Il y a de ces animes qui vous poursuivent, vous habitent quand on les termine. Les personnages qui reviennent en tête, une envie d’aller écouter l’OST pour perpétuer le charme, pour retrouver l’atmosphère dans laquelle ils vous ont plongés. Un « je ne sais quoi » qui vous hante et vous fait soupirer à l’idée que la suite n’est pas là. Chihayafuru m’a fait cet effet.
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Le karuta : entre poésie, sport et technique
Naniwa-zu ni/Sakuya Kono/Hana/Fuyu-gomori/Ima wa/haru-be to/Sakuya kono hana.
Dans la baie de Naniwa, maintenant les fleurs éclosent, mais pour l'hiver. Le printemps est arrivé, et maintenant les fleurs fleurissent
Je suis sûre que ces quelques mots résonnent encore pour ceux qui ont visionné cet anime. Ce poème ouvre tout match de karuta, les joueurs se concentrent et la tension s’installe pendant que la poésie, elle, envahit la pièce. Tel est le paradoxe de ce jeu-sport-art qu’est le karuta et que Chihayafuru nous invite à découvrir : une activité qui mêle poésie et compétition de haut niveau. Le karuta est, je le rappelle rapidement, un jeu de carte typiquement japonais qui se joue avec des cartes liées aux 100 poèmes du Hyakunin Isshu. Ces cartes sont au nombre de 100, et elles sont divisées en 2 catégories les cartes de lecture et les cartes que l’on doit saisir. Un lecteur lit une carte yomifuda et les joueurs doivent trouver sa torifuda correspondante.
Le statut du karuta est donc complexe : est-ce un jeu de carte, un sport, un art ? On observe que même si le traitement général du karuta dans l’anime nous invite à le qualifier de sport – tout du moins le karuta de compétition que pratiquent Ayase et son équipe - la question réapparait à plusieurs reprises. Le karuta n’est pas perçu de la même manière dans son pays natal. Nombreux sont les personnages qui ne le prennent pas au sérieux. C’est une dimension intéressante qui nous invite à réfléchir également aux rapports entre tradition et modernité, aux différents visages du karuta au sein même du Japon.
La question plus générale de la perception du karuta, de ce qu’il est, du rapport des joueurs à cette activité est très présente dans cet anime et est extrêmement enrichissante. On perçoit la complexité – et j’ose dire la beauté – du karuta à travers le rapport toujours singulier des joueurs à ce jeu : de la passion viscérale et enthousiaste (Chihaya) à l’art poétique (Kana), en passant par le jeu technique. L’anime s’emploie à nous faire découvrir autant de karuta que de joueurs, ce qui a pour effet de rendre variés les matchs eux-mêmes. Ainsi, les adversaires sont clairement singularisés par leur manière de jouer au karuta selon leurs aptitudes et leur rapport au jeu. Le spectateur est donc amené à découvrir le karuta selon différents point de vue, et ce, je dirais, avec les personnages eux-mêmes, en perpétuel évolution, notamment Chihaya. Cette dernière tient sa force à ce qu’elle arrive à comprendre ce que chacun des joueurs – et notamment ses amis – aiment et maîtrisent dans le karuta, elle s’en nourrit et comble ainsi, peu à peu, à force de travail, de victoires et de défaites, ses lacunes.
On retrouve donc cette double dimension poétique et sportive dans le traitement du karuta dans Chihayafuru. L’anime peut facilement s’inscrire dans la catégorie des animes sportifs, du fait de sa construction autour des périodes d’entrainements et de tournois. On retrouve une héroïne passionnée, obstinée et en devenir, qui a autour d’elle une équipe et tous cherchent à progresser. L’anime reprend ainsi les codes du shonen sportif notamment dans l’animation, dans le travail sur le suspens voire lors de certaines exagérations. Je trouve que de ce point de vue l’anime est très bien calibré, malgré quelques lenteurs. On reste pendu aux lèvres du lecteur, torturé par le fait de savoir si tel ou tel joueur va « tenir » etc. Cela est du notamment au fait que le suspens est réel dans la mesure où les joueurs que l’on « suit », et notamment l’héroïne sont véritablement en apprentissage – et donc ne gagnent pas systématiquement – et à une bonne construction autour des handicaps et forces des joueurs et des adversaires. Chihaya se construit et progresse de manière globalement cohérente de ce point de vue.
Amatrice de poésie, j’ai été touchée par cette dimension du karuta. Le personnage de Kana est clé de ce point de vue. Elle apporte le regard d’une amoureuse de la poésie – ce qui n’est d’ailleurs pas sans avantage et sans importance pour la dimension purement sportive du jeu. Elle explique les poèmes et transmet son enthousiasme. Les scènes d’explication s’accompagnent de très beaux développements visuels qui sont parfois de véritables îlots dans des périodes de tension prolongées. Le karuta étant basé sur l’écoute, nous sommes amenés à entendre les poèmes de nombreuses fois, notamment les poèmes d’ouverture ou de transition, et à prêter attention à la qualité de la langue et de la diction. Kana n’est jamais dogmatique ou pesante dans ces explications qui sont plus des invitations à la méditation ou la rêverie qu’autre chose. Personnellement, j’ai été charmée. D’ailleurs, pour ceux que ça intéresse on peut trouver tous les poèmes en kanjis, romanjis et traduits en français sur le net.
