« Plus le chemin vers la solution est difficile et dangereux, plus il devient indispensable de combiner naïveté et intelligence pour avancer. »
- Hunter X Hunter, épisode 60
Le monde des shônen manga se divise en deux catégories. Il y a les mangas qui privilégient la narration, et ceux qui privilégient le style. Hunter x Hunter de Yoshihiro Togashi fait indubitablement partie de la seconde catégorie. Le but n’est pas ici de raconter un Grand Récit, avec un world-building complexe et des sous-intrigues à foison qui s’entremêlent – ce que serait One Piece en l’occurrence. Dans Hunter x Hunter, tout est une question de style. Un style qui reprend les codes du shônen manga pour les mener dans une direction inattendue. Un style que l’on pourrait résumer en disant que chez Togashi, les combats ça se passe d’abord dans la tête.
Ce style, Togashi avait déjà eu l’occasion de le rôder dans son précédent manga, Yu Yu Hakusho. Certains passages, notamment à partir de seconde moitié du manga, forment le brouillon de ce que sera Hunter x Hunter. Mais c’est surtout au niveau des personnages que la filiation est la plus évidente : Gon est le protagoniste orphelin de père qu’était Yusuke, Killua reprend le rôle de Hiei à une couleur de cheveux près, Kurapika et Kurama se ressemblent jusque dans leurs noms et Leolio rappelle évidemment la grande gueule de Kuwabara.
Ces quatre personnages se retrouveront au début de la série pour passer un examen en vue de devenir Hunter. Qu’est-ce qu’un Hunter ? On ne sait pas trop à vrai dire, et puis de toute façon ce n’est pas si important. Chaque personnage a son propre but, celui de Gon étant de retrouver son père, lui-même Hunter, caché quelque part dans le monde. Ce prétexte va vite se transformer en jeu de piste entre Gon et son paternel, ce dernier ayant semé des indices que notre héros suivra – tout en aidant ses amis dans leurs propres quêtes.
Ces quêtes seront à la fois le moteur et l’essence de Hunter x Hunter. Nous sommes là face à un récit character-driven, où ce sont les objectifs des personnages qui donnent leur direction à l’histoire. Évidemment, la recherche du père de Gon mènera le protagoniste à faire des détours complètement fous (passer un examen de survie potentiellement mortel, infiltrer un monde virtuel, combattre une invasion de mutants…) qui seront autant d’occasions pour Togashi de lancer de nouvelles dynamiques. Avide d’expérimentations, Togashi ne se laisse jamais déborder par son histoire et sait arrêter ses arcs une fois arrivé au bout de son propos. Adepte de la rupture de ton, recherchant plus que tout la surprise du public, Togashi sait aussi bien raconter des histoires à enjeux faibles mais dans un style fortement ludique et accrocheur (Arc de l’Examen, Arc Greed Island) que des histoires à enjeux forts et au ton sérieux teinté de noirceur (Arc Shin York City, Arc des Chimera Ants). Globalement assez gratiné en termes de violence physique – Togashi semble être un fétichiste de l’amputation des bras – l’anime ne fait pas non plus l’impasse sur la violence morale. Sans même parler des personnages les plus attachants qui décèdent ou qui s’en prennent salement dans la gueule, on pourra noter les fulgurances d’un anime qui parfois transcende son propos pour aller chercher du côté de l’épique et de la tragédie. Le dénouement de l’arc des Chimera Ants, qui récolte en deux heures les fruits de soixante épisodes de build-up, sont indiscutablement à placer parmi les plus grandes réussites du genre.
Cet exercice de style géant n’irait pas bien loin si Togashi ne faisait pas preuve d’un sens du détail extrême et d’une finesse rare dans l’exploration des différentes facettes de son monde. Si le terme "psychologie" est souvent galvaudé pour parler de personnages d’animes (qui sont généralement des archétypes au comportement prédéfini par leur rôle), son utilisation se trouve en revanche justifiée pour parler du style de Hunter x Hunter. Une grande part de l’intérêt des combats consiste à disséquer, étudier et prévoir le processus mental des personnages. Les combats ne se jouent pratiquement jamais sur la force brute mais sur le mind game ; c’est celui qui aura prévu le plus loin et posé ses pièges le plus tôt qui aura l’avantage. Sachant d’ailleurs que le principe même de "victoire" est à nuancer : éviter un combat perdu d’avance ou fuir un adversaire trop fort constitue aussi bien une victoire. Dans Hunter x Hunter, les héros ne remportent pas leurs combats grâce au « pouvoir de l’amitié » ou toute autre facilité. Les héros gagnent grâce au travail, à l’entraînement, à la préparation et à la stratégie. Nous sommes finalement plus proches d’une bonne série sportive, où le sport en question serait la maîtrise du Nen – la fameuse énergie ésotérique qui sert classiquement à justifier les pouvoirs des personnages dans le shônen, et qui ici est théorisée et organisée de manière bien plus détaillée que la normale – mais avec la nuance que les personnages ne jouent pas tout à fait suivant les même règles, et posent à chaque fois leur propre jeu en essayant de résoudre celui de l’adversaire.
Hunter x Hunter constitue pour moi le meilleur exemple de ce qu’on pourrait appeler le shônen expérimental : il utilise les conventions du genre (l’examen, le tournoi, l’invasion…) pour les détourner et les tordre en quelque chose d’unique. Le "combat" qui constitue l’unité de base de ce genre de série, prend ici une forme parfois complètement inattendue : l’arc Shin York City, ou l’arc des Élections mettent en scène autant de combats qui ne ressemblent en rien à des combats mais qui sont tout aussi palpitants à suivre. Les personnages sont si puissants, le style d’écriture de Togashi si fin et précis que n’importe quel type d’intrigue racontée par lui prend tout de suite une forme intelligente et fascinante, même lorsqu’il s’agit de faire la brocante ou d’organiser des conseils d’administration. L’ensemble est magistralement soutenu par les efforts du studio Madhouse, sans doute un des meilleurs lorsqu’il s’agit de séries feuilletonnantes à long terme (Sakura, Monster, Hajime no Ippo…), et qui livre ici un travail d’une constance et d’une qualité excellentes sur tous les points : animation, musiques, doublages, etc. Le fait d’adapter un manga vieux de vingt ans – et qui a même déjà eu droit à une adaptation - permet au studio de maintenir un rythme soutenu et d’éviter les fillers ; ce qui rend chaque épisode aussi intéressant que le précédent, une prouesse rare.
La seule vraie faiblesse de Togashi est sans doute qu’il est trop bon pour se plier aux impératifs délirants de l’édition de manga au Japon. On se souvient de la fin précipitée de Yu Yu Hakusho ; c‘est encore pire avec Hunter x Hunter dont la publication chaotique le place avec Berserk et quelques autres dans la catégorie des mangas dont il ne faut pas espérer voir la fin tout de suite. Heureusement, l’adaptation de Madhouse choisit de s’arrêter à un moment de transition, qui fait la somme de l’avancée des héros tout en laissant la porte ouverte à la suite. Aucune frustration donc dans Hunter x Hunter, dont chaque épisode est un régal d’intelligence, de malice, d’humour, de drame, de suspense, de surprise et d’intensité. J’aurais aimé conclure en donnant le classement de mes arcs préférés, mais je me rends compte que chaque moment de cette série n’est que le reflet d’une des nombreuses facettes de la créativité et du talent de son auteur. Monsieur Yoshihiro Togashi, l’animation japonaise et ses spectateurs vous remercient.