Dans un recoin de ce monde – Fumiyo Kouno
J’ai été très surpris de trouver en librairie Dans un recoin de ce monde, une œuvre signée Fumiyo Kouno dont j’ignorais l’existence. J’avoue que je n’arrive plus à suivre, perdu dans cette pléthore de volumes qui sortent hebdomadairement. Kana nous offre une édition condensée en deux volumes d’une œuvre sortie en 2007 déjà au Japon et agrémentée par de nombreuses notes explicatives. Une très belle édition au format wide-ban (dimensions d’une feuille A5) qui rejoint dans ma collection Made In d’autres titres de l’auteur : Le Pays des Cerisiers et Pour Sanpei. A noter qu’un film d’animation adaptera cette oeuvre sur grand écran !
Les premiers chapitres racontent quelques souvenirs d’enfance de Suzu du temps où elle habitait Hiroshima : une livraison pour l’entreprise familiale, une visite chez des parents d’outre-mer, les brimades d’un camarade de classe qui cache ses sentiments. Des chapitres un peu à part dans l’œuvre, une sorte d’apéritif délicieux qui plonge le lecteur dans les tableaux de l’enfance de Suzu, bercée de douceur et de bonne humeur. Impossible de lire ces quelques planches sans être charmé par le pittoresque qui en ressort. On a l’impression de lire un conte de fées quand ce mystérieux bonhomme à la capuche noire et aux traits d’ogre enlève notre petite héroïne dans sa hotte. Le second chapitre – pendant les grandes marées – se distingue par un crayonné beaucoup plus grossier et imprécis, semblable aux lapins dans les vagues que Suzu dessinera plus tard, comme si la jeune fille esquissait elle-même quelques pages de son enfance.
Dans un recoin de ce monde commence véritablement en décembre 1943, quand la mère de Suzu apprend au téléphone qu’un jeune homme désire épouser sa fille. Suzu ne trouve aucune raison de refuser cette proposition et deux mois plus tard, après une cérémonie rondement menée, elle débarque dans sa nouvelle famille à Kure. L’accueil est convivial – si l’on passe outre l’attitude hautaine et arrogante de sa belle-sœur – et Suzu s’emploie très vite à ses devoirs : suppléer une belle-mère souffrante dans les tâches ménagères. Les mois passent ainsi dans une douce quiétude jusqu’à cette terrible année 1945 qui a vu bien des vies chamboulées dans ce recoin du monde.
Le mariage de Suzu est donc plus un arrangement tout à fait banal pour l’époque que le fruit d’un véritable amour. Sa relation avec son mari est tout d’abord empreinte d’embarras. C’est à peine s’il lui accorde un regard durant la cérémonie et aucune parole n’est échangée avant leur première nuit en couple. Tous deux se rapprocheront petit à petit, avec toute la pudeur qui caractérise cette époque. Une vie de couple qui bat de l’aile quand Suzu découvre que son mari fréquentait une fille de joie ou quand elle accueille un ami d’enfance. Suzu semble en outre incapable de concevoir leur enfant. Des épreuves et de épisodes qui n’entameront pas le respect et l’affection qui les unit. Ni la bonne ambiance qui règne dans leur foyer.
Avec Suzu, c’est une héroïne mignonne et maladroite que dessine Fumiyo Kouno, assez petite à l’instar de tous ses personnages. Une héroïne aux tresses de lapin qui ferme très fort ses paupières avec un sourire aux lèvres à chaque fois qu’elle fait une bêtise et qu’on lui fait des reproches. A ses côtés, on apprend tous les rudiments de la parfaite ménagère de l’époque, Suzu allant même jusqu’à s’improviser couturière par souci d’économies. Au départ, elle est quelque peu rabaissée par sa belle-sœur qui la trouve fade et démodée. Mais leur relation s’améliorera par la suite. L’auteur dresse un tableau joyeux de cette vie quotidienne et jamais Suzu ne regrette vraiment d’avoir eu un mariage arrangé même si sa famille d’Hiroshima lui manque quelquefois. Elle s’adapte très vite à son nouveau voisinage et on voit comment les gens s’entraidaient dans un recoin de monde bien plus ouvert et soudé qu’aujourd’hui.
Une fois le second tome entamé, c’est un paysage de guerre qui succède à celui du quotidien. Tout d’abord avec ces émouvantes retrouvailles entre Suzu et son ancien camarade Mizuhara alors que ce dernier s’apprête à embarquer dans la marine. Kure est un port de guerre et beaucoup d’aspects documentaires sont visités par l’auteur qui nous dessine un plan du port, un historique de la marine. Fumiyo Kouno va jusqu’à réinterpréter en quelques planches le fameux syllabaire patriotique qui dictait alors la conduite des citoyens japonais. Avec les bombardements, les sans-abris sont de plus en plus nombreux et la famille de Suzu accueille quelques sinistrés. C’est ce merveilleux élan de solidarité que l’auteur met en exergue avec aussi la mobilisation des femmes qui assurent l’intendance et le ravitaillement.
Bien que joyeux, le foyer dépeint par Fumiyo Kouno est aussi celui d’une vie modeste faite d’épargnes et de parcimonie. Si l’on reste à des lieues de la misère que Yoshishi Shimada nous présente dans Une sacrée Mamie, la vie quotidienne de Suzu se pare de la même simplicité et l’ambiance de son foyer dégage le même optimisme face aux épreuves. Ici la misère apparaît surtout à travers une fracture sociale quand Suzu se perd dans le quartier rouge de Kure. Occupée à tracer des pastèques et des caramels sur le sol, elle est abordée par Rin, une fille de joie qui lui indique la route du retour. Cette demoiselle ne sait pas lire et ignore tout du grand monde. C’est à travers les dessins de Suzu qu’elle découvre les petits luxes de la vie courante. Les quelques planches griffonnées dans le second tome laissent une interprétation ouverte : était-ce Rin ce fameux zashiki warashi qui autrefois s’introduisait furtivement dans sa chambre en passant par le grenier ? L’enfant arraché à la misère par Suzu et son mari, cet enfant qu’ils ne sont jamais arrivés à concevoir, n’est-ce pas un hommage rendu par le couple à leur amie ?
Le dernier titre de Fumiyo Kouno est une formidable ode au bonheur et à l’optimisme dans un recoin de ce monde qui était alors tourmenté par les affres de la guerre. Un récit rythmé par les quelques croquis que dessine Suzu. Ceux qu’elle traçait autrefois sur le sable pour encourager sa petite sœur, celui qui réconcilia son camarade Mizuhara avec cette mer qui avait enlevé son frère aîné, celui d’un paysage d’Hiroshima qu’elle ne reverra jamais, ceux des navires de guerre de Kure, ceux qui marquent sa rencontre avec une fille d’un autre monde. Fumiyo Kouno signe une œuvre belle et mélancolique, où le bonheur de vivre et d’exister vient transcender toute la tristesse de la guerre.
3 commentaires
Un manga dans lequel les petits riens ont beaucoup d’importance. Autre temps et autres moeurs… Vraiment un titre qui vaut le détour.
Merci de lui avoir consacré cet article. Et quel article ! :)
J’aime les tranches de vie douces-amères dans ce genre. Pas besoin de faire un si bel article pour me convaincre de lire ça. ^^
[…] un recoin de ce monde) est un manga historique de Fumiyo KONO, au sujet duquel vous pouvez lire cet article de Sirius qui lui est consacré. Mais ce qui nous intéresse c’est l’adaptation de ce titre en film d’animation, annoncée il […]