Ces dernières années, le shonen manga est un peu dans une période de transition. Si One Piece reste encore dans la course, pas mal de ses potes se sont tranquillement finis les uns après les autres, au bout de dix, quinze ans de parution. Forcément sitôt Naruto ou Fairy Tail terminés, la question du public c’est «qui sera le prochain»? Certains sont d’ores et déjà sur le nouveau podium à l’image d’un My Hero Academia, tandis que d’autres à la Promised Neverland pointent le bout de leur nez à l’occasion pour faire de la concurrence.
Ce qui semble être en transition aussi, c’est les adaptations animées, et plus précisément leur qualité. De nos jours, il n’y a plus qu’un studio Toei ou Pierrot pour encore croire que des animes feuilleton, faits avec les pieds sauf quand un animateur de talent se pointe le temps d’un épisode, et pourquoi pas bourré de fillers, trouvent encore justice auprès du public (j’en vois déjà me sortir les contre-exemples mais je fais un critique d’anime, pas un essai sur l’industrie, permettez que je généralise). Les autres, en revanche, ont commencé à comprendre que produire moins, sur plus longtemps, mais mieux, ça marche aussi très bien. Sans surprise, un de ces «autres» est le studio Ufotable, qui déjà du temps de Fate/Zero avait compris que diviser une diffusion plusieurs saisons permettait d’éviter des baisses de qualité. Ufotable, qui, vous le savez déjà, est le studio à l’origine de l’anime dont on va parler aujourd’hui, Kimetsu no Yaiba (Demon Slayer pour les allergiques au japonais, même si ça rend tout de suite la série très générique).
La première idée reçue sur cette série, c’est que Kimetsu no Yaiba a attendu Ufotable pour devenir connu. En fait, c’est surtout le cas chez nous, grâce aux miracles de l’éditeur français en charge qui a magnifiquement loupé sa pub. L’adaptation permet de rétablir la situation en nous faisant découvrir ce titre passé inaperçu il y a quelques années, alors qu’au Japon, le petit se porte très bien dans son Shonen Jump.
L'histoire nous entraîne aux côtés de Tanjiro, un jeune homme qui vit dans les montagnes et qui s’occupe de sa famille depuis la mort de son père. Son quotidien difficile mais heureux prend un tournant tragique quand il retrouve ses frères et sœurs massacrés par un démon; la seule survivante, Nezuko, se change en monstre. Cependant, quand Tanjiro se rend compte qu’elle manifeste toujours une certaine humanité, il part en quête pour la soigner, rejoignant au passage les chasseurs de démons et accomplissant ainsi diverses missions.
Il est assez complexe d’expliquer ce qui fait que Kimetsu est marquant, parce que dans les grandes lignes s’applique le schéma type du héros qui rejoint une organisation de gentils pour combattre une organisation de méchants et ce pour accomplir une quête précise. Dans le paysage shonenesque, rien de neuf sous le soleil. Mais en vérité, c’est dans la subtilité et la finesse de l’oeuvre qu’on trouve ce qui fait de ce manga une pépite.
Une subtilité dans les codes du shonen, d’abord. Le schéma est clair certes, mais dans les péripéties, il passe tout en douceur dans une narration fluide et qui estompe les aspects les plus brutes du nekketsu de par son ambiance tragique et mélancolique. Le meilleur exemple pour illustrer ce point pourrait être le héros, Tanjiro. Gentil, optimiste, prêt à défendre la veuve et l’orphelin, Tanjiro n’en reste pas moins un chasseur de démons. Il offre à ses ennemis une compassion réelle, mais n’hésite pas une seconde à dégainer son sabre pour prendre leur vie. Il paraît un peu brut de décoffrage, mais fait preuve d’intelligence et de finesse, des qualités autrefois assez inexistantes chez un héros de shonen, mais qui semblent devenir plus populaires ces derniers temps.