Personnages et caractères
L’une des forces de cet anime est le traitement des personnages. Au premier abord, on pourrait s’attendre à un développement banal, suivant des types communs à la japanimation : la jolie fille hystérique qui s’ignore, le beau gosse, le ténébreux, le binoclar, la fille aux gros seins et le mec qui mange tout le temps. Rien de tout cela. Et ce, même dans la deuxième saison où pourtant les premiers épisodes laissaient à craindre une dérive de ce genre avec Hanano et Tsukuba Les personnages sont très singularisés et singuliers, développant une personnalité complète et complexe.
Commençons par l’héroïne. Ayase Chihaya est un habile mélange de types de personnages récurrents dans l’animation japonaise. Le bonheur est qu’en mélangeant ces types on perd l’effet de caricature : Chihaya est une très belle jeune fille, au talent certain pour le karuta (et dont la passion pour ce dernier est débordante), tenace, impulsive, naïve et sincère. C’est un personnage qui murit et se complexifie au fur et à mesure de l’anime. Elle gagne en profondeur, notamment dans sa manière de jouer au karuta et de se comporter aux autres. Elle conserve cependant un aveuglement notable et un désintéressement profond quant à tout ce qui touchent aux sentiments non exclusivement amicaux. J’y reviendrai mais cela est à mon sens un bon point qui permet à l’histoire de développer une part de romance de manière subtile et progressive. Sa passion pour le karuta est très bien développée et est communicative. J’ai trouvé ce personnage attachant car il utilise à bon escient les codes de la japanimation tout en corrigeant ses excès : le personnage est impulsif, enthousiaste, parfois excessif mais jamais caricatural car toujours justifié dans ses accès par l’intensité de sa passion pour le jeu, de ses sentiments.
Les personnages constituant l’équipe de Chihaya, surtout ceux présent dès la première saison, m’ont tous convaincus, que cela soit dans leur traitement particulier ou dans la dynamique du groupe. J’ai trouvé le développement de la psychologique de chacun et leurs interactions particulièrement réussis lors des tournois en équipe. Chaque personnalité a sa place, sa particularité, sa manière de jouer, chaque personnage est mis en valeur à un moment ou à un autre et ce qui ressort c’est le profond attachement qui les unit (ça paraît grave cucul dit comme ça mais je vous jure c’est bien fait.) Malgré une focalisation évidente sur l’héroïne, l’anime réussit le tour de force de nous attacher aux personnages secondaires, voire très secondaires (comme certains adversaires). On se retrouve alors tiraillé à se demander qui l’on voudrait voir gagner, plongé à fond dans le match, ses enjeux, à écouter le lecteur comme si nous jouions nous même.
Kore ya kono
Yuku mo kaeru mo
Wakarete wa
Shiru mo shiranu mo
Osaka no seki
(Poème 10 : En fait c’est ici/que les hommes vont et viennent/et qu’ils se rencontrent/Les amis comme les autres/au pied de cette montagne.)
Autre point que je voulais aborder : le traitement de la romance. Bon, là encore, j’ai aimé. On est pourtant dans une situation classique de triangle amoureux (situation qui se distingue comme tel assez progressivement d’ailleurs). Du fait de la personnalité même de Chihaya, et de son immaturité sur ce point, on ne sait pas ce qu’elle ressent exactement – je ne suis pas sure qu’elle-même le sache. Du fait du caractère réservé d’Arata, on ne sait non plus ce qui se passe chez lui. La romance est devinée, en arrière plan et donc subtile. Les sentiments, notamment ceux de Mashima, s’affermissent lentement mais doucement. Ainsi, là encore, on ne tombe pas dans les travers du shojo où tout est su, joué et surjoué dès le début. Les choses se mettent en place doucement, sur fond d’incertitudes. La romance apporte, en subtilité, une dose de réalisme, de maturité, de tendresse.
Image et musique
L’image et le travail sur l’image sont très réussis. Chihayafuru est véritablement un anime beau à regarder. Le charadesign est très soigné et très fin. Le style général est très balisé, certes, on est dans le shojo mais, à quelques exceptions près, on ne tombe pas dans la caricature. Les personnages beaux le sont véritablement, les autres ne sont pas comme des faire-valoir et ont une véritable identité physique, une beauté qui s’affine et se mêle au développement de leur caractère. Les développements sur les poèmes sont accompagnés, comme je l’ai dit, de beaux visuels qui ou contrastent ou se fondent habilement avec le reste.
Les musiques sont peu nombreuses, les thèmes principaux sont souvent repris, ce qui a l’avantage d’instaurer une continuité mais pourra lasser. Elles sont en revanche très bien intégrées et rattachées à l’action. Les opening/ending ne m’ont ni déplus ni complètement enthousiasmés, sauf peut être l’ending de la première saison auquel j’ai finalement accroché.
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En définitive, comme vous l’avez déjà compris, j’ai été véritablement enthousiasmée par cet anime : cette plongée dans la culture japonaise, à travers ses traditions et sa contemporanéité, la découverte de cette discipline si particulière qu’est le karuta, cette ouverture à la poésie japonaise, le traitement des personnages toute en subtilité, la romance présente-absente. Chiyahafuru n’est pas un anime parfait, sans rien à redire, mais c’est un anime qui se distingue par la force avec laquelle il s’impose à notre esprit et y demeure, par l’atmosphère qu’il instaure, par l’attachement qu’il arrive à nous faire ressentir pour de nombreux personnages. Je pense que c’est l’histoire d’un charme, pas forcément explicable, pas forcément universel mais dont je me souviendrai et dont je regrette de devoir attendre pour pouvoir y donner suite.
Pour conclure, je vous laisse avec l'un des poèmes (et pas n'importe lequel, bien sûr)
Chihayaburu
Kamiyo mo kikazu
Tatsuta-gawa
Kara kurenai ni
Mizu kukuru to wa
(Poème n°17)