Voilà. Le moment tant redouté est arrivé, Hayao Miyazaki vient de nous délivrer le dernier film de sa carrière. Ultime chef d’œuvre d’un des réalisateurs japonais les plus connus, rompant avec les scénarios habituels du maître de l’animation, Le Vent se lève est un hommage à l’histoire du Japon et plus précisément à Jiro Hirokoshi, ingénieur aéronautique ayant participé à la création de nombreux avions de chasse, et plus particulièrement le chasseur Mitsubishi A6M Zero, durant la Seconde Guerre Mondiale. Un film poétique et dramatique à la fois qui ne laisse pas indifférent.
Loin d’être un Miyazaki comme les autres, cette œuvre se démarque par deux points. D’une part, par la noirceur même de son contexte : celui de la Seconde Guerre Mondiale et de la question très débattue de la responsabilité de l’inventeur quant à l’impact de ses créations. Tout au long du film, plane l’ombre discrète de la mort et du drame terrible vers lequel chevauche le Japon, le maillage historique se tisse progressivement par à-coups, rappelant par intermittence au spectateur, et avec une forme de violence réaliste, l’arrière-plan de son intrigue principale. D’autre part, les scènes contemplatives et si calmes, ponctuant le film, contrastent avec le premier point. Ces moments de paix sont exacerbés, et laissent le spectateur songeur. Véritables moments de pause, où le temps se dilue et est suspendu, ces scènes extraient le spectateur du film et lui accordent un temps mort pour ingurgiter, analyser et interpréter l’information qu’on lui présente. De cette manière, Miyazaki conduit subtilement le spectateur à prendre du recul pour comprendre par lui-même les tournants cruciaux de l’histoire. Les non-dits n'en sont que plus explicites, les silences marquant le calme avant la tempête. Un traitement résolument plus mature que ce à quoi Miyazaki nous a habitué dans ses autres films.
L’attention n’est cependant pas portée sur ce crescendo silencieux mais bien sur Jiro. Nous assistons aux évènements à travers ses yeux de passionné d’aviation, mais frustré par une myopie l’empêchant de devenir pilote. Le spectateur comprend rapidement la déception ineffable de Jiro et son refus d’abandonner son rêve ainsi que sa détermination à trouver un moyen de le réaliser.
Pour combler son handicap il se plongera alors corps et âme dans la quête de "beaux avions". Cet idéal est personnifié par les rêves réguliers de Jiro, où il retrouve un célèbre ingénieur aéronautique italien : Caproni. Tout au long du film, il incarnera la passion pour l’aviation de Jiro, lui insufflant l’inspiration créatrice mais le mettant aussi en garde contre les revers de leurs créations, qualifiées de "rêves magnifiques et maudits à la fois". Hayao Miyazaki jongle habilement entre des scènes oniriques, aériennes, pleines de vie, où tout semble possible et une réalité plus noire, plus oppressante. Le contraste qui en résulte ne fait ressortir qu’avec plus d’éclat et d’intensité le désir obsessionnel de Jiro envers et contre tout : créer de beaux avions.
Le détachement apparent et l’obsession dont fait preuve le personnage de Jiro sont cependant régulièrement contredits par des gestes d’une bonté héroïque et plein d'attention. Un en particulier marquera un tournant dans l’existence de Jiro : le sauvetage d’une jeune fille, Naoko et de sa domestique. Cette relation poignante et d’une tendresse infinie est traitée de manière extrêmement sobre et élégante. La force de cet amour, vécu sans aucune restriction, est quelque chose d’inédit chez Miyazaki. Tout au long du film nous assistons à une lutte acharnée livrée par Jiro pour mener de front sa carrière d’ingénieur aéronautique et vivre pleinement son amour avec Naoko, un personnage entier, d’une grande douceur et pourtant si fort, qui accueillera Jiro et sa passion à bras ouverts, sans jamais se plaindre. Passion pour l’aviation et passion d’amour se chevauchent et se heurtent ainsi tout le film durant, montrant la dualité de Jiro : aimant profondément sa femme mais ne pouvant délaisser ses rêves pour elle.
Rêveur doux et distrait, grand enfant au cœur d’or, Jiro semble être un personnage à part, indifférent aux préoccupations de ses contemporains quant au retard technologique du Japon, le regard qu’il pose sur le monde qui l’entoure, naïf et innocent, vient atténuer la noirceur du scénario. Ingénieur passionné enfermé dans sa tour d'ivoire, la plus grande obsession de sa vie demeurera la conception de l’avion de ses rêves.
Enfin le vent, omniprésent tout au long du film, est symbole de passion et d’inspiration, mais aussi d’énergie et de joie, d’espoir et de force. Tout à tour brise virevoltante marquant la légèreté des premiers émois amoureux, puis bourrasque brutale marquant la violence de l’inspