Gunslinger Girl fut pour moi une révélation et un cri du cœur dès le premier visionnage de la série éponyme. Quand j’appris plus tard que le manga original était lui aussi édité, je n’ai pas attendu longtemps pour me précipiter dessus.
Un peu plus d’une décennie a passé, et le dernier tome est enfin disponible. On peut dire que l’éditeur aura pris son temps pour cette série (presque un seul et unique tome par an), mais jamais la passion qui m’habitait à chaque nouveau chapitre ne m’a quittée durant toute cette période. Systématiquement, je me demandais comment j’allais pouvoir présenter une telle œuvre une fois celle-ci arrivée à son terme. Aujourd’hui encore, je doute de savoir vraiment quelle est la meilleure voie, mais Gunslinger Girl est un manga tellement bouleversant et marquant qu’il me sera difficile de faire l’impasse sur l’exercice.
Commençons par un petit rappel du pitch de base. L’action se déroule dans l’Italie contemporaine, alors que le gouvernement en place doit faire face à une importante vague de terrorisme, née des oppositions entre les différences de richesse des provinces du nord et du sud. Profitant du climat de crise ambiant, plusieurs groupuscules extrémistes (de gauche ou de droite) gagnent en puissance et défient ouvertement l’autorité via des attentats organisés à travers tout le pays. Alors que les forces de l’ordre et l’armée sont peu à peu dépassées, une section spéciale voit le jour : le bureau d’aide sociale. Derrière cette couverture se cache un groupe de militaires et policiers dont le but est la traque et l’élimination des terroristes, où qu’ils se cachent et quelle que soit leur situation. Mais la grande spécificité de ces soldats est l’utilisation d’équipes « Fratellis » et de cyborgs créés à partir de fillettes recueillies par le bureau. Leurs corps sont modifiés et leurs organes remplacés par des membres cybernétiques leur offrant une force et une résistance hors du commun. Et pour s’assurer leur contrôle, elles subissent de fréquents lavages de cerveaux. Armées et entraînées chacune par un instructeur spécifique, elles deviennent rapidement de véritable machines à tuer capables d’exécuter une cible sans hésitation, qu’on le leur demande ou que celle-ci s’en prennent à leur protecteur.
Une telle puissance a néanmoins un prix, car les implants et lavages de cerveaux fréquents réduisent drastiquement leur espérance de vie : la plupart n’atteindront probablement jamais l’adolescence.
Là réside probablement la plus grande problématique de la série : il est cruel de pratiquer de telles expériences et d’imposer ce destin à des enfants innocents, mais sans cela, chacune d’entre elles serait probablement morte (ou ne vaudrait pas mieux), victime de maladie incurable, de criminels psychotiques ou de trafics d’humains organisés par la mafia. Dès lors, on peut voir ce traitement comme une seconde chance offerte de vivre une vie normale (du moins quand elles ne sont pas en mission), fut-elle courte. Ainsi à chaque nouvel arc, cette question revient à l’esprit du lecteur, selon la manière dont les instructeurs traitent leur « cyborg ». Certains finissent indéniablement par s’attacher et essaient de traiter du mieux qu’ils peuvent leur protégée, conscients que ce qu’ils font est loin d’être normal, voire immoral ; tandis que d’autres ne voient que des outils utilisables à loisirs tant qu’ils sont fonctionnels et peuvent servir leurs objectifs personnels.
Ce qui est sûr, c’est que les tueuses obéiront sans hésitation à chaque ordre qui leur sera donné, même si cela implique de les faire souffrir (psychologiquement ou physiquement). Parfois, elles montreront même des signes d’impatience dans l’attente d’un ordre, juste pour avoir l’occasion de briller devant leurs accompagnateurs.
Admettons-le, l’histoire de manière générale n’est qu’un prétexte. J’ignore pourquoi Yu AIDA a choisi l’Italie (probablement une affection particulière pour le pays), car le scénario aurait pu se passer au Japon, en Chine, aux Etats-Unis ou ailleurs que ça n’aurait pas fait une grande différence. Moins que raconter une histoire, le manga reste d’un bout à l’autre centré sur les relations entre les demoiselles, leurs instructeurs et le reste du monde...
Tout d’abord, la plupart (pour ne pas dire toutes) sont conscientes de leur situation, de leur courte espérance de vie, et chacune semble avoir sa propre méthode pour appréhender leur existence. Il y a bien sûr la possibilité de faire comme si de rien n’était, et de se concentrer exclusivement sur sa tâche en faisant tout pour attirer l’affection (à défaut la satisfaction) de son mentor, mais pas uniquement. Essayer de se comporter comme une petite fille normale lors des périodes de calme est également un moyen d’oublier pour un temps ce pour quoi on a été créé, en pratiquant diverses activités comme le jardinage, la musique ou la lecture, pour remplir le vide d’une existence éphémère. Enfin, les plus matures essaieront de remettre en cause leur condition dès qu’elles en auront l’occasion, malgré le conditionnement extrêmement efficace dont elles font l’objet.
