Evangelion, 20 ans après l’impact
Pour la plupart des geeks, l’année 2015 est celle où Marty McFly débarque du passé avec la DeLorean pour découvrir des publicités holographiques, des skateboards volants et autres commodités technologiques malheureusement toujours inaccessibles. Mais pour d’autres, l’année 2015 est également celle où Shinji embarque pour la première fois dans un robot humanoïde géant et affronte au péril de sa vie des entités destructrices qui annoncent la fin du monde.
Cette lutte d’une humanité pour sa survie est relatée dans Neon Genesis Evangelion, la fameuse série du studio Gainax qui, depuis sa diffusion initiale en 1995, reste encore aujourd’hui un des animes les plus influents et les plus importants de ce média. Une importance que témoigne sa grande popularité, que ce soit au Japon ou en Occident, mais qui avec le temps a peut-être perdu de son souffle originel. En vingt ans, le public de l’animation japonaise s’est renouvelé et la nouvelle génération de fans respecte Evangelion comme une série culte, mais ne s’est peut-être pas posé la question de savoir ce qui la rend incontournable et explique son statut d’icône.
Les images qui illustreront cet article sont toutes tirées de la version remasterisée Blu-Ray de Evangelion, sortie au Japon le 26 août 2015.
Evangelion se déroule dans un monde post-apocalyptique, où la planète a été profondément bouleversée par un évènement appelé le Second Impact. Cette catastrophe provoqua la destruction totale du continent Antarctique, la fonte des glaces et la montée des eaux sur l’ensemble du globe. La Terre fut même déviée de son axe de rotation, ce qui entraîna de profonds changements climatiques. Des guerres éclatèrent partout et la population mondiale fut sévèrement réduite dans les années qui suivirent.
Mais la véritable menace était encore à venir. Suite au Second Impact, de mystérieuses entités appelées Anges sont apparues, avec un objectif qui semble être la destruction totale de ce qui reste de l’humanité. Pour contrer ces Anges, les Nations Unies ont donné mandat à la NERV, une organisation privée qui a pris ses quartiers dans un immense complexe souterrain surplombé par une ville-forteresse, Tokyo-3. C’est ici que la NERV développe une arme d’un genre nouveau, l’Evangelion, qui se présente sous la forme d’un cyborg biomécanique d’une taille titanesque. Mais pour activer l’Evangelion, il faut au moins un pilote humain prêt à affronter des forces ésotériques et surpuissantes au péril de sa vie. Et cette tâche reviendra à Shinji Ikari, adolescent asocial de 14 ans…
A bien des égards, le synopsis d’Evangelion évoque des éléments narratifs largement connus de l’animation japonaise. Le jeune garçon qui embarque dans un robot géant pour prendre part à un conflit qui le dépasse complètement est un motif aussi vieux que l’animation japonaise, et que l’on retrouve notamment dans la franchise Gundam, elle aussi particulièrement influente à cette époque. Mais Evangelion compensera tous ses emprunts par des apports au moins aussi significatifs, tant dans le contenu que dans le format.
Evangelion est le produit d’une époque, mais c’est aussi et surtout le produit d’un talent. Ce talent, c’est celui de Gainax, un studio d’animation créé par des fans pour des fans. Contrairement aux nombreux studios qui produisaient du divertissement télé à la chaîne pour un public familial, Gainax a fait sa réputation avec des animes de haute qualité destinés à un public bien précis, les otakus. Leurs productions mêlent ainsi de nombreuses influences, aussi bien issues de l’animation japonaise elle-même (Gundam, Yamato…) que des films et séries live (Godzilla, Ultraman…). Le réalisateur Hideaki ANNO, qui est la principale tête pensante derrière Evangelion, est un fan notoire de toutes ces franchises en plus d’être lui-même issu du métier de l’animation proprement dite – il a débuté avec Hayao MIYAZAKI sur son film Nausicäa. Sa série incorpore ainsi de nombreuses références, mais les retravaille et les réarrange pour créer un univers et un ton unique.
Ce ton unique, c’est celui du nihilisme et du post-modernisme, qui sont les principales caractéristiques d’Evangelion lui permettant de rompre avec l’animation japonaise d’antan. Evangelion n’est pas une série moralisatrice pour enfants, ni une glorification de telle ou telle valeur du peuple japonais. Ici les combats ne sont justifiés par aucune idéologie, aucune rhétorique. Les Anges ne communiquent pas avec les humains, ils n’ont aucune raison apparente de s’attaquer à eux et ils ne se montrent agressifs que lorsqu’ils sont provoqués. Quel est donc le sens de cette histoire ? Pourquoi se battre ? La série reste très vague à ce sujet, jusque dans ses derniers épisodes. Le spectateur est maintenu dans le flou, dans une incompréhension mêlée de fascination. Cela le pousse à chercher du sens à la série, et à partager ses impressions avec d’autres spectateurs. Ainsi se créée une communauté de fans, qui va s’approprier l’œuvre et l’ériger en tant que série culte. C’est ce qui permettra à Evangelion de passer à la postérité et d’être discuté même vingt ans plus tard ; là où de très nombreux animes, hier comme aujourd’hui, finissent oubliés trois mois après leur diffusion.
