Garden of Words, un anime poétique. Pas au sens, fréquemment galvaudé, d’une œuvre esthétiquement plaisante –même s’il l’est également, et même bien plus –mais de la poétique, l’étude du langage, du fait poétique lui-même.
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En effet, pour comprendre Garden of Words –je dis comprendre et non apprécier car, à mes yeux, que l’on soit en présence d’un chef-d’œuvre va de soi pour tout spectateur doté d’une sensibilité artistique raisonnable ; ma seule contribution, outre énoncer l’évidence, se situant sur le plan de la théorie esthétique et non de l’expérience –peut-être vaut-il mieux ignorer momentanément ce dont il est directement question –de plans superbes, de tendresse, de pudeur et de tant d’autre choses –pour se concentrer sur ce qui est l’un des fils rouge de l’œuvre : un, ou plutôt deux, poèmes.
Tout d’abord, une brève présentation du contexte : un élève de terminale rencontre une jeune femme, un jour de pluie dans un parc botanique (le Shinjuku Gyoen, plus précisément). En dire plus serait par trop déflorer l’œuvre et surtout n’aurait aucun intérêt : comme disait Godard, et comme aimait à le citer le regretté critique Ebert, « le cinéma est le train, pas la gare ». Toute tentative de raconter Garden of Words de la sorte serait aussi vaine et sotte que de prétendre comprendre un tableau de maître en faisant un inventaire méticuleux de toutes les teintes employées.
Cette jeune femme déclame donc un poème–un tanka, poème court de 31 syllabes – qui appellera, plus tard, la réponse d’un autre poème.
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Premier constat, la chose paraît assez étrangère à un occidental tant la poésie est pour nous d’abord une profération bien plus qu’un échange. En occident, le poème est porteur d’une révélation, feu arraché aux dieux que le poète – voyant, inspiré, visionnaire, exalté, voyeur : à chaque époque son qualificatif – donne ensuite à entendre, plus ou moins directement, à ses lecteurs. Le poème est donc une monade, une totalité pleine et entière, qui trouve son sens et son origine en elle-même.
A l’inverse, la poésie japonaise, est à l’origine un dialogue : ainsi, avant d’être une forme poétique codifiée, le tanka, puisque c’est de cette forme particulière qu’il est question, était probablement conçu lors de « joutes » poétiques, faute d’un meilleur terme, où chacun composait un poème à la suite de son voisin : l’œuvre poétique repose autant dans cette succession de poèmes que sur les poèmes individuels (on retrouve un mécanisme similaire dans la pratique du renga).
Communication très concrète également : un ouvrage comme le Gengi Monogatari, nous enseigne qu’il était fort commun pour les aristocrates de communiquer par poèmes interposés, y compris et surtout dans des affaires de cœur (des poèmes chinois classiques, en l’occurrence).
Cette dualité profération/dialogue est sans doute par trop triviale, mais elle jette une lumière remarquable sur la mystérieuse beauté (car peut-il y avoir de beauté sans mystère ni secret ?) de Garden of Words. Les grecs plaçaient l’âme dans le souffle (pneuma) : une œuvre dépourvue de respiration –et donc, de son corolaire esthétique (condition de possibilité de tout échange), le silence ou la pause– est une œuvre sans âme. C’est bien cela que maitrise à merveille Garden of Words. Un exemple : un personnage prend brièvement la parole, deux métros se croisent, la pluie tombe et s’écrase avec douceur contre une vitre, l’autre regarde les volutes de fumées qui émanent de sa tasse de café et répond à son tour. En d’autre terme, car seul l’art peut répondre à l’art, pour reprendre un haïku de Kyoshi (l’un des plus célèbres haijins de l’ère Meiji, disciple favori de Masaoka Shiki, le fondateur du haïku moderne) : « Lui un mot, moi un mot, dans le cœur de l’automne ».
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Mais tout dialogue porte en également lui la possibilité d’un échec, de l’incompréhension. Terrible misère de l’homme que de ne pouvoir exprimer pleinement ce qu’il souhaite dire et de toujours courir le risque d’être incompris ou pire, mal-compris. De cette précarité de notre nature, la littérature japonaise s’est également avisé très tôt : bien avant la réflexion des limites du langage initiée en occident par le théâtre de l’absurde (bien qu’on puisse trouver des prémisses dans des œuvres antérieures, il est vrai, telles la Condition Humaine de Malraux), Sôseki, le plus grand écrivain de l’ère Meiji, avait construit son œuvre romanesque autour de ce paradoxe. Cette insoluble incommunicabilité des êtres, même les plus intimes –le couple –, prisonniers de formules toutes faites et de leur propre crainte et honte à parler, selon l’exhortation de Saint Paul, « en vérité », hante les personnages de Sôseki, les poussant tantôt au suicide, tantôt à une résignation qui ne peut qu’être abdication.
Une riche tradition littéraire dont Garden of Words sait également sublimer l’héritage puisque, de phrases en silences, de réponses en pauses, les pensées intimes des deux protagonistes demeurent inconnues au spectateur. Et quand elles se révèlent c’est souvent en-deçà (par des formules de politesses mécaniques) ou au-delà (dans l’étreinte physique) de tout langage. Le spectateur sera laissé libre de concevoir les motivations et les réflexions qui guident chaque protagoniste et de spéculer sur leurs différences (qui ne sont cependant pas nécessairement divergences), tant peut être grande la distance qui sépare la vie mentale d’un adolescent et d’une jeune femme.
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Finalement, ni tout à fait un échange, ni tout à fait un silence (contemplatif ou inquiet), Garden of Words est un mot suspendu, la promesse d’un poème. Un jardin suspendu, en somme.
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PS : Certains d’entre vous pourront s’étonner du manque de détails « techniques » de cette critique : quelle est la qualité de l’animation, du chara design, de la bande son etc. ? C’est un parti pris qui pour moi s’imposait : qui, contemplant un Michel Ange, justifierai son émotion esthétique en soulignant la qualité du marbre utilisé (1) ?
Mais, afin d’offrir la critique la plus complète possible et aussi puisque, depuis Sei Shônagon les listes font après tout également partie de la tradition littéraire japonaise, que l’on me permette de dresser ci-dessous la « liste des choses qui doivent être belles » chez Garden of Words : la réalisation est magnifique, les plans sublimes, d’une beauté discrète semblable à celle d’un ikebana, l’animation fluide et d’une élégance rare, la bande son effacée, dans le meilleur sens du terme, mais toujours juste, le doublage exceptionnel et sans doute d’autres choses encore que j’oublie et qui, de toute façon, n’ont pas grande importance, tant une œuvre d’art véritable est, comme on dit, irréductible à ses parties.
(1) Par ailleurs inégale selon les sculptures.