Compte-rendu de la conférence d’Ilan Nguyen sur Takahata et Miyazaki
Nous avons eu l’occasion d’assister le mercredi 19 novembre à une conférence d’Ilan Nguyen intitulée « De la création commune au dialogue : l’œuvre de Takahata Isao et Miyazaki Hayao », donnée dans le cadre des Etats Généraux de l’enseignement du japonais en France. Afin que ce qui s’y est dit puisse aussi être lu par tous, nous vous en proposons un compte-rendu qui se veut le plus exhaustif possible, et nous avons pris soin d’y inclure aussi les diverses remarques qui ont pu suivre l’exposé de M. Nguyen. Pour agrémenter la synthèse de cette conférence qui s’est avérée être en tous points intéressante, nous avons choisi d’y ajouter divers liens et illustrations.
Hayao Miyazaki et Isao Takahata ont fait leurs débuts à la Tôei, studio majeur dans l’histoire de l’animation japonaise ; 1956 est de ce point de vue une date tournant car il s’agit du moment où est fondée la section dédiée à l’animation au sein de la Tôei, via le rachat d’une petite infrastructure alors nommée Nichidô. L’ambition du studio est de produire des longs métrages, projet qui pour l’époque est particulièrement ambitieux, car il nécessite des effectifs et un budget énormes, tout en demandant un temps de production élevé. Cela n’empêche pas le fondateur de la Tôei de déclarer que l’objectif est de devenir ni plus ni moins que le Disney de l’Orient. Le studio américain où Mickey a vu le jour est effectivement perçu par les Japonais, dès les années 50, comme un modèle de production. Le studio sort Le Serpent Blanc en 1958 (le film est ressorti chez nous en 2004) : c’est un film en couleur, le premier de l’histoire du long-métrage d’animation. A partir de 1956 et jusqu’en 1971, le studio alignera 19 longs-métrages, ce qui est énorme, même pour Disney. Bien évidemment, ces 19 films sont d’un intérêt parfois inégal, mais on compte tout de même dans cette série des films comme Hols (Horus, Prince du Soleil, 1968) et Le Chat Botté (1969).
Takahata est né en 1935 dans l’Ouest du japon (à Ise), il est le benjamin de sept frères et soeurs. Il a 9 ans à la fin de la guerre ; en 1954, il entre à l’université de Tokyo, dans la section « Langue et Littérature Françaises » ; il est déjà passionné de cinéma, ce moyen d’expression en pleine expansion dont Bazin a pu dire qu’il est le « langage de notre temps ». Takahata apprécie alors particulièrement le cinéma français d’avant-guerre, et tout ce qui peut sortir jusqu’à la Nouvelle Vague ; il suit les cours de façon peu assidue, et finit par découvrir La Bergère et le Ramoneur de Paul Grimault, premier et plus grand des réalisateurs français d’animation, aidé pour ce film de Jacques Prévert. En 1947, ce grand duo avait déjà créé Le Petit Soldat. La Bergère et le Ramoneur sort juste après, mais, de 1945 à 1950, ils ont de plus en plus de problèmes avec le producteur, qui finira le film tout seul en 1952 tandis que Grimault le désavouera (c’est ce film qui, une fois terminé selon les voeux de Grimault, portera le nom que nous connaissons tous : Le Roi et l’Oiseau). Toujours est-il que le film sort en 1953 au Japon : beaucoup de gens vont y voir une alternative aux modes de production de Disney. Dans ce contexte, en 1959, Takahata entre à la Tôei en tant qu’assistant metteur en scène.
