Netflix semble bien décidé à creuser son trou dans le milieu de moins en moins fermé de la japanime. Alors que le géant américain produit à tour de bras pour occuper le terrain, le voici qui donne à Yuasa et son studio le loisir de réinterpréter librement un classique du manga. Le résultat est brillant.
Le premier épisode est un kaléidoscope. Perturbant sans doute, diablement efficace en tout cas. Il annonce le ton, le caractère de la série, son style surtout. C’est incisif, très incisif. C’est incisif parce que c’est bref, parce que c’est efficace. Là où beaucoup de séries modernes adoptent une narration en dents de scie, avec des phases actives et des phases passives — dans certains cas jusqu’à aller au filler —, ce n’est pas le cas de Yuasa. Est-ce étonnant ? Je mentirais en disant que oui. Non, ça n’est pas étonnant. Il reste que Yuasa dompte un petit peu la surenchère, reste accessible. C’est incisif car c’est concis, ça s’arrête là.
L’incisif appelle souvent l’ellipse. Pour une raison que j’ignore sincèrement, j’observe une tendance à fuir l’ellipse, comme si c’était un vide malsain. Ou alors, l’ellipse est cantonnée à un rôle de mystère, comme un élément de suspens. Je trouve ça réducteur. L’incisif dans cette série mène à un usage intelligent de l’ellipse, intelligent car l’ellipse agit comme un guide. C’est un outil d’accessibilité, et il en ressort une lisibilité très appréciable. C’est incisif et lisible.
Mais l’incisif admet ses propres faiblesses. À deux reprises, la série se fait verbeuse, au début du premier épisode et pour le dernier épisode. Trop et pas assez en même temps. Trop parce que la tendance explicative est toujours l’aveu d’un échec, quelque soit le support. Ici, c’est l’échec du temps, et l’échec du spectateur aussi. Pas assez parce que certains ne vont pas comprendre, même avec ces explications. Je regrette beaucoup ces immiscions verbeuses dans le courant narratif. Je suis assez convaincu que ceux qui n’avaient pas compris n’en sont pas sortis plus éclairés. Et que ceux qui avaient compris quelques petites choses n’en ont pas compris beaucoup plus. C’est une faiblesse nette de la série. Elle a voulu se rendre accessible au-delà de ses propres capacités à l’être.
La série en elle-même est difficilement accessible, quand bien même elle cherche sans cesse à l’être. D’abord factuellement. L’avalanche, que dis-je ! la logorrhée continue du saint triptyque gore-violence-sexe aura fini par énerver certains, effrayer d’autres. Formellement, j’imagine que quelques personnes n’auront pas su s’extraire de leurs propres carcans esthétiques. Enfin, la série suppose beaucoup de connaissances, mais surtout une compréhension de certains schémas bibliques et d’une tradition représentative judéo-chrétienne. Le début du dernier épisode notamment se propose de donner quelques-unes de ces clés de compréhension, mais je crois sincèrement qu’il faut en saisir la logique plus que la connaissance factuelle.
Si nous passons sur la faiblesse grotesque de cette recherche incongrue d’accessibilité, l’intertextualité constante avec la bible donne à la série des airs d’œuvre totale. Entendons-nous cependant : il manque un critère formel pour prétendre à l’œuvre totale, aussi je ne comparerai qu’en terme de portée. Si nous retrouvons les thèmes source de l’œuvre dont entre autres la présence du démon en chacun, la différence entre le bien et le mal ou la force du dogme humain, il faut reconnaître à cette série sa force de cohérence interne. Je réponds ainsi à la question : faut-il avoir lu le manga pour comprendre ? Ma réponse est sans équivoque. Non, il ne faut pas. La force de cohérence interne de la série justifie amplement son indépendance : ce n’est pas une adaptation, c’est une réinterprétation.
Réinterprétation à plusieurs niveaux par ailleurs. Très ordinairement, il s’agit d’une réinterprétation moderne, qui s’affranchit de l’univers du manga. Mais il s’agit surtout d’une réinterprétation esthétique et métaphysique, incarnée par les nombreux apports à l’œuvre originale. Au travers de quelques lignes de rap — formidables par ailleurs ! — Yuasa peint quelques touches d’une fresque sociale. Yuasa donne cette gravité supplémentaire à l’œuvre : c’est une œuvre qui saisit les enjeux de nos sociétés actuelles, sans doute des sociétés à venir. Certains peuvent y voir un blasphème, j’y vois surtout une continuité de pensée entre ce qui étaient les enjeux visionnaires de la culture apocalyptique et futuriste de la seconde moitié du vingtième siècle, et nos mondes actuels. Il y a donc dans cette réinterprétation double continuité, à savoir continuité sociale par la réinterprétation en elle-même, mais continuité universelle avec le jeu, car c’est un jeu fou ! entre la série et les codes bibliques.
L’essence même de la série n’est pas bien difficile à percevoir. L’homme est le seul monstre qui n’a jamais existé. Et pourtant, quelle compréhension de l’humanité ! Derrière les enjeux, assez codifiés désormais, de la coïncidence tangible du bien et du mal, il y a surtout une extraordinaire discours didactique sur ce qu’est la liberté. La liberté dans le dogme, la liberté dans son corps, la liberté de soi, la liberté d’être humain, la liberté d’aimer aussi.
C’est sans doute la plus grande critique que l’on pourra faire à cette série. Aimer. Tout est réduit à l’amour, toute vie n’est qu’une formidable histoire d’amour. L’amour en enfer. L’être humain qui rêve d’amour en enfer. L’amour alors que l’enfer c’est les autres. Tiens. Ne parlions-nous pas à l’instant de liberté ?