Lorsqu’un monument disparaît, on ne peut qu’être touché de voir une part irremplaçable de notre histoire et de notre patrimoine commun partir en fumée pour ne jamais revenir. Et en début de semaine un tel évènement a attristé le monde entier ; il s’agit évidemment de la nouvelle du décès de Kazuhiko Katô alias Monkey Punch, à l’âge de 81 ans.
Monkey Punch était un mangaka prolifique mais son nom est surtout associé à Lupin the Third, personnage qu’il inventa vers la fin des années 60 et qui devint une des franchises animées les plus célèbres. Surtout, la saga Lupin est remarquable pour la constance de sa qualité à travers les époques, grâce au renouvellement apporté par les différentes générations d’artistes qui s’y sont succédé. J’ai consacré sur ce site plus d’une douzaine de critiques à la saga Lupin, mais il est un anime précis que j’ai soigneusement évité jusque-là. Monkey Punch étant parti vers un monde meilleur, le temps est venu.
Cagliostro no Shiro (Le Château de Cagliostro) est le deuxième film de la saga Lupin et fait suite au long-métrage Le Secret de Mamo sorti en 1978. Ce premier film, très fidèle au ton du manga original de Monkey Punch, connut un certain succès et une suite est rapidement mise en chantier. Pour la réaliser, on convoque le bonhomme qui s’était occupé de la série télé Lupin qui avait été diffusée quelques années plus tôt. Le type en question, un jeune animateur qui n’avait alors jamais réalisé de films, s’appelle Hayao Miyazaki…
Lupin the Third est le voleur le plus respecté du monde, toujours à la recherche d’une nouvelle cible. Sa route le mène en Europe dans la principauté de Cagliostro, où le régent s’apprête à épouser la princesse Clarisse. Cette dernière ne semble pas particulièrement consentante à cette union ce qui ne manque pas d’interpeller Lupin ; car en effet c’est le plus grand des voleurs, oui mais c’est un gentleman, un gentleman cambrioleur. En s’interposant Lupin comprend vite qu’un secret se caché derrière cette affaire conjugale, peut-être même plusieurs, et qu’une chasse au trésor l’attend sous les murs du château de Cagliostro.
Il s’agit donc du premier film réalisé par Miyazaki, sur lequel il officia également en tant que scénariste, designer et storyboarder. Autant dire que sa patte est immédiatement visible tant dans la direction artistique que dans la mise en scène, et que la qualité de l’ensemble est assez exceptionnelle pour l’époque. On trouve ainsi déjà le goût de Miyazaki pour le romantisme européen (châteaux en ruines, paysages majestueux, omniprésence de la nature) et sa passion pour l’aviation et les machines en général (voitures, bateaux, hélicoptères, engrenages d’horlogerie et machineries diverses). L’animation est superbe, fluide, détaillée, expressive et rend parfaitement l’idée de dessin animé d’aventure. Chaque scène fourmille de détails, de petites astuces qui captivent le spectateur de ce film très rythmé dans lequel l’ennui ou le superflu n’existent pas. Dès son premier film Miyazaki applique la recette qui le portera aux nues pour le restant de sa carrière ; ne rien laisser au hasard, faire porter du sens et de l’art dans le moindre plan.
Toutefois, Cagliostro est d’abord censé être un film de la saga Lupin et c’est là que les choses deviennent un peu moins évidentes. En réalisant ce film, Miyazaki imprime sa marque et fait un début fracassant de réalisateur, démontrant de manière indiscutable son talent. Cela s’est toutefois fait au détriment des personnages et de l’esprit de la licence qui ont été complètement remaniés à la sauce Miyazaki, c’est-à-dire avec candeur, mélancolie et bucolisme. La licence Lupin telle que conçue par Monkey Punch se voulait pulp et irrévérencieuse, ne rechignant jamais sur une blague graveleuse ou une référence pop-culturelle (Le Secret de Mamo a été ainsi co-écrit par un scénariste de pinku eiga, ces films érotiques softcore japonais des années 70). Rien de tout cela dans Cagliostro qui prend ses références dans la littérature européenne et notamment les contes traditionnels, et emprunte sa grammaire visuelle aux films d’auteur tels que Le Roi et L’Oiseau de Paul Grimault. Les seins de Fujiko Mine sont soigneusement cachés, l’aspect vicieux et grivois de Lupin est complètement effacé – il se comporte avec Clarisse comme un mentor ou un grand frère plutôt que comme un séducteur. Devant ce résultat, Monkey Punch lui-même aura eu la réaction la plus pertinente, il dira : « Ce film est excellent… Mais il n’a rien à voir avec les personnages que j’ai inventés. » C’est pourtant bien Cagliostro qui fera exploser la franchise Lupin au Japon et dans le monde et servira de base à la plupart des incarnations du personnage durant les décennies qui suivront.
Le Château de Cagliostro est probablement un des animes les plus importants de tous les temps. Lors de sa sortie en 1979 il ne connaîtra pas un énorme succès mais les spécialistes prirent immédiatement conscience de ce qui venait de se passer. Le magazine Animage, référence de l’industrie de l’époque, contacte tout de suite Miyazaki pour lui proposer de prépublier un manga ; il s’agira de Nausicäa de la Vallée de Vent, qui fera l’objet d’un film en 1982 lequel marquera le début des créations originales de Miyazaki qui se poursuivront ensuite avec le studio Ghibli. L’influence de Cagliostro a pesé sur de nombreux créateurs, parmi lesquels Maasaki Yuasa qui a voulu devenir animateur après avoir vu le film, ou encore John Lasseter (fondateur du studio Pixar et ancien patron des studios Disney) qui dans les années 80 se repassait en boucle une VHS comportant des clips des meilleurs scènes d’animation du film – le précurseur des Sakuga MAD en quelque sorte.
Quant à Monkey Punch, non seulement il peut se targuer d’avoir été la cause indirecte de l’émergence de Miyazaki et de Ghibli, mais la licence Lupin the Third continuera de vivre pendant quarante ans et donnera lieu à un nombre inhabituellement élevé d’œuvres de haute qualité – les téléfilms de Osamu Dezaki, le spin-off de Sayo Yamamoto, les nouvelles séries de Telecom, les OAV de Takeshi Koike… Le nom de feu Monkey Punch trône au sommet d’un des plus grands édifices de l’animation japonaise, telle une cathédrale qui serait aujourd’hui endeuillée.