Le Shônen Jump c’est comme un clan de yakuzas, il ne peut y avoir qu’un seul patron. Et depuis 1997 le Patriarche s’appelle One Piece, et il a la dure tâche de régner sur le monde du shônen manga. Seulement gouverner c’est difficile, et c’est pour cela que le Patriarche est accompagné d’un Lieutenant pour l’aider à maintenir la famille. Jusqu’à présent le Lieutenant s’appelait Naruto, mais il s’est retiré des affaires il y a quelques années. C’est alors que les jeunes cadres du clan ont commencé à montrer leurs ambitions et à concourir pour le poste de Lieutenant, espérant eux aussi baigner dans la lumière du pouvoir.
Il y en avait un qui était parti avec une longueur d’avance, Hero Academia, suivi de près par World Trigger avant que le pauvre ne se crashe en plein vol. Puis on a vu la montée fulgurante de Black Clover, avant qu’un certain Neverland ne débarque pour mettre tout le monde d’accord. C’était toutefois sans compter sur Dr. Stone qui avait également son mot à dire. La course était donc bien lancée jusqu’à ce qu’un concurrent de dernière minute ne fasse son apparition. Kimetsu no Yaiba a ouvert la porte du Jump, il s’est assis sur le bureau du Lieutenant et il a dit aux autres « bon maintenant c’est moi qui gère ici ».
Kimetsu no Yaiba est donc un manga de Koyoharu Gotoge qui a débuté sa parution dans le Jump en 2016, et vous m’excuserez de ne pas utiliser le titre français ridicule "Les Rôdeurs de la Nuit" ni le titre anglais stupide "Demon Slayer" même s’il est un peu plus proche du titre original japonais qui pourrait se traduire par "La Lame pourfendeuse de Démons", ouais finalement c’est pas bien meilleur mais en japonais ça sonne mieux quoi.
Le récit se déroule durant l’ère Taishô (1912-1926), une période de prospérité économique pour le Japon tiraillé entre son désir de croissance et de modernité et la volonté de préserver son identité nationale. Des considérations politiques qui ne concernent pas le jeune Tanjiro Kamado, bûcheron et fils de bûcheron qui habite dans la forêt avec sa mère et ses cinq frères et sœurs qui vivent des prestations sociales. Jusqu’au jour où un démon, probablement envoyé par la Sécu, vient massacrer la famille de Tanjiro n’épargnant que sa sœur cadette, Nezuko, certes vivante mais transformée en monstre. Tanjiro apprend alors que les démons bah ça fait un moment qu’ils se baladent dans le coin, au point qu’une organisation secrète forme des mecs pour les traquer et les buter. Évidemment Tanjiro il va s’enrôler, pour venger sa famille mais aussi et surtout tenter de trouver le moyen de guérir Nezuko…
Dans le monde du shônen comme dans celui des yakuzas, tout est une question d’héritage. Beaucoup de ceux qui souhaitent prendre la place du Lieutenant Naruto ont cherché à l’imiter, notamment Hero Academia ou Black Clover qui marchent clairement dans les pas de leur modèle. Kimetsu no Yaiba est assez intéressant puisqu'en réalité son modèle c’est D.Gray-Man. Un récit qui se déroule au début du XXe siècle, une organisation d’exorcistes qui lutte en secret contre des démons menés par un baron millénaire ultra puissant, un héros qui a un lien particulier avec ce chef des démons et qui est reconnaissable par la cicatrice sur le côté gauche de son front… Ce n’est pas possible autant de coïncidences, c’est évident que KnY a tout pompé ou presque sur son prédécesseur. Cependant ce n’est pas grave, car justement cela fait longtemps que D.Gray-Man a disparu du discours collectif et Koyoharu Gotoge s’est donc permis de reprendre le flambeau. On a souvent tendance à demander de l’originalité à tout prix mais quand on veut s’installer à la tête d’une maison comme le Jump il faut d’abord apprendre à respecter les anciens et montrer que l’on connaît ses bases ; et ceux qui l’apprécient le mieux sont les fans eux-mêmes.
