Je ne pouvais pas, tandis qu’une prochaine adaptation se profile aux mains d’un connaisseur du shônen — Furuhashi Kazuhiro pour ne pas le citer, réalisateur de la première adaptation de Hunter x Hunter — échapper à une mise en lumière, méritée et incontournable, de l’œuvre qui a longtemps été celle que je préférais du grand Tezuka ; et peut-être l’est-elle encore à ce jour.
Je n’ai jamais été friand de monstres, d’histoires effrayantes, et moins encore — s’il est possible — de récits de samouraïs. Thèmes qui me laissaient indifférents, m’inspirent toujours une relative apathie : Tezuka peut-être aura été le seul à me convaincre d’y aller diluer mes penchants, et ma curiosité ne pouvait se soutenir qu’en lisant. Sans doute ai-je aimé Dororo parce que ce manga n’a rien du monstre, rien de l’histoire effrayante, et moins encore du récit de samouraï.
Fils d’un père diabolique, Hyakkimaru nait privé de quarante-huit parties distinctes de son corps, chacune offerte en sacrifice à un démon différent. Abandonné à sa naissance, un docteur, à la manière d’un conte de Collodi, recueille le nourrisson alors pareil à une larve, construit l’image factice d’une parenté heureuse par le truchement de la technique : Tezuka fait de son héros un être traversé d’artificiel. Yeux, oreilles, bras et jambes : tout n’est que bois et céramique, mais devant la menace des démons, venus tourmenter celui qui aurait dû tout entier être sacrifié, la fuite est inexorable. Hyakkimaru s’élance seul sur les routes d’un Japon féodal, à la recherche du bonheur.
La suite n’est pas bien mystérieuse : le jeune adolescent doit combattre des démons pour recouvrer peu à peu les parties manquantes de son corps. Le manga vire à la quête initiatique. Plus ! au manga d’apprentissage, au récit métaphysique. Hyakkimaru doit conquérir un corps qui lui a été volé par la contingence, forger de lui-même, annihilant le mal, l’individu qu’il aurait dû être. Sans doute serait-il très réducteur d’y voir simplement la lutte, formatrice, contre des démons intérieurs : cette quête est sans doute davantage, dans sa dénonciation acerbe de la nature humaine et des systèmes politiques, un appel à la résistance, fondatrice de l’individualité.
Il serait presque tentant d'en faire une lecture purement sartrienne : le projet politique, le délaissement, et surtout cette idée, omniprésente, d'une identité transcendante qui précède l'essence, et l'essence la plus contingence : le corps.
Je ne peux cependant m’empêcher de signaler le tour de force particulier du dispositif narratif du manga. Les diégèses, c’est-à-dire les espace-temps fictionnels, sont étagées par imbrications successives. Le manga est éponyme d’un personnage qui ne semble en rien le personnage principal : il s’agit d’un jeune voleur qui suit Hyakkimaru dans ses aventures, persuadé d’un jour lui pouvoir voler ses sabres. La disposition des différents cadres du récit — cadres diégétiques donc — est intrinsèquement dialectique : elle s’organise dans la relation entre les deux personnages qui portent chacun des diégèses différentes, lesquelles coïncident en une aventure commune, à valeur initiatique. Le dispositif narratif est donc, de manière très ingénieuse, le reflet exact de la progression du personnage principal, aussi serait-il possible, dans une seconde lecture, de faire du personnage de Dororo une instance de Hyakkimaru.
Les récits initiatiques ne se périmant jamais, il me semblait, à l’aube de l’adaptation nouvelle qui s’annonce, plus que nécessaire de rédiger un plaidoyer pour cette œuvre méconnue de Tezuka. Dororo est une fable complexe, nécessaire, parfois dure, qui érige la douleur de vivre comme principe vital. Hyakkimaru, parce qu’il est né presque mort, est sans doute le personnage le plus vivant de tout le manga. Un peu comme un Pinocchio qui dans l’aliénation la plus cruelle trouve sa véritable humanité.