En animation japonaise, la réussite est principalement une question de chance… Et la chance, ça se provoque. Telle est la morale de Yuri on Ice, qui est passé en quelques semaines de petite série sportive milieu-de-gamme à véritable phénomène international, sur le point de devenir un des plus gros cartons jamais vus dans le domaine des séries sportives.
Comme vous auriez dû l’apprendre dans cet excellent article que personne n’a lu, Yuri on Ice est une série de Sayo Yamamoto, une réalisatrice particulièrement douée selon moi mais trop peu sollicitée en raison du caractère très ambitieux de ses productions. En 2014 elle réalisait un court-métrage intitulé Endless Night au sein de l’Animator Expo du studio Khara, qui était un clip animé sur le thème du patinage artistique. Ce court a visiblement intéressé le studio Mappa, lui aussi à la recherche d’un succès qui tarde à arriver depuis sa création il y a cinq ans, pour en faire une série complète sur le patinage de compétition.
Un studio maudit et une réalisatrice de niche s’allient pour créer une série originale sur un thème jamais abordé et assez mal connu : autant directement jeter l’argent par les fenêtres. Et puis paf, c’est le coup de foudre.
Yuri on Ice suit le parcours de Yuri Katsuki, un jeune athlète de 24 ans qui est le seul japonais à se hisser dans les plus hautes sphères de la compétition internationale de patinage artistique. Mais suite à une défaite cuisante au dernier championnat du monde (le Grand Prix), il foire sa saison et décide de rentrer chez lui au Japon, en s’imaginant déjà prendre sa retraite sportive.
C’est alors que débarque Viktor Nikiforov, quintuple champion du monde et actuel tenant du titre, avec une proposition dingue ; devenir le coach personnel du Yuri. D’abord sidéré par ce coup de théâtre, Yuri va en profiter pour retrouver confiance en lui et en sa passion pour le patinage, avec pour objectif de terminer sa carrière professionnelle sans regrets.
Les séries sportives ont toujours été très populaires, et elles le sont encore plus aujourd’hui depuis qu’elles s’adressent principalement au public féminin, en mettant en scène de beaux jeunes hommes qui se rapprochent les uns des autres tous muscles dehors. Un genre de fan-service pour filles, à peu près aussi crasseux que celui qui s’adresse aux garçons mais beaucoup plus lucratif : les fujoshi sont prêtes à payer cher pour soutenir les animes qui les intéressent, ce dont les otakus masculins ne sont aujourd’hui plus capables. Yuri on Ice et ses bishônen qui se trémoussent sur la glace dans leurs costumes à paillettes semble de loin être le candidat tout trouvé pour pomper le fric de ce public désormais majoritaire, se mettant ainsi en concurrence avec toute la clique des animes sportifs pour fujoshi ; Kuroko, Haikyuu, et j’en passe. Mais par un miracle inespéré, que je décompose ci-après en quatre angles, Yuri on Ice est parvenu à se hisser au-dessus de la mêlée, à dominer toute la concurrence et à donner une leçon de ce que doit être une vraie série sportive.
Pour commencer, le choix de la discipline est très judicieux. Le patinage n’est pas seulement un sport où l’on compte les points et où l’on évalue une performance selon des critères objectifs. Il y a bien sûr une part importante liée à la performance athlétique des patineurs, leur condition physique, leur entraînement. Mais le patinage est aussi une question d’interprétation. Les compétiteurs et leur coach choisissent la musique sur laquelle il vont réaliser leur programme, créent un personnage et établissent toute une narration qu’ils vont devoir faire passer au mieux durant les quelques secondes que dure leur performance. Ce n’est pas simplement une question de muscles, mais aussi de créativité, et donc d’âme. Le patinage est un moyen pour les sportifs d’incarner des personnages, et donc de se révéler eux-mêmes.
C’est exactement ce qui va arriver pour Yuri Katsuki, le protagoniste qui débute la série dans une situation d’adulescent complément hors du coup, qui a consacré toute sa jeunesse à sa discipline pour finalement ne rien en tirer et sans jamais connu l’amour, le sexe ou toutes ces choses normalement acquises à son âge. Sa rencontre avec Viktor va l’emmener vers des chemins qu’il n’aurait jamais emprunté de lui-même, et le tout uniquement par la voie du patinage, qui va le révéler en tant qu’adulte ayant ses propres désirs, ses propres rêves.
