Le diable dans la guitare : histoire de l’œil
Notes à propos de Me and the Devil Blues tome 2, p. 107.
Me and the Devil Blues est un manga dessiné avec beaucoup de talent, mais ce qui lui donne son ambiance particulière vient le plus souvent de l’organisation des planches : ainsi, dès que la réalité commence à basculer pour le héros, la planche s’en trouve fragmentée, dissoute, et les divers éléments de chaque case finissent par se télescoper.
Page 107 du tome 2, le héros RJ se voit obligé, revolver sur la tempe, de jouer de la guitare. Celui-ci s’exécute, mais il ne peut pas se retourner pour faire face à son assaillant, et pour cause : une deuxième main droite commence à lui pousser depuis que le diable lui a offert la possibilité de jouer mieux que quiconque ! Si jamais cela se voyait, RJ est sûr d’avoir de gros ennui. Le voilà qui joue donc, dos tourné à son « public », se demandant s’il va mourir. Et pourtant, sans y penser, alors même qu’il est en proie à une panique folle, RJ joue merveilleusement bien. Sa main semble douée de vie, elle possède une conscience qui lui est propre. C’est ce que la planche page 107 montre avec un talent immense : les doigts font preuve d’une dextérité hors du commun, tandis que le regard du héros (case du bas) est plein d’effroi. Il devient son propre spectateur, sa main ne lui appartient plus, d’où le motif du dédoublement.
Les choix du dessinateur ne laissent pas planer le doute : cette seconde main est celle du diable, elle a quelque chose de surnaturelle, qui dépasse le simple accident biologique. Elle se déplace comme une araignée sur les cordes de la guitare, l’ombre qu’elle projette (case de droite) est inquiétante, tout comme le fait qu’elle « déborde » de la case (procédé habituellement employé pour présenter les personnages en pied). Cette impression est renforcée par le point de vue très étrange de la case de gauche : on voit la main de l’intérieur de la guitare. Mais comment cela est-il possible ? L’instrument semble ainsi devenir le foyer d’une entité démoniaque, on se persuade presque qu’il y a quelque chose de vivant à l’intérieur, mais quoi ?
Toujours est-il que ce regard impossible entre en écho avec le regard de RJ, que l’auteur isole à tel point dans la case du milieu qu’il finit par sembler inhumain : l’angle choisi – une sorte de contre-plongée tordue – est différent de celui de la case du bas, si bien que le regard du héros semble différent, malicieux, fou. L’œil est dessiné en gros plan, iisolé, il résume à lui seul le corps du héros tout en accentuant l’atmosphère inquiétante : passif, RJ ne peut que s’observer, aliéné. L’omniprésence des cordes finit par tisser une toile d’araignée pour cette créature monstrueuse et véloce, le découpage très dynamique de la planche rendant bien quant à lui l’idée de simultanéité des événements.
Voilà comment, en 4 cases, le mangaka propose 4 angles de vue différents, dont un totalement impossible pour un être humain. Par ce procédé, la réalité vole en éclat, elle se fragmente, le corps est mis au service du monstrueux, et le fantastique apparaît. Laissons à Tzvetan Todorov (Introduction à la littérature fantastique) le soin de conclure : « Ainsi se trouve-t-on amené au cœur du fantastique. Dans un monde qui est bien le nôtre, celui que nous connaissons, sans diables, sylphides, ni vampires, se produit un événement qui ne peut s’expliquer par les lois de ce même monde familier. Celui qui perçoit l’événement doit opter pour l’une des deux solutions possibles : ou bien il s’agit d’une illusion des sens, d’un produit de l’imagination et les lois du monde restent alors ce qu’elles sont ; ou bien l’événement a véritablement eu lieu, il est partie intégrante de la réalité, mais alors cette réalité est régie par des lois inconnues de nous. Ou bien le diable est une illusion, un être imaginaire, ou bien il existe réellement, tout comme les autres êtres vivants : avec cette réserve qu’on le rencontre rarement* ».
Me and the Devil Blues est disponible chez Kana.
* Pour plus de précisions, voyez par exemple ce site.
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