeure pas moins que les japonais avaient encore à l’époque la décence d’animer les robots à la main, et les gens de bon goût en tireront les conclusions adéquates.
Cela étant dit, Takahashi ne s’est pas contenté du strict minimum et fait preuve d’un vrai sens de la cinématographie dans sa série, avec des cadrages audacieux, de fréquents changements de plans et des effets numériques pour varier au mieux la mise en scène et rendre les épisodes les plus dynamiques possibles. Tout dans cette série respire le travail et la recherche, ce qui nous permet d’en venir au point le plus important.
Plus encore que son histoire, ses personnages et ses robots, Gasaraki est remarquable par la richesse de son fond. Ryôsuke Takahashi est un des très rares réalisateurs d’animation japonaise capables de regarder le monde, le vrai monde, et d’en tirer la substance de ses créations. La plupart des réalisateurs/scénaristes japonais subissent leur manque de culture et leur étroitesse d’esprit, et se voient obligés d’inventer des mondes imaginaires où ils racontent des scénarios éculés gravitant autour des mêmes thèmes. Takahashi en revanche, à l’instar d’un Watanabe ou d’un Miyazaki, est un réalisateur instruit et ambitieux qui ancre ses récits dans une réalité tangible, et dont les productions ont de ce fait une ampleur que le reste de la production animée, aussi divertissante et impressionnante soit-elle, ne peut pas atteindre.
En l’occurrence Gasaraki a pour fond thématique l’Histoire, la vraie histoire et plus particulièrement l’histoire du Japon au XXe siècle. Les dialogues de certains personnages évoquent ouvertement la tendance nationaliste japonaise, étroitement liée à l’anti-américanisme qui a parcouru le pays après la Seconde Guerre Mondiale (rappelons qu’après avoir balancé une ou deux bombes atomiques sur le Japon, les États-Unis ont occupé le pays pendant plusieurs années, y ont forcé une idéologie libérale qui n’avait rien à voir avec les mœurs de l’archipel et ont démilitarisé un pays qui était jusqu’à lors une des plus puissantes armées d’Asie – et ont laissé des bases militaires en partant bien sûr). La nostalgie d’un Japon surpuissant, purgé du consumérisme, leader technologique capable d’humilier les Américains transparaît de manière presque évidente tout au long de la série, d’autant que le scénario y ajoute une problématique liée à l’immigration asiatique qui « gangrène » les métropoles japonaises en prenant la forme de « veines urbaines » qui parcourent les villes.
Heureusement Takahashi ne tombe pas dans l’idéologie pure et nuance son propos à la fin de la série. On notera par ailleurs l’extrême pertinence des scénarios développés ; la première partie de la série se déroulant au Belgistan annonce la guerre en Irak de 2003 avec une précision stupéfiante, tandis que la dernière partie de la série fait intervenir la notion de crise économique mondiale et de dette des États près de dix ans avant que ces thèmes ne soient pleinement mis en lumière. Qui eut cru qu’un dessin animé japonais en soit capable ?
Tous ces développements, qui restent bien sûr superficiels étant donné l’exigence de ne pas spoiler le contenu de la série, vous auront au moins démontré toute l’étendue du talent de Takahashi, un talent que les vrais amateurs d’animes - ceux qui pensent que le média a un vrai potentiel de légitimité égal au cinéma ou à la télévision - sont invités à découvrir au plus vite. Si Gasaraki vous effraie, et je peux le comprendre (certains ne sont tout simplement pas prêts), vous pouvez vous rabattre sur FLAG du même réalisateur, qui développe son thème avec la même justesse.
Pour en terminer sur Gasaraki, on retiendra donc avant tout l’ambition d’une série de robots qui n’a pas peur de parler de choses sérieuses sans être pédante ni grotesque, et en développant une identité propre au confluent de tous les genres ayant fait la magnificence de l’Âge d’Or - hormis le dernier épisode qui copie trop ouvertement Evangelion, mais on lui pardonne, il y était obligé par l’époque. Qui peut encore nier que l’année 1998 était formidable ?