L’autre idée centrale de Yuri on Ice est la notion de temps qui s’écoule et qui ne se rattrape pas. Yuri Katsuki approche de la fin de sa carrière professionnelle, et pense à la manière avec laquelle il va raccrocher les patins. Viktor Nikiforov est dans une situation similaire, et son choix de coacher Yuri (et donc de rater une saison) est pour lui synonyme de retraite. En parallèle, Yuri Katsuki a un rival âgé de quinze ans, Yuri Plissetsky, qui fait son entrée dans le circuit professionnel en étant conscient que les changements physiques de l’adolescence risquent de le priver de son avantage. Les sportifs ont tous une fenêtre du tir très courte durant laquelle ils sont au maximum de leur potentiel et qu’ils doivent mettre à profit pour aller le plus loin possible. Yuri on Ice retranscrit très bien cette notion, les personnages ayant tous un compte à rebours sur leur tête qui décuple les enjeux, bien loin des habituels tournois lycéens dont on a finalement plus grand-chose à battre.
Le dernier point, peut-être le plus important pour certain(e)s, et la composante romantique et sexuelle de la série. Sayo Yamamoto est connue pour son style sensuel, voire érotique qui détonne dans une industrie de l’animation japonaise qui bannit l’érotisme adulte au profit de la vulgarité adolescente (l’érotisme et le fan-service sont deux choses très différentes, apprenez à faire la différence). Yuri on Ice a complétement retourné l’Internet mondial par la dépiction qu’elle fait des relations entre hommes, ici abordées de manière sérieuse et intelligente : les héros ne sont pas constamment à moitié nus comme dans un Free, mais ici ils ont des vrais sentiments au lieu de n’être que des tas d’abdos sur pattes. Même au-delà de ces questions qui honnêtement me passent pas-mal au-dessus de la tête (mais dont je serai ravi de discuter avec ceux et celles plus au fait sur la question), les personnages ont une vraie épaisseur ; même les rares personnages féminins, qui n’ont que quelques répliques, dégagent instantanément quelque chose, donnent l’impression d’avoir une vie par-delà leur rôle ultra-secondaire de faire-valoir de dessin animé.
La dernière performance, éclatante, est celle du studio Mappa qui a été poussé dans ses derniers retranchements par une série extrêmement exigeante, comme on en aura rarement vu. Presque tous les épisodes contiennent une ou plusieurs séquences de patinage animées à la main, et qui démontrent toute la technique et la personnalité des patineurs, mais aussi des animateurs qui ont livré un travail certainement pas parfait mais tellement efficace dans la manière de faire passer l’émotion de chaque représentation. De même que les patineurs redoublent d'efforts pour réaliser des figures difficiles et n'y parviennent pas toujours, MAPPA a tenté quelque chose de très difficile et a fait du mieux qu'il a pu, et cette sincérité est visible à l'écran. Je ne me rappelle pas la dernière fois qu’un anime m’a fait monter les larmes aux yeux comme Yuri on Ice l’a fait dans son dernier épisode lors de l’ultime performance de Yuri Katsuki.
De manière générale c’est l’ensemble de la mise en scène qui est d’une grande qualité, avec un humour qui fait mouche, des choix musicaux toujours justes et un ton très moderne ; les personnages étant constamment vissés à leurs smartphones et leurs réseaux sociaux comme le sont les spectateurs de la série, parmi lesquels de vrais champions de patinage artistique qui ont fait savoir leur intérêt pour l'anime. Mais toute cette réussite ne vient pas sans un prix, et en l’occurrence c’est la rançon du succès qui fait tomber Yuri on Ice sur la seconde marche du podium. Grisé par les chiffres de vente mirobolants, Mappa a semble-t-il réécrit la fin de la série en urgence pour pouvoir assurer une deuxième saison, ce qui ne colle pas avec le propos de la série qui consistait justement à emmener les personnages jusqu’à la fin de leur parcours, sans espoir de continuation. Je conclurais donc que Yuri on Ice est probablement la meilleure série sportive depuis Ping Pong, jusqu’aux quatre dernières minutes du dernier épisode. Ce qui, dans le grand ordre des choses, est déjà une performance digne de la médaille d’argent.