Si vous regardez le cadre « Shopping sur Amazon », juste à côté de cette critique (à gauche), vous y verrez la couverture du tome 20 de Life, le manga de Keiko Suenobu. En effet, c’est le 10 novembre dernier que Kurokawa a publié le dernier volume de cette série que j’avais débuté dès le début de sa parution, il y maintenant plusieurs années.
Keiko Suenobu n’a pas publié beaucoup de séries, mais elle est déjà considérée comme la spécialiste du shôjô ayant pour thème les brimades scolaires. Life est son œuvre maîtresse, où ce thème est abordé de la manière la plus exhaustive et la plus profonde.
Tout au long du récit, nous suivrons les joies et les peines d’Ayumu Shiiba, jeune fille tout ce qu’il y a de plus ordinaire, qui va entrer dans une spirale incontrôlable de violence et de haine. Trahie, délaissée, harcelée par celles qu’elles croyaient être ses amies, l’adolescente se soulagera en se mutilant, la douleur physique étant la seule chose pouvant lui faire oublier la douleur morale. Elle passera par tous les stades de l’humiliation (coups, menaces, séquestration, agressions sexuelles…) et touchera le fond plusieurs fois ; avant de se relever et d’avancer, mue par un désir de vivre qui ne fera que s’accroître au contact d’alliés qui lui tendront la main envers et contre tous.
Ce manga raconte l’histoire de jeunes gens pris dans un monde où rien ne compte sauf le mal que l’on peut faire à son prochain. Comment s’en sortir lorsque ce qui devrait être les plus belles années de sa vie sont un cauchemar quotidien ? Comment le milieu scolaire, censé former les jeunes à la vie en société, baisse les yeux devant cette escalade de la honte ? Et surtout, que faire lorsque l’on est pris dans l’engrenage ? Life est un manga sur les brimades scolaire, mais c’est aussi un manga sur le bonheur, et sur l’acceptation de soi.
Pourtant, la forme du manga nous ferait de prime abord croire à quelque chose de bien moins subtil. Contrairement à ce que toute le monde vous fera croire, Life n’a pas de vocation « réaliste » ou « sociologique ». Il s’agit d’une histoire simple, avec des personnages simples, mais qui sont justes dans leurs rôles.
Ayumu est décrite par l’auteur elle-même (dans l’interview reproduite à la fin du tome 20) comme une fille qui n’a ni but, ni rêve. Elle aspire simplement à la normalité. Elle manque de caractère et de personnalité, ce qui explique qu’elle soit devenue une cible si facile. D’ailleurs, je suis certain qu’un tel personnage aurait très bien pu être encore pire que ses bourreaux si les circonstances n’en avaient pas fait une victime.
Miki Hattori est l’exact opposé d’Ayumu à tous niveaux. Belle, douée, maligne, et un peu rebelle, elle ne craint pas la pression du groupe. D’un caractère indépendant et assuré, elle comprend vite la détresse d’Ayumu et la prend sous son aile. Plus qu’une épaule sur qui pleurer, elle sera la lumière qui éclairera les ténèbres qui entourent Ayumu.
De l’autre côté, on a Manami Anzai. Personnage extrêmement caricatural et unilatéral, elle joue un rôle clair et parfaitement exécuté : celui de l’antagoniste que l’on adore détester. Son esprit haineux, son arrogance, ses attitudes dépravées auront tôt fait de tourner le lecteur contre elle : ce qui est le but. Malgré ce manque de subtilité, son « duel » face à Ayumu est savoureux car des deux côtés on a des personnages vides, plats, mais qui ne cessent de fuir en avant vers un accomplissement dont ils sont eux-mêmes inconscients.
Tout autour de ce triangle principal, graviteront pas mal de personnages aussi faibles que puérils dans leurs comportements égoïstes et pusillanimes. Que se soient les adultes remarquables par leur absence et leur lâcheté, les camarades qui profitent de la situation ou pire, ceux qui font semblant de ne rien voir, ils sont tous le reflet d’une certaine défiance généralisée, d’un désintéressement total d’autrui qui permet aux pires horreurs de se dérouler dans la plus grande indifférence. Beaucoup chercheront leur intérêt dans l’affrontement entre Ayumu et Manami ; les professeurs carriéristes, les pseudo-amies en manque de sensations, ou tous ceux encore qui se complaisent dans la pure contemplation d’une violence dont ils se croient protégés.
Life nous propose un monde cruel et insensé, où le mal se guérit par le mal. Un monde où il suffit d’une étincelle pour qu’une personne normale se trouve réduite à l’état de pur objet, manipulé par des enfants inconscients et surtout, irresponsables. Ce thème de la responsabilité est d’ailleurs je pense un des leitmotiv du manga, et une des choses que Keiko Suenobu souhaitait faire passer : « Oui, mon manga est exagéré ; oui, il est construit comme un drama peu subtil ; mais désormais, vous ne pourrez plus dire que vous ne saviez pas ».
Malgré ses vingt tomes qui pour moi paraissent beaucoup, la lecture de Life est rapide. Dessiné dans le plus pur style shôjo, les dialogues sont maigres et la part belle est faite aux regards et aux silences. Le trait de la mangaka est d’ailleurs très efficace s’agissant de mettre l’emphase sur les émotions, avec les visages qui s’éclairent de sourires géants, ou aux contraires qui se tordent dans des rictus grotesques – le tout avec un côté crayonné qui me plait énormément. Certaines scènes, notamment vers le dénouement, font presque preuve d’audace graphique sur ce point.
Les quelques reproches que j’aurai à faire à Life ne tiennent pas tant au manga qu’à moi-même. Life fait partie de ces titres très ciblés, traitant d’un sujet précis et ne s’écartant pas de leur objet. Ainsi, la vie des personnages en dehors du lycée ne nous sera qu’à peine montrée. De même, bien que catégorisé shôjo (voire shôjo-ai parfois), le manga ne contient strictement aucune romance. Il y a bien quelques sous-entendus et deux ou trois plans matures, mais la mangaka a bien compris où était sa place et n’a pas cherché à incorporé de la romance à la japonaise (c’est à dire de la niaiserie) dans son récit.
Le résultat est qu’il sera difficile de s’intéresser à Life si l’on n’est pas pile dans le public cible du manga, à savoir les collégiens et lycéens. Plus on grandit, plus on se rend compte de l’aspect parfois très hypertrophié des situations, ce qui gêne l’identification absolument nécessaire dans ce type d’histoire.
Toutefois, la lecture de Life me fut agréable et je suis surtout content d’avoir un manga à conseiller aux jeunes écoliers qui souhaiteraient lire quelque chose qui leur parle, entre la chaleur humaniste d’un Great Teacher Onizuka et le génie froid d’un Onani Master Kurosawa, deux excellentissimes mangas shônen sur l’adolescence.
Keiko Suenobu est actuellement sur Limit, un autre manga mettant en scène des jeunes filles en conflit. Le succès critique de Life lui permettra sûrement de se voir republiée en France, au milieu de la douzaine de yaois pourris qui débarquent chaque mois sur les étagères des librairies.
Les plus
- Un sujet difficile mais abordé de manière complète
- Des personnages délibérément exagérés
- Dessin sobre, mais stylisé
Les moins
- S'étale un peu en longueur
- Des situations pas toujours crédibles (mais c'est fait exprès)