Boogiepop - Ta vie n'a aucun sens

» Critique de l'anime Boogiepop Phantom par Minuit le
27 Novembre 2018
Boogiepop Phantom - Screenshot #1

Boogiepop, c’est une histoire poétiquement cruelle. Cruelle parce qu’elle semble se raconter d’elle-même, dans une autonomie qu’elle saisit au moyen de cartons brechtiens, alors qu’elle multiplie les voix narratives. Le ton sale est un contrepoids de la distance : la palette, cadavérique, fait de l’œuvre une œuvre exsangue et agonisante.

Il n’est pas évident de parler de Boogiepop ; comme si la série était aussi insaisissable que le personnage qui lui donne son nom. Boogiepop est une suite de douze tableaux. Chaque tableau se concentre sur le destin tragique d’un lycéen. Le script est brillant. Sadayuki Murai mêle avec virtuosité le passé au présent et croque en ses personnages les germes dévorants d’une némésis inéluctable.

Les épisodes sont divisés en scènes distinctes et discontinues. L’ellipse est en réalité le principal dispositif narratif de l’anime avec les plans textuels. Les liens sont laissés au soin du spectateur. Et la série ne cesse de lui rappeler qu’il n’est qu’un spectateur. L’immersion dans l’horrible aurait pu être une tentation, mais si la tension est ingénieusement mise en scène, l’anime ne se prive jamais, et c’est là tout son génie, d’arracher le spectateur à son immersion naissante. Le malaise prend ses racines dans ce procédé : plutôt que la compassion, c’est la monstruosité qui s’empare du spectateur.

Boogiepop Phantom - Screenshot #2Le traitement des voix, excessivement particulier, abonde en ce sens. En fait, elles sont intégrées à l’espace sonore de l’anime : la réverbération, la compression, la distorsion mettent à distance infiniment l’humanité déconstruite des personnages. Boogiepop est un anime violent, car il met violemment le spectateur face à la déshumanisation rampante de la société.

L’anime tourne en boucle, à l’image du sixième épisode. La série raconte quantité de destins différents, mais chaque destin semble le même. Le viol, le suicide, la folie, la solitude. Le nihilisme métaphysique : pourquoi vivre, et pourquoi mourir ? La constatation est glaciale, crue, tout à fait nue. L’impossibilité sociale du bonheur se confronte au mysticisme qui s’empare des lycéens : pourquoi croire en cette personnification de la mort ? L’anime apporte une réponse : il ne s’agit pas d’y croire, ce serait croire en quelque chose ; non, c’est un mécanisme social, le goût de la rumeur, qui lie les personnages les uns aux autres. Le lien à l’autre est toujours l’ennemi du lien à soi dans une société où le rapport à autrui est nécessairement maladif : ou faux, ou aliénant.

L’histoire est celle d’adolescents qui arrivent à la frontière d’eux-mêmes, à un point où ils sont tout à fait eux, et tout à fait inhumains. L’aliénation totale. La société fabrique des monstres, ces monstres sont ceux qui veulent être libres. D’être heureux, de vivre, d’aimer. La mort est jugement divin autant qu’elle est libération : elle désigne le monstre d'un geste inexorable.

Boogiepop Phantom - Screenshot #3La conclusion de la série, qui éclate dans le dernier épisode, achève de donner une cohérence à une expérience certes aride, mais profondément essentielle. L’histoire vers laquelle tous les destins convergent est celle du contrôle humain, de l’individu fait esclave et autre que lui.

La distanciation constante, l'écart entre l'image et celui qui tente de s'y projeter, est un miroir de la distance entre soi et soi-même. Le spectateur est mis dans la situation exacte des personnages : des individus qui se trouvent à regarder leur vie, à voir défiler souvenirs et sensations chaotiques sans même plus la comprendre, sans trouver plus de cohérence dans leur rapport à eux-même. Boogiepop est une expérience de l'aliénation, sans filtre, sans morale. C'est une plongée brute dans l'horreur qui n'appartient pas à l'autre, mais à soi. C'est le spectacle d'une poésie affreuse commune à chacun. Pourquoi vis-tu ? Tu n'as aucune raison de vivre : les gens autour de toi sont tous faux ; s'ils ne le sont pas, c'est qu'ils sont fous, à peine eux-mêmes. Car la société ne le permet pas autrement.

Boogiepop était une série vitale de son époque, c'est-à-dire du début du changement de la nature des comportements humains au contact de la technologie, comme Lain et Texhnolyze l’étaient. Mais l’actualité persistante et renouvelée de son propos, à une époque où les réalisateurs ne sont plus que des chefs de projets, rend l’anime sans doute plus indispensable encore aujourd’hui. Car la vie n’a aucun sens, et Boogiepop nous le rappelle cruellement.

Verdict :9/10
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A propos de l'auteur

Minuit, inscrit depuis le 23/09/2017.
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