Miyazaki est quant à lui né en 1941, il n’a que quatre ans à la fin de la guerre. C’est à l’occasion d’une projection du Serpent Blanc, alors qu’il est jeune étudiant, qu’il a ce que l’on peut appeler la révélation. Il éprouve presque un coup de foudre, et avoue être tombé sous le charme de l’héroïne de ce conte chinois. Après l’université il entre en 1963 à la Tôei. Takahata y a alors déjà subi des mois de formation, il est quatrième assistant réalisateur, et il a fait ses grands débuts sur le quatrième long du studio en 1961, avant d’être premier assistant réalisateur sur Le Prince-Garnement terrasse la grande hydre (Wanpaku ouji no daija taiji), qui sort en 1963. Miyazaki arrive juste après. C’est le dessin qu’il a choisi, aussi sera-t-il intervalliste et animateur à ses débuts. 1963 est aussi l’année où commence la diffusion de la série Astro le petit robot (Tetsuwan Atom), en noir et blanc : la diffusion est hebdomadaire, et chaque épisode dure vingt minutes, ce qui est un défi énorme pour l’époque. Tezuka a, à cette fin, créé Mushi Production en 1961. La série est diffusée jusqu’en 1965, et compte presque 200 épisodes. Cela bouleverse la donne parce que tout le monde croyait cet exploit impossible jusqu’alors. De ce fait, tous les studios se jettent dès cette année dans la production de séries télévisées : on passe à une optique de production de masse. Conséquence : Tôei, qui recrutait à tour de bras, va arrêter brutalement d’employer ce que nous appellerions aujourd’hui des CDI, pour ne prendre que l’équivalent de CDD, avant d’avoir recours à des sociétés de sous-traitance (schéma moderne finalement).
Miyazaki fait ainsi partie de la dernière vague de ceux qui ont été embauchés sans conditions, en tant que CDI en quelque sorte. C’est sur Ken l’enfant loup (Okami shounen Ken) que Takahata fait ses premières mises en scène : il travaille sur 8 épisodes, tout comme Miyazaki, mais ils ne se côtoient pas. Ils font tous deux partie d’un groupe syndical d’employés de la Tôei, qui, comme nombre d’entreprises d’alors, se comporte avec un paternalisme trop envahissant envers ses employés. Le syndicat se crée vraiment en 1963, moment où tous deux s’engagent dans le mouvement : c’est dans ce cadre, en 64, qu’ils se rencontrent enfin. D’après leur propos, on peut décrire ce syndicat comme une sorte d’espace de discussion, d’espace culturel, presque de salon. Takahata avait envisagé de s’intéresser à l’histoire de l’art, il a dans ce domaine une grande culture qui lui donne de l’ascendant sur tous, y compris sur Miyazaki. Certes, aujourd’hui Miyazaki est considéré par ses contemporains comme une vache sacrée : aujourd’hui plus personne n’a rien à lui dire, pourtant, il reste encore une personne dont il se préoccupe, Takahata. Ce dernier aura eu un rôle essentiel dans sa formation, artistique comme politique. Les années 60 sont de ce côté-là fortes en engagements de toutes sortes.
C’est en 1965 que débute le travail de Takahata sur Horus, prince du soleil (Horus no daibouken), où Miyazaki viendra s’ajouter de façon autonome, alors que ce n’était pas prévu ; Takahata aura d’ailleurs bien du mal à le faire entrer dans les crédits. Pourtant, il a un rôle créatif essentiel dans ce film qui constitue un tournant majeur de l’histoire du dessin animé japonais : c’est un film qui rompt avec les habitudes, qui s’adresse aux adultes, et où l’on perçoit tout un travail du cadre, du point de vue, et un propos engagé, à valeur sociale. Dans la foulée, Le Chat Botté est lancé. Miyazaki travaille dessus, ainsi que son mentor – en ce qui concerne l’art de l’animation, Ôtsuka Yasuo, personne qui fait figure de grand frère pour eux deux puisqu’il leur permettra de faire leurs grands débuts en obtenant à Takahata le poste de réalisateur sur Horus. Après Le Chat Botté (69), Yasuo quitte la Tôei, car il s’est vu rétrogradé de réalisateur à assistant réalisateur, à cause du dépassement de budget du film. S’apercevant que la société, en raison des changements de modes de production, de plus en plus tournés vers la télévision, abandonne la production de longs-métrages, il se retire.