Le schéma du genre est donc suivi à la lettre avec le passage obligé de l’examen, l’entraînement, les combats contre des ennemis de plus en plus puissants avant un autre entraînement, etc. La valeur ajoutée de la série ne se situe pas vraiment là-dedans mais plutôt dans les détails de l’univers. Les Douze Machins, les Neuf Trucmuches, l’Organisation Bidule, on retrouve le style Jump et sa manière de structurer les récits autour de chiffres emblématiques (les douze Chevaliers d’or, les treize Capitaines, les sept Corsaires…) pour guider l’intrigue autour de moments forts ; par exemple la première confrontation entre le héros et un des membres des Douze Machins dans l’épisode 19, suite à quoi l’anime s’est placé dans les tendances monde de Twitter et affirmé sa popularité internationale. Entre ces moments de bravoure l’intensité est bien moindre, avec de longs épisodes de pur blabla expositoire saupoudrés de comédie ; l’ennui poindrait presque le bout de son nez si ce n’étaient les hurlements incessants de Zenitsu, je sais pas quels produits Hiro Shimono prenait avant les prises de son mais putain il faut pas que ça rentre sur le marché ce truc-là.
Jusque là on pourrait se dire Kimetsu no Yaiba bah rien de spécial, et c’est pas complètement faux, sauf qu’il est temps de parler de vous-savez-qui. Je déteste enfoncer les portes ouvertes et énoncer des évidences mais on ne peut pas rédiger un commentaire de Kimetsu no Yaiba sans expliquer pourquoi Ufotable est responsable à 95% du succès de la série. Ce studio est connu dans le milieu pour la qualité plastique de ses productions, qualité qui malheureusement a un prix : pour produire des animes de haute qualité il faut de l’argent, et pour avoir de l’argent il faut s’acoquiner avec des gens peu recommandables. C’est pour cela que Ufotable a longtemps été associé à Type-Moon et aux adaptations de jeux vidéo genre Tales Of, ils étaient accros au fric de ces gens-là et produisaient leurs animes super beaux et en même temps super chiants parce que bon, Tales Of, soyons sérieux. Quand l’occasion s’est présentée pour eux de produire l’anime d’une des étoiles montantes du shônen grand public (Ufotable n’avait jamais produit de série adaptée d’un manga du Jump) c’est comme s’ils se libéraient de la prison malodorante du Nasuverse pour respirer l’air frais des montagnes de la qualité. Ils ne s’y sont pas trompés d’ailleurs, la série a fait l’objet d’un haut niveau de préparation : la production avait démarré chez Ufotable début 2018, soit plus d’un an avant la diffusion prévue en 2019 ce qui est inhabituel dans une industrie où les studios sont poussés à produire le plus vite possible. Ufotable a mis ce temps à profit pour soigner son travail au maximum, laisser à ses meilleurs animateurs le soin de parfaire leur art et ainsi livrer d’un seul coup vingt-six épisodes de très haute tenue – là aussi une première pour le studio habitué à travailler sur des formats plus courts. La musique de Yuki Kajiura à grands renforts d’instrumentation nippone typique façon clip de l’office de tourisme pour vendre les vols aller-retours Paris-Tokyo à partir de 599€ TTC complètent parfaitement le tableau.
A bien des égards, Kimetsu no Yaiba est une série qui va faire des vagues. Si cet anime a bénéficié d’un contexte de production aussi favorable ce n’est pas un hasard, le Jump a vu le potentiel de cette licence et a donné au studio les moyens de le réaliser. Non seulement cette série fait émerger ce qui sera peut-être le prochain phénomène du genre, mais surtout elle inaugure une nouvelle étape dans la vie du studio Ufotable et confirme la nouvelle orientation qualitative des adaptations de shônen que l’on avait commencé à voir avec Neverland un peu plus tôt cette année. Pendant que certains ont déjà une nostalgie de l’époque Naruto, les autres contemplent l’avenir du shônen avec avidité.