Qu’est-ce qui motive un homme à devenir un gangster ? Au-delà des réponses évidentes -l’attrait de l’argent facile, la fascination de la violence, la pression familiale, parfois – la vie psychologique de ces hommes qui embrassent le crime organis, leurs motivations, leurs valeurs, leurs doutes et leurs incertitudes également, fascine. Le cinéma, en particulier, a beaucoup à dire sur la question. De réalisateurs comme Scorcese, de Palma, Coppola, on apprend que ces « parrains » , ces « boss », ces « capos » ou quelque soient le titre dont ils sanctionnent leur autorité, sont mû par des forces très diverses : l’hubris pur et l’instinct du prédateur pour Tony Scarface dans le film éponyme, l’obligation familiale qui tourne progressivement à la paranoïa pour un Michaël Corleone (le Parrain), l’ennui et l’attrait du pouvoir et de ses attributs ainsi que la fascination d’une femme dans Casino etc.
Fait remarquable, ces antihéros sont souvent accompagnés d’un second, d’un fidèle allié, d’un compagnon d’arme : le Sancho Pancha de leur croisade héroïque et souvent également tissée d’illusions.
Or, un aspect rarement mis en avant, à ma connaissance, est la relation qui unit le second homme au premier. Certes, parfois les compagnons d’hier passent à l’autre camp, ont des scrupules tardifs, convoitent la femme du capo etc. Rien que de très banal, mais on reste-là dans le domaine des faits : si les motifs d’une trahison peuvent-être explorés à loisir, quid de la relation qui la précède et en est, de fait, la condition de possibilité ? Quel est le lien qui unit ces deux hommes - car ce sont presque toujours des hommes, dans un milieu extrêmement patriarcal – dans l’ascension comme dans la chute ou la trahison ?
C’est précisément de cela dont parle avant tout Gungrave et c’est ce qui en fait la valeur. D’un côté, Harry McDowell, un jeune homme brillant, plein de charme et d’ambition mais dont le sourire carnassier laisse deviner une part plus sombre, plus impitoyable. De l’autre, Brandon, ami d’enfance d’Harry, un type plutôt taciturne, attentionné et qui passerait inaperçu si ce n’était son extraordinaire talent de combattant et de tireur. Les deux amis vivent de petits larcins et dirigent un gang plutôt miteux mais, bien entendu, comme c’est l’usage dans les œuvres de ce genre, le génie criminel de l’un et les aptitudes au combat de l’autre les destinent à de plus grandes choses. C’est cette relation – d’amitié, de confiance, de loyauté mais surtout, à un niveau plus profond, passionnelle et destructrice – qui est le véritable fil rouge de l’anime. Toute la force de Gungrave est de ne jamais le rendre plus explicite que nécessaire : la fascination mutuelle affleure sans jamais se trahir véritablement, jusqu’à la toute fin.
Bien sûr, l’anime aborde également d’autres thèmes, mais aucun n’a cette force et cette originalité. Une dimension qu’il est cependant intéressant d’évoquer également est celle de la mauvaise foi. A de nombreuses reprises, on est témoin des tentatives des personnages, principaux ou secondaires, de justifier des actions qui s’opposent a priori à leurs principes moraux.
Comment le capo, peut-il prétendre que son organisation, fondée sur la violence et l’anomie, serve les intérêts d’une grande « harmonie » quasi boudhique ? La jeune femme douce et attentionnée qui va distribuer des cadeaux dans un orphelinat dans une voiture blindée peut-elle ignorer que son compagnon est surnommé « le sanguinaire » par toute la ville ? Comment le vieux soldat de la vieille garde peut-il accepter de servir le nouveau capo qui a purgé ses camarades ? Les deux amis d’enfance peuvent-ils ignorer la divergence fondamentale de leurs vraies natures ?
Toujours subtil, Gungrave ne pointera jamais du doigt de telles contradictions, mais le soin est laissé au spectateur de constater l’inanité de ces justifications spécieuses (voire l’absence de justifications) qui ont bien du mal à convaincre les protagonistes eux-mêmes.
Du point de vue de la narration, l’anime est scindé en deux parties très distinctes : la première, considérée par beaucoup comme la plus aboutie, relate l’ascension des deux héros dans le monde du crime organisé, dans le pur style des films de gangster de la belle époque des années 1970-1980. La seconde, plus étrange par bien des aspects et qu’on ne peut comprendre sans connaitre l’origine de cet anime, nous plonge, à la faveur d’une ellipse temporelle d’une vingtaine d’années, dans un monde à mi-chemin entre le Tokyo post-apocalyptique d’Akira et un film de Romero où des zombies et autres monstres règnent en maître dans les rues de la ville. Petite subtilité, que je me dois de préciser afin que les spectateurs ne soient pas déroutés : le premier épisode de l’anime appartient à ce second grand arc narratif, l’anime suivant ensuite l’ordre chronologique. Un lien logique unit bien ces deux parties, mais je ne dévoilerai pas, afin de ne pas gâcher votre visionnage.
L’existence même de cette seconde partie est surtout liée au fait que Gungrave est d’abord l’adaptation d’un jeu-vidéo, un shooter où le joueur affronte des hordes de simili-zombie. Vous l’aurez compris –mis à part les derniers épisodes qui le sauvent, et de fort belle manière – ce second mouvement est un simple décalque du jeux-vidéo, non seulement dans son univers, banal et mal réalisé, mais aussi dans sa structure narrative puisqu’elle est même plus ou moins découpée en quatre combats de boss.
On peut donc déplorer que Gungrave, à la manière d’un Fate/Stay Night, souffre d’emprunts trop directs à son matériau d’origine, gâchant ainsi une idée initiale brillante. Pour autant, contrairement à certains avis que j’ai entendus ici ou là, je ne pense pas que ce second mouvement soit dénué de valeur et je ne recommanderai donc pas à mes lecteurs de l’ignorer tout-à-fait. D’abord pour les épisodes finaux qui donnent un sens à toute la série et en particulier aux relations entre les divers personnages, mais également parce que, pour contre-intuitif que cela puisse paraître, passer de l’univers de la mafia à celui de zombies et de monstres n’est pas une idée si absurde en soi.
Car, avant d’être les stars de films et de séries à gros budget (de World War Z à The Walking Dead), les zombies ont bien été conçus comme une forme de métaphore. Les premiers films de Romero prennent ainsi place dans des centres commerciaux et les zombies sont une référence, assez grossière, il est vrai, à la société de consommation de masse de l’époque. Certaines scènes de Gungrave, hélas trop rares, laissent voir ce qu’aurait pu être ce second temps de la série, s’il avait atteint son plein potentiel.
Prenez par exemple composition suivante : l’homme le plus puissant de la ville assis à l’arrière de sa limousine et à ses côtés ce qui ressemble à un cadavre difforme, d’une pâleur insoutenable. Le cadavre, on le sait, est en fait un zombie qui obéit à ses ordres. La scène est saisissante : impossible de ne pas associer l’image de l’homme de pouvoir et de sa créature. Qui est véritablement le cadavre que la vie et l’humanité ont quittés ? Quel genre d’homme peut côtoyer ainsi les morts avec une telle aisance, sinon un damné ou un fantôme ? Le silence de la voiture lancée à vive allure, la solitude du pouvoir, sont-elles si différentes du « silence glacé de la tombe » (« The icy silence of the tomb », Keats) ? Cette image d’une rare puissance surnage un instant avant d’être engloutie dans un flot de mauvaise animation. Pour moi, ce sont ce sont les quelques instants de grâce de cet ordre qui suffisent à justifier de visionner l’anime jusqu’à la fin.
Sur le plan de la réalisation, qu’il s’agisse de la première ou de la seconde partie, Gungrave est, on l’a vu, émaillé d’images et de compositions brillantes. L’animation est généralement de très bonne facture, même si certains trouveront sans doute qu’elle a un peu vieilli. Cela joue en fait à l’avantage de l’anime, notamment lors des scènes de gunfights, dont le rythme lent accentue l’enjeu dramatique. Une production récente aurait probablement inclus des combats nerveux à la Black Lagoon, avec bonds surhumains, cadence de tir d’une défense anti-aérienne et hurlements en tous sens. Dans Gungrave, l’on sent que chaque tir compte, que chaque balle est porteuse de mort et d’espoir. La détonation puissante de l’arme de Brandon traverse brutalement le silence, suivi du bruit sourd de quelqu’un qui s’effondre. La fumée s’élève en volutes du canon et se dissipe lentement dans l’air chargé de poudre et de cris. La mort s’abat avec la régularité et la majesté d’un pendule.
Une dernière remarque d’ordre esthétique : certains ont attribué la haute taille des personnages à un défaut de l’animation alors que j’y voit pour ma part un choix délibéré, évoquant, entre autres, les corps longilignes et vaguement inquiétants du Greco et tranchant d’autant plus brutalement avec le style traditionnel des animes, où nombre personnages ont tendance à être des adolescents et donc naturellement plus petits.
La bande son est quant à elle composée par Tsuneo Imahori qui a également travaillé sur d’autres animes tels Texhnolyze, Wolf’s Rain ou Cowboy Bebop, et s’inspire fortement du jazz, ce qui « colle » certes plutôt bien à l’univers de la mafia mais nous conduit à regretter que l’anime n’ait pas développé son propre univers sonore, les musiques se révélant parfois quelque peu caricaturales.
***
Gungrave est donc, à bien des égards, un anime exceptionnel. Il évoque une relation passionnelle entre deux hommes, les bouleversements qu’elle provoque sur le cours des évènements et la manière dont les différents personnages appréhendent ces changements, réconciliant souvent leurs convictions et leurs actions par la mauvaise foi. Mais, comme l’univers du crime organisé dont il s’inspire, fait de non-dits et d’ententes à demi-mots, Gungrave aborde ces thèmes avec une retenue et une discrétion rare, misant d’abord sur l’intelligence du spectateur.
Pour autant, Gungrave n’est pas dénué de défauts. Il en possède même en abondance : comme Fate/Stay Night, il souffre surtout d’une adaptation par moment trop littérale de son matériau d’origine, particulièrement visible dans son second mouvement.
Mais comment ne pas répondre à beau pari de Gungrave par un autre : celui que, malgré ses défauts, nous pourrons apprécier sa grandeur ?