Au tournant des années 70 le long métrage périclitera de façon définitive ; Takahata décide aussi de quitter la Tôei, et va convaincre Miyazaki et Yôichi Kotabe de le suivre, ce qu’ils font en 1971 pour entrer chez A-Pro, pour qui ils doivent réaliser Fifi Brin d’Acier. Pour ce projet commun, ils font des recherches graphiques poussées, et en 1971 le PDG de cette société et Miyazaki se rendent en Suède pour demander les droits d’adaptation à l’auteur. C’est le premier voyage de l’un d’entre eux en Occident. Les liaisons civiles sont alors très chères, et récentes (elles existent depuis début 60). L’auteur refusera pourtant, et le projet tombe à l’eau. Miyazaki et ses camarades connaissent bien évidemment une forte démotivation, avant de se retrouver, à part Kotabe, engagés sur Lupin III : il s’agit de la première série réalisée à partir des romans que nous connaissons. Elle s’adresse clairement à un public adulte, et sera un titre fondateur pour tout un genre, avec ses déguisements, ses retournements, ses poursuites, etc. Les 23 épisodes, cependant, ne reçoivent pas l’accueil espéré, et le réalisateur se voit démis tandis que les producteurs estiment qu’il faut changer de ligne : Takahata et Miyazaki se voient confier la tâche ingrate de retoucher la mise en scène. La série aura bien plus tard le retentissement que l’on sait par la suite. Ils travaillent ensuite sur un projet qui reprend les recherches graphiques effectuées pour Fifi Brin d’Acier, ce qui donne Panda ko Panda et sa suite, réalisés avec la participation d’Otsuka et Kotabe. Nous sommes dans les années 71-73, moment où chacun d’entre eux est marié et a des enfants. Ces deux films font figure de merveilleux cadeaux pour la petite enfance, et Miyazaki, tout comme Takahata, gardent une affection forte pour ces deux films (qui sortiront dans un programme commun l’an prochain en France). La fillette de Panda ko Panda évoque, de par son physique, Fifi Brin d’Acier.
Takahata, Kotabe et Miyazaki partent alors pour travailler chez Zuiyô, qui est spécialisé dans l’adaptation des classiques de la littérature occidentale. Ils adapteront ainsi Heidi (Alps no Shoujo Heidi), diffusé en 1974 sur un principe annuel : la série débute en janvier et finit en décembre. Heidi a marqué, encore une fois, un tournant, en établissant un nouveau standard de qualité : il reste un des dessins animés les plus remarquables au monde de ce point de vue. Il est devenu un exemple canonique de production pour la télévision ; Takahata est à la mise en scène, Miyazaki au layout (à peu près l’équivalent du storyboard : Miyazaki s’occupe d’homogénéiser les divers layouts de l’équipe en faisant les choix définitifs : il a ainsi fait entre 300 et 350 plans au layout par semaine, ce qui est une performance inégalée), Kotabe au poste de directeur de l’animation ; Heidi trouve un public énorme, et de ce fait, les responsables décident de produire d’autres série annuelles : ce sera la création d’Un Chien des Flandres (Flanders no Inu), en 1976, par Takahata et Miyazaki toujours, mais avec des personnages créés par Kotabe, qui a aussi créé ceux de Trois mille lieux à la recherche de maman (il s’agit du film de la série Marco : Haha wo Tazunete Sanzenri).