Un autre exemple, c’est que derrière l’aspect incroyablement badass des chasseurs et des démons avec leurs affrontements classes et leurs super techniques secrètes, Kimetsu no Yaiba reste terre à terre, voire assez triste. Les démons sont avant tout des humains profondément malheureux; les chasseurs sont avant tout des victimes de cette haine et s’enfoncent eux dans la vengeance; le tout mène à un cercle vicieux de massacres ou aucun camp ne peut pardonner à l’autre ses actions. En résultent des combats parfois plus beaux et plus mélancoliques qu’épiques, et des ennemis qui, même en restant anecdotiques, voient leurs motivations clairement exprimées.
Bien que très sérieux dans ses thèmes, Kimetsu s’autorise aussi énormément d’humour, et un humour qui marche très bien. On notera bien évidemment les interactions détonantes entre Tanjiro et ses compagnons de route, l’hystérique Zenitsu et l’intenable Inosuke, même si absolument tout le casting brille dans les dialogues. Le point le plus étonnant, c’est à quel point l’alchimie est réussie entre tous les personnages, et ce tout en finesse, passant plus par des petits détails que par des grands moments. Nul besoin de pirouettes scénaristiques clichées pour que les personnalités franchement opposées du trio principal s’accordent en une belle (quoique chaotique) amitié. On citera aussi Nezuko, dont le temps d’écran reste très réduit et les actions limitées de par sa condition, mais écrite avec assez de force pour être un personnage à part entière plutôt qu’un simple plot device. Enfin, je ne vais pas passer en revue tout le monde, mais mention quand même à Muzan, un des antagonistes les plus intrigants que j’aie vu depuis un bon bout de temps.
La seconde idée reçue, c’est que Kimetsu no Yaiba a attendu Ufotable pour être une série géniale. Le fait est que l’histoire est très bien dans son support original, avec en avantage supplémentaire un style inspiré des estampes japonaises qui lui offre sa patte graphique très reconnaissable. Mais il faut bien l’avouer, sur ce coup là, Ufotable n’a pas fait semblant de bien bosser.
Je vais faire dans la critique longue, mais je me permets une parenthèse. J’adore le travail d’Ufotable, et je persiste et signe à dire que leur mélange d’animation 2D et numérique est à un niveau globalement inégalé par le reste de la production. Seulement voilà, les films Kara no Kyoukai se font un peu vieux, et pour le reste, il n’y a que leur licence phare Fate/Stay Night qui vaille le détour. Ufotable se perd allègrement en contrats miteux qui poussent le studio à pondre des catastrophes type God Eater ou des trucs tellement vides à la Touken Ranbu que toute l’animation pétée du monde ne vous empêchera pas de ronfler devant. Alors avec une adaptation de manga – comprenez: un vrai scénario – qui plus est du niveau de Kimetsu, je les attendais au tournant. Et Ufotable a véritablement sublimé l’œuvre originale. Les scènes d’action sont dantesques, les décors sont magnifiques, le style graphique superbement retranscrit, la réalisation impeccable. Animation mis à part, on notera les musiques de Yuki Kaijura et Go Shiina qui sont tout simplement ultra vénères, et le doublage parce que franchement les gars ils étaient au taquet (est-ce que le doubleur de Zenitsu a encore toutes ses cordes vocales? Non mais vraiment ça m’inquiète…). J’ai passé l’essentiel de cette critique à parler de l’histoire, car Kimetsu no Yaiba ne doit pas être résumé au travail d’Ufotable; mais ce qu’il faut comprendre, c’est que par ce travail d’adaptation, ce n’est plus juste une excellente histoire, c’est aussi une excellente série d’animation.
Tout ça pour dire que Kimetsu no Yaiba est entré dans le grand jeu des animes populaires du moment et qu’il y est entré par la grande porte, avec le budget et la qualité illimités au service d’un récit solide et de personnages attachants. La perfection n’existe pas, mais certains se lancent le défi de s’en rapprocher au maximum et pour le coup, niveau adaptation animée, je vois pas ce que j’aurais pu demander de plus.