Quelle que soit la solution choisie, on ressent systématiquement le sentiment de résignation qui émane de ces jeunes filles, pour qui la seule échappatoire reste finalement un attachement total aux adultes qui les accompagnent. Dans les cas les plus extrêmes, cette soumission totale finit par se transformer en véritable amour, et c’est généralement là que les problèmes commencent…
A force de prendre trop à cœur leur tâche de garde du corps, la différence entre alliés et ennemis devient difficile à appréhender, et en cas d’opposition entre deux instructeurs, la situation peut rapidement dégénérer avec les cyborgs qui s’affrontent, presque par simple réflexe. Les civils ou personnes extérieures seront immédiatement prises pour cibles si le moindre doute leur vient à l’esprit, et elles n’hésiteront pas à faire preuve de violence si l’occasion se présente. Toute tentative de socialisation avec le monde extérieur est donc naturellement vouée à l’échec et recentre l’attention sur le « fratello », mais peut-être est-ce justement un des objectifs du traitement appliqué aux fillettes.
Plus grave et problématique est le comportement de celles-ci si jamais l’instructeur ne leur porte pas suffisamment d’attention : entre amour et haine, la barrière est parfois si ténue. Surtout qu’il est difficile de dire si les sentiments éprouvés ne sont qu’une illusion développée pour s’assurer un contrôle optimal, ou si ceux-ci sont finalement sincères.
En théorie, le conditionnement est sensé prévenir les risques, mais même la science sera incapable d’empêcher un drame mettant en scène une jeune fille amoureuse dont les sentiments sont bafoués et piétinés par celui qui monopolise son attention.
Vous l’aurez compris, on ne nage pas vraiment en plein bonheur, c’est un drame humain comme on n’en voit que trop rarement dans les productions nippones. Chaque nouvelle affaire ou rencontre insiste un peu plus sur la situation tragique des jeunes filles, et remet en cause ce qu’elles croyaient savoir. Curieusement, ce sont justement les affrontements avec leurs multiples adversaires qui permettront de passer outre leurs interrogations et de trouver un semblant de réponse qui leur convienne. Si la plupart du temps il s’agit de simples mercenaires inexpérimentés abattus en quelques minutes, d’autres se montreront nettement plus habiles et parviendront même à les faire douter de leur capacité à défendre leur mentor. Sachant qu’il s’agit là de la base même de leur existence, on imagine sans peine le désespoir qui peut les habiter en cas d’échec.
Protéger et servir le fratello, voici bien au final le leitmotiv des combattantes du bureau d’aide sociale. Et cette consigne ne s’arrête vraiment qu’avec le décès du cyborg. Dans le cas où ce serait l’instructeur qui part en premier, il resterait (même après traitement) des fragments de mémoire qui continueraient à agir de manière inconsciente sur les comportements. Une preuve supplémentaire que l’esprit humain n’est pas une simple machine que l’on peut reprogrammer à loisir, et que les sentiments les plus importants à leurs yeux continuent à rester, vivaces et sincères bien que cachés.
Graphiquement, Yu AIDA a fait de l’excellent travail. Dès les premières planches, on constate à quel point le trait est maîtrisé. Les premiers tomes restent encore assez sobres, mais gagnent rapidement en richesse et détails pour un résultat époustouflant, notamment les paysages ou reproduction de monuments historiques. Les scènes d’actions et de violence sont parfaitement retranscrites, mais le plus impressionnant reste le traitement appliqué aux expressions du visage. Colère, peur, désespoir, joie, indifférence… Les sentiments des personnages sortent littéralement des pages pour se transmettre au lecteur. C’est probablement là la force de l’œuvre, à aucun moment on ne peut les ignorer, ce qui renforce peu à peu l’attachement et l’empathie que l’on ressent à leur égard. Même les antagonistes vous laisseront rarement indifférents, il n’est pas rare non plus de ressentir une certaine sympathie à leur égard, malgré les actes parfois barbares dont ils sont capables.
Pour conclure, Gunslinger Girl fait partie de mes licences préférées depuis un certain temps déjà, mais maintenant, c’est définitivement confirmé. Je ressens à présent un grand vide à l’idée que l’histoire soit désormais finie. La conclusion, dans la logique du scénario, est véritablement magnifique et permet aux fillettes de laisser une trace même après qu’elles aient fini par croiser leur inévitable destin. Rien que pour cela, le manga vaut d’être lu.
Ce qui est certain, c’est que je suivrais avec attention ses prochaines œuvres, en espérant qu’elle continue à maintenir une telle qualité aussi bien dans le récit que le dessin, ou le développement de ses personnages.