Ce caractère ésotérique de la série ne suffit évidemment pas à expliquer ce qui la distingue tant du reste de la production. Une des grandes qualités d’Evangelion réside dans son travail d’écriture des personnages, et en particulier de son protagoniste principal. Shinji Ikari est présenté au départ comme un adolescent ordinaire quoique vaguement timide. Il se retrouve entraîné malgré lui dans des combats de plus en plus violents et barbares contre des adversaires aux motivations inintelligibles et dans un but inconnu. De la même manière que le spectateur, Shinji est dans le flou du début à la fin. Et ses réactions démontrent qu’il partage cette incapacité à donner un sens à son combat : peur, détresse, repli sur soi, désespoir… Des réactions humaines qui dénotent d’une fragilité mentale inhabituelle pour un protagoniste de dessins animé pour enfants.
Par bien des aspects, Evangelion est un anime sombre et tragique. En ne donnant aucune motivation ni aucune idéologie claire aux ennemis que sont les Anges, toute l’intrigue de la série tourne autour des humains qui révèlent leur part de noirceur. Chaque personnage arrive dans la série avec ses névroses et ses obsessions et tente de se trouver une raison d’être. Misato et Asuka se battent dans un but égoïste, pour échapper à leur vie de solitude et de mensonge. Rei est quant à elle totalement dévouée à accomplir les désirs de son tuteur, Gendô Ikari. Ce dernier est le père de Shinji et le dirigeant de la NERV, et suit son propre agenda dans la série. Car c’est là aussi un élément caractéristique ; malgré la menace des Anges, les humains continuent de comploter les uns contre les autres, dans des buts là encore vagues et ésotériques (La SEELE, Le Plan de Complémentarité…). Cette composante de la narration, qui se dévoile au fur et à mesure de la série, traduit encore une fois de la justesse d’Evangelion lorsqu’il s’agit de capter l’air du temps. Dans les années 90, après la fin de la Guerre Froide et dans un contexte de mondialisation lié à l’émergence d’Internet, les histoires de conspirations et de théories du complot sont très populaires – et là encore la série se démarque du reste de la production en instaurant un climat de suspicion et de malaise dans le camp des « gentils » censés lutter contre la véritable menace que sont les Anges, lesquels ne montrent aucun signe de faiblesse dans leur résolution.
Tous ces éléments sont nécessaires pour comprendre la résonance qu’a pu avoir Evangelion auprès du public de l’époque, et qu’il a encore aujourd’hui. Mais d’aucuns pourront arguer qu’ils figuraient déjà dans des productions antérieures, notamment celles dont Hideaki ANNO a pu s’inspirer. C’est pour cela que notre analyse doit être complétée par un autre élément, peut-être encore plus significatif de l’importance de cette série.
Au moment de sa sortie en 1995, Evangelion était indiscutablement la série d’animation la plus aboutie techniquement jamais diffusée à la télévision japonaise. Les meilleurs designers, les meilleurs animateurs, les meilleurs metteurs en scène, les meilleurs doubleurs et le meilleur compositeur de leur temps ont travaillé de concert sur le projet. Il faut comprendre qu’à cette époque, l’animation télévisée était dominée par des feuilletons produits à la chaîne et de qualité moyenne. Pour avoir une qualité de production un tant soit peu notable, il fallait s’orienter vers les films et les OAV, des formats plus libres qui ne subissaient pas les contraintes de censure et de planning inhérentes à la télévision. Le studio Gainax s’illustra d’ailleurs dans ces formats, avec le superbe film Les Ailes d’Honnéamise et les OAV Gunbuster. En décidant de mettre à profit ce savoir-faire dans une série télé, et en y remportant un succès considérable, Gainax opéra un tournant majeur dans l’industrie. Les standards de qualité augmentèrent brutalement, forçant les studios concurrents à se mettre au niveau ; ce qui entraîna une hausse générale de la qualité des séries télé, et le désintérêt progressif des producteurs pour le format OAV rendu caduque par la prise de pouvoir des séries télé en tant que superproductions animées.