A partir de ce moment, la route commune des deux compagnons va commencer à se séparer l’équipe aura la même répartition sur Marco (Haha wo Tazunete Sanzenri), puis sur Conan, le fils du futur (Mirai Shounen Conan) en 1978, tous deux réalisés pour le compte de Nippon Animation. Conan sera la première réalisation de Miyazaki. La série Marco (1976) a quant à elle été particulièrement éprouvante ; il s’agissait de l’adaptation d’un récit italien du XIXe siècle, traitant de l’immigration de l’Italie vers l’Amérique du Sud : la série narre l’histoire d’un garçon qui cherche sa mère partie en Argentine. Son ambiance triste épuise l’équipe, ce qui remet en question le fameux triumvirat créatif. Takahata va réaliser une dernière série tirée de Lucy Montgomery, Akage no Anne (1979), mais Kotabe ne fera pas partie du projet, car il est retourné chez Tôei ; Miyazaki aide encore une fois au layout, mais il a franchi un cap avec Conan et le fait de revenir au service de Takahata ne lui convient pas : à l’épisode 15 il s’en va, car Otsuka vient de l’appeler pour tourner Le Château de Cagliostro (Rupan Sansei: Cagliostro no Shiro). Takahata avait quant à lui assuré le storyboard sur 2 épisodes de Conan (le 8 et le dernier), série qui peut être vue comme une réponse à Horus, puisque Miyazaki y prend ses marques par rapport à Takahata. Pourtant, comme il rencontre des difficultés au bout de quelques épisodes (première réalisation oblige), Takahata acceptera de l’aider, tout en refusant d’être mis en avant. Cela n’empêchera pas Miyazaki de quitter par la suite la série de Takahata ; désormais, ils ne travailleront plus ensemble d’un point de vue créatif ; leurs rapports vont changer à ce moment-là. Miyazaki comme Takahata ont forgé pleinement la grammaire qui sera désormais la leur pour les productions à venir.
A ce moment chacun entame respectivement la réalisation de Kié la petite peste (Jarinko Chie) et du Château de Cagliostro ; puis ce sera Nausicaä (Kaze no Tani no Nausicaä) pour Miyazaki : le film est adapté en mars 1984, d’après le manga, toujours de Miyazaki. Un certain nombre de documents promotionnels a pu circuler à cette occasion, dont un guide book, qui réunit un certain nombre de textes (ce qu’on appelle couramment des mook : magazine + book = mook). Ces documents constituent à chaque fois une mine d’informations car on y trouve compilées les retranscriptions de conférences de Miyazaki ; on trouve d’ailleurs aussi un texte de Takahata dans ce guide book, intitulé « une énergie et un talent débordant », ce qui est particulièrement intéressant car on ne le retrouve pas dans les compilations de textes de Takahata (intitulées Réflexions au fil de mes réalisations – Eiga wo tsukurinagara kangaeru). Si ce texte n’est pas repris par la suite, c’est qu’il correspond justement à un moment donné, un moment de séparation pour être plus précis : Otsuka appelle Takahata en 1981 sur Chie, et Miyazaki se trouve dans le studio au moment de cette rencontre, mais à ce moment il travaille sur Sherlock Holmes (Meitantei Holmes), dont il réalisera six épisodes, en co-production avec l’Italie. Miyazaki et Takahata travailleront certes sur Little Nemo in Slumberland (1989) d’après le chef-d’œuvre de Winsor McCay, mais ils le quitteront du fait de trop grands problèmes de production. Bref, pour en revenir à Nausicaä : au début des années 80, Miyazaki se trouve dans une période creuse car Le Château de Cagliostro n’a pas trouvé le public escompté, et aucun de ses projets ne trouvent de producteur. Il a déjà Mon Voisin Totoro sous le coude mais cela ne marche pas, aussi accepte-t-il en 1982 de dessiner un manga, Nausicaä. Le film est bien entendu adapté du manga de Miyazaki, édité chez Tokuma ; Miyazaki n’a en fait posé qu’une condition pour réaliser le film : il veut absolument que Takahata le produise. Cette requête sera l’objet d’un long combat ; l’éminence grise derrière le projet, qui n’est autre que Toshio Suzuki (qui sera par la suite président du studio Ghibli), va aller s’adresser à Takahata qui, après avoir noirci tout un cahier sur ce qu’est d’après lui le rôle d’un producteur, va refuser le travail qu’on lui propose, se jugeant inapt à l’assurer. Miyazaki en sera très affecté, comme on peut le voir dans les mémoires de Suzuki (le livre est paru cette année), qui rapporte l’anecdote suivante : Miyazaki est habituellement quelqu’un de sobre, mais lorsqu’il apprend la mauvaise nouvelle, ce dernier l’entraîne pour aller boire un verre, et, passablement ivre, lui affirme avoir donné toute sa jeunesse à Takahata sans avoir rien reçu en retour. Bien entendu, on ne sait pas vraiment où s’arrête la réalité, et où commence le mythe… Quoi qu’il en soit, cela fait bien ressortir le rapport qui unit les deux personnages, fait à la fois de complicité et de concurrence, de rivalité. Ici, l’un n’empêche pas l’autre. Suzuki, alarmé, insistera auprès de Takahata qui finira par accepter, même s’il n’a effectivement aucune expérience de ce qu’est le métier de producteur. Il occupera le poste en 84 donc, puis en 86 pour Laputa (Tenkū no Shiro Laputa). Entre temps, le studio Ghibli est fondé en 1985 : effectivement, à partir du moment où d’autres films sont envisagés, Takahata insiste pour que l’on crée un studio qui sera le cadre idéal de ce genre de production. Nausicaä a été produit au sein d’un studio extérieur, du nom de Top Craft, et Takahata refuse que cette situation s’installe dans la durée. Cette prise de position se sera avérée décisive pour la création du studio.
Dans ce cadre nouveau, c’est la même année 1988 que les films Mon Voisin Totoro (Tonari no Totoro) et Le Tombeau des Lucioles (Hotaru No Haka) sont lancés. Il s’agit d’une nouvelle étape pour ces deux réalisateurs : il sont ici clairement dans une situation de concurrence, ils doivent même lutter pour trouver des collaborateurs. Cela a donné lieu à des épisodes fameux : Takahata n’est pas dessinateur, tandis que Miyazaki l’est. Dès lors, Takahata pose pour condition d’avoir pour collaborateur principal Yoshifumi Kondô, alors jeune mais brillant dessinateur, capable d’animer absolument tout… Mais Miyazaki le veut aussi sur Totoro. De fait, c’est Kondô qui se verra contraint de choisir. Il ira donc rallier les rangs de Takahata. Il en va de même avec la coloriste, Michiyo Yasuda, qui va quant à elle assurer la direction sur les deux films en parallèle. Totoro et Le Tombeau des Lucioles finiront par sortir en avril 1988 dans un programme commun : pour des raisons inhérentes à la production, ils avaient dû être conçus simultanément, autrement, aucune des deux œuvres n’aurait pu voir le jour. C’est un cas de figure inimaginable, du jamais vu jusqu’alors. Il était légitime qu’ils sortent dans le cadre d’un programme commun. C’est un système qui perdure encore au Japon, et qui existe depuis l’après-guerre : il suffit de payer sa place pour entrer dans la salle et y rester autant de temps qu’on veut. Les films étaient alors diffusés en boucle, aussi pouvait-on prendre le dessin animé en cours de route. Evidemment, on se doute que l’état d’esprit du spectateur n’est pas le même s’il sort après avoir vu Le Tombeau des Lucioles ou Totoro…
Miyazaki et Takahata se connaissent maintenant depuis très longtemps, et par cœur, comme on peut le voir dans un document de 1991 paru à l’occasion de la sortie d’Omohide Poroporo, moment où tous deux se sont rendus à Osaka pour une conférence : lorsqu’on leur dit qu’ils sont inséparables, Miyazaki répond qu’ils veulent rester amis et qu’ils font le nécessaire pour le rester, mais qu’ils pourraient très bien se disputer s’il le fallait. Sur Omohide Poroporo, c’est Miyazaki qui se retrouve producteur. A partir de 1980, ils se soutiennent l’un l’autre : en 1987, Takahata réalise l’Histoire du canal de Yanagawa (Yanagawa Horiwari Monogatari), financé et produit par Miyazaki lui-même, et qui sera diffusé dans des circuits non commerciaux, dans un contexte plus citoyen (salles municipales par exemple). Dans le texte de Takahata intitulé « une énergie et un talent débordant », dont on a déjà parlé précédemment, ce dernier disait déjà en parlant de « Miya-san » (surnom de Miyazaki), que les rapports qui les unissaient tous deux ne pouvaient pas être décrits comme une relation de support mutuel, mais qu’il fallait plutôt les voir comme des « entrepreneurs » fonctionnant « parfaitement en commun », en ce qu’ils ont partagé les joies, débats, et tensions diverses surgis au cours de leurs carrières. De fait, et par une ironie du sort un peu provoquée, lorsque paraît en 1991 le premier volume de textes écrits par Takahata, et couvrant les années 55 à 91, on trouve à la toute fin un texte de la main de Miyazaki, titré « le descendant des grands paresseux ». Miyazaki y explique que son vieux compère a une forte inclination pour la musique et l’étude, qu’il possède un talent de compositeur très précis mais qu’il est aussi un lève-tard patenté, de nature très paresseuse. Or, si Takahata est assimilable à cet étrange animal qu’est le paresseux, Miyazaki explique qu’il se retrouve très souvent dans la position du raton laveur que l’on peut voir dans le manga Bonobono de Mikio Igarashi ; mais, comme le grand paresseux possède des griffes acérées, c’est un animal qui est tout sauf pacifique, et qui fait preuve d’une agressivité parfois extrême. Et Miyazaki de dire : « il me semble que pour la profondeur des blessures, il est au-dessus de moi ». La fin du texte, très drôle, n’en demeure pas moins révélatrice : Takahata étant toujours en retard à cause de sa paresse, la diffusion du film a été reportée, et l’ensemble du studio semblait alors s’être transformé en une horde de grands paresseux. Miyazaki de conclure qu’il n’avait dès lors pas d’autre choix que de jouer avec l’aide de Suzuki le rôle de rabatteur pour toute cette meute, afin de pouvoir prétendre toucher au but…
Apparaît alors une nouvelle période, 1988-1989, qui représente une nouvelle étape dans les rapports unissant Miyazaki et Takahata : ce dernier a toujours des problèmes de délais ; c’est pour cette raison que Le Tombeau des Lucioles était sorti en retard, et que la fin avait été projetée en noir et blanc (la dernière bobine « seulement »), tandis que l’équipe finissait de coloriser le film pour remplacer le plus rapidement possible la bobine inachevée. Cette pratique relève du tabou, c’est bien évidemment un acte interdit au cinéma. Takahata s’est alors mis dans une situation délicate, ceux qui ne l’aimaient pas ont refusé de le produire par la suite. C’est Miyazaki qui le reprendra en lui offrant la direction musicale sur Kiki la petite sorcière (Majo no Takkyuubin). C’est un rôle qu’il avait déjà assumé aux côtés de Joe Hisaishi auparavant : Takahata est effectivement un mélomane redoutable, et il a pu avoir un rôle important dans le choix du jeu et des compositions à diverses reprises. En 1991, Omohide Poroporo finit donc par sortir ; puis vient en 1992 Porco Rosso (Kurenai no Buta), où Miyazaki se relâche pour la première fois, en se permettant d’être moins exigeant quant aux enjeux du film : Porco Rosso est avant tout basé sur des enjeux personnels, sa motivation est plus intime ici. Il s’agit de l’adaptation d’une histoire qu’il avait dessinée pour une revue de modélisme alors qu’il était jeune.
Commence alors à se mettre en place une forme d’alternance : Takahata sort en 1994 Pompoko (Heisei Tanuki Gassen Ponpoko). Après le cochon volant vient donc le tanuki, comme le dira Miyazaki. On trouvait déjà les tanukis dans Goshu le violoncelliste (Serohiki no Goshu), film de 1982. Puis en 1997 vient Princesse Mononoke (Mononoke Hime). Un nouveau dialogue apparaît, puisqu’à cette occasion paraît une compilation de textes écrits cette fois-ci par Miyazaki, sobrement intitulée Point de départ (1979-1996) (titre original : Shuppatsuten). A la toute fin, surprise, on trouve un texte de Takahata titré « les braises d’Eros » : c’est un assez beau texte décrivant le physique de Miyazaki. On peut y lire qu’il est un bourreau de travail, que sa tête est grosse, qu’on pourrait jouer au baseball avec. Le portrait reste très concret, mais c’est un tableau que seul Takahata peut brosser, et qui montre tout son attachement envers Miyazaki. Les anecdotes sont aussi là pour renforcer l’image : « lorsqu’il lui arrive de me rencontrer, il me parle sereinement du crapaud-buffle qui vit dans le jardin, comme pris dans l’élan d’un essai au fil du pinceau »…
En 1999, Mes Voisins les Yamada (Houhokekyo Tonari no Yamada-kun) sort en salle. Commence alors à s’esquisser une forme de dialogue alterné entre les deux réalisateurs, par films interposés : ils ne vont plus la main dans la main, ils échangent véritablement. Par exemple il est intéressant de voir Totoro et Pompoko ensemble, car dans l’un comme dans l’autre on trouve une séquence où les personnages font pousser un arbre « en accéléré », pour ainsi dire. Takahata met en scène ses tanukis alors qu’ils font pousser une sorte de bosquet sauvage : ici apparaît un motif de dialogue créatif, avec une prise de distance, façon de dire que pour Takahata les arbres ne peuvent pas pousser comme dans Totoro, d’où l’exemple qu’il donne dans Pompoko. Il en va de même du thème de la nature: Totoro, Pompoko, Mononoke, autant d’œuvres où le rapport homme/nature apparaît, avec un contexte mythique, dans un moment historique de basculement. C’était déjà une dimension présente dans Nausicaä, qui était plutôt une fable futuriste. Miyazaki tente de s’inscrire généralement dans l’épopée et le mythe, ce que Takahata récuse : en résulte un décalage fort.
D’ailleurs, Takahata enchaînera sur les Yamada : c’est une nouvelle direction, il cherche à sortir de cette grammaire consacrée, pour procéder à l’invention d’une autre forme de dessin animé, où le trait est vivant, la couleur aussi, où il s’agit de conserver la vie du tracé tout en permettant à la couleur d’évoluer dans des limites mouvantes. On revient ici à une forme un peu primitive de rapport au dessin : l’impact visuel est recherché, qui permet d’évoquer ce que toute l’histoire de l’art explore au Japon : c’est-à-dire qu’il n’y a pas de sens de viser un réalisme tel qu’il a pu se développer à la Renaissance. Il s’agit plutôt de dire qu’un trait peu suffire à évoquer quelque chose, tout simplement, et il s’agit aussi de sortir de l’impact photo-réaliste du dessin animé (dont Jin-Roh est l’un des exemples les plus typiques), d’explorer autre chose. Takahata cherche ici à faire prendre une autre direction au dessin animé. C’est alors que Miyazaki reprend la main sur Le Voyage de Chihiro (Sen to Chihiro no Kamikakushi), en 2001. Depuis 1999 Takahata n’a rien réalisé : Le Château ambulant (Howl no Ugoku Shiro) est sorti en 2004, Ponyo (Gake no Ue no Ponyo) en 2008. Miyazaki se retrouve seul, ce qui est un peu dommage, parce qu’on a l’impression qu’il lui manque des repères depuis cette « disparition ». Dans l’évolution que suit Miyazaki, il y a du baroque, cela se voit dans le graphisme-même qu’il adopte : la quantité d’informations que ses images véhiculent va croissante, les informations débordent en quelque sorte, et ce n’est finalement peut-être pas toujours du meilleur goût. Les films de Miyazaki demeurent certes toujours aussi échevelés, toujours aussi enlevés, mais l’évolution du style se poursuit sur une courbe qui n’est peut-être pas qu’ascendante.
Une deuxième compilation de textes de Miyazaki est parue cette année, et couvre les années 1997-2008. On n’y trouve aucun texte de Takahata, comme si le dialogue avait été interrompu aussi en dehors du cinéma. Au détour d’un paragraphe portant sur Mononoke Hime, la discussion aborde le rapport existant entre dessin animé et manga, et Miyazaki explique qu’il est plutôt hostile à la tournure que prend le monde du manga, tout en insistant sur l’idée qu’à travers ses films il cherche une vision universelle. Takahata a-t-il le même positionnement ? Non. Miyazaki a l’habitude de critiquer, avec raison probablement, certains problèmes inhérents à ces productions modernes : le Japon est en avance sur les autres pays en matière de dessins animés et les enjeux générationnels qui s’y rapportent sont plus visibles. Ce sont des problèmes que les autres pays pourraient connaître dans quelques années. Effectivement, le Japon connaît clairement à l’heure actuelle un problème de surproduction. Or, selon Miyazaki, ceux qui créent des dessins animés sont comme des « marchands de gâteaux », et l’on ne peut pas vivre que de cela. On perçoit qu’ici Miyazaki est en contradiction avec lui-même. Takahata n’a pas ce rapport à son travail, il préfère dire qu’il cherche à sortir de la « chambre close ». On le voit notamment dans les ouvertures de ses divers films, qui guident toujours le spectateur sans le forcer, sans menacer son intégrité intellectuelle. La postface du livre est d’ailleurs touchante, Miyazaki y explique qu’il fait désormais partie des personnes âgées. Cependant, s’il demeure toujours sincère dans ses propos, on perçoit malheureusement aujourd’hui un décalage entre ses discours et son travail cinématographique. Il a toujours refusé de se revendiquer en tant qu’« auteur », tout comme Takahata d’ailleurs. Tous deux ont toujours dit qu’ils travaillaient d’abord pour le grand public. Or, maintenant, Miyazaki semble avoir un peu perdu sa capacité de recul, il se limite plutôt à avoir un impact émotionnel sur des séquences précises, et moins sur la continuité de l’ensemble : on ne trouve plus cette cohérence d’autrefois. Ce sont des propos que nous aurons l’occasion de vérifier lors de la sortie française du très attendu Ponyo…
15 commentaires
Merci wata =]
Merci pour tous les efforts accomplis.
Merci Ilan surtout. SA conférence valait le coup.
Ils sont parmi les plus importants oui. Tu connais le studio Ghibli quand même ?
Mais c'est qui Ilan Nguyen ?
http://freefrajap.ning.com/profile/IlanNguyen
http://www.dvdrama.com/news-3977-ilan-nguyen-nouvelles-images-du-japon.php
Le fameux Nguyen est véritablement un puit de savoir, et les références qu'il met en avant, les parallèles qu'il établie et ses analyses particulièrement poussées font de ce texte une pièce fondamentale pour toute personne voulant en savoir plus sur deux gigantesques pointures de l'animation japonaise.
Excellente retranscription Wata, tu étais au bon endroit au bon moment ;)
J'y serai bien allé mais j'ai du Tennis à ce moment là :p
^^"
ah oui le tennis ça prend du temps j'imagine... un jour faudra que j'essaie de faire du sport pour voir...
http://www.animenewsnetwork.com/news/2009-03-06/viz-to-publish-hayao-miyazaki-starting-point-essays
Il ne faut pas oublier non plus le rôle fondateur et antérieur de Osamu Tezuka. Son oeuvre est énorme quantitativement et qualitativement. Bien plus importante en quantité de mangas, de séries que celle du studio Ghibli. Même si elle a engendré une production "de masse", il est difficile de lui jeter la pierre. L'homme qui a inventé la roue ne se doutait pas que ses descendants pollueraient la planète avec leurs voitures un jour.
Après Brice de Nice, Hayao de Tokyo ! Pour casser les autres, il est fort le bougre ! c'est un peu triste...