L’autre élément décisif quant au retentissement d’Evangelion réside dans sa restitution graphique de la violence, inédite à la télévision. Dès le deuxième épisode, on peut ainsi voir l’EVA-01 se jeter sur son adversaire, lui briser les membres avant de lui arracher les bras, pour ensuite lui pilonner les organes à coups de cornes jusqu’à ce que mort s’en suive. La violence est dépeinte dans Evangelion de manière viscérale et ostentatoire, beaucoup plus que dans la moyenne des animes de robots géants de l’époque. Pratiquement toutes les composantes esthétiques ou conceptuelles de la série tendent à renforcer cette ultra-violence : le fait que les Evangelion soient des cyborgs et non des robots rend les combats bien plus organiques, avec la possibilité pour les EVA de se « blesser » de manière brutale. Pareillement, cette idée que les pilotes d’EVA soient liés mentalement à leur machine donne lieu à des scènes de combats tendues, où la douleur et la pression ressentie par les pilotes est d’autant plus palpable. Cette représentation explicite de la violence fera scandale à l’époque, et poussera les chaînes de télévision à diffuser les animes pour adolescents de plus en plus tard le soir ; ce qui est toujours le cas à l’heure actuelle.
Ces éléments de forme permirent à Evangelion de gagner rapidement en popularité au moment de sa diffusion, et d’obtenir un succès immédiat grâce au bouche-à-oreille des fans. Mais la rançon du succès fut chère pour le studio Gainax. La production de la série fut en effet chaotique ; les plannings désorganisés et les dépassements de budget obligèrent le staff à ruser pour maintenir un niveau de qualité constant. Mais pour la fin de la série, le réalisateur à court d’options décide de changer le script des épisodes prévus initialement ; ils auraient été trop coûteux à produire, et trop violents pour être diffusés. Ainsi, les deux derniers épisodes abandonnent purement et simplement l’intrigue jusque-là développée, pour se concentrer uniquement sur la résolution du parcours des personnages. Shinji et les autres prennent place devant la caméra et déballent leurs états d’âmes, pour finalement aboutir à une conclusion optimiste, totalement détachée de l’univers apocalyptique de la série.
Cette fin partiellement improvisée est l’élément crucial qui plaça Evangelion dans la légende. Le public fut profondément divisé entre ceux qui crièrent à l’escroquerie pseudo-intellectuelle, et d’autres qui louèrent le génie et l’aplomb de Hideaki ANNO ; la polémique prit d’ailleurs des proportions démesurées lorsque certains fans envoyèrent des lettres de menace ou des mails haineux au staff. En 1997, un an après la fin de la diffusion de la série, Gainax produisit un long-métrage intitulé The End of Evangelion qui reprend les scripts originaux des deux derniers épisodes et apporte la conclusion tant attendue de l’histoire… Une conclusion pas nécessairement plus consensuelle que celle de la série, mais ceci est une autre histoire.
Que ce soit au niveau de sa production, de son exécution ou de sa réception par le public, Evangelion est une série définitivement exceptionnelle, qui tranche avec la japanime d’autrefois et reste à ce jour inégalée par la japanime d’aujourd’hui. Peu de dessins animés ont été à l’origine de tels phénomènes de société et ont autant influencé l’industrie, qui est largement tributaire de l’héritage d’Evangelion. Cet article volontairement synthétique passe sous silence de nombreux éléments d’analyse soulevés au fil des ans par les commentateurs, que ce soit la fusion super robot/real robot, la critique du mode de vie otaku ou encore les connotations politico-sociales de la série. Des points de discussion que les fans connaissent sans doute déjà et que les autres seront amenés à dégager par eux-mêmes lorsqu’ils se lanceront enfin à la découverte de ce monument.
Deluxe
5 commentaires
Article complet, aucune question ne m’a effleuré l’esprit. Si, est qu’on a une date pour la sortie des Blu-Ray en France ou ce n’est pas prévu ?
Mais arrête de faire ton sale hipster, tout le monde sait qu'Evangelion n’est qu’une série pour la sale bobo qui aime la masturbation intellectuelle.
Brain Powered est bien mieux.
Super article.
Ça manque quand même de discussion sur qui est la best girl et sur oui ou non Shinji est une tapette, histoire de ramener le discours à un niveau approprié aux internets.
Bonne synthèse sur l’impact de la série.
Concernant l’impact d’Evangelion sur le marché des OAVs, je pense que le désintérêt des producteurs est également venu de la démocratisation d’internet et du piratage qui s’est développé, suivi par la disparition des vidéo clubs qui en a découlé. De gros investissement dans les OAVs se révélant à chaque fois déficitaires, le format a été mécaniquement abandonné… La dernière tentative en date dont je me souvienne est « Isekai Sekishi Monogatari » qui a du se solder par de grosses pertes pour AIC, car les ventes étaient mauvaises.
C’était du bon. Il sait plein de chose le monsieur. Faut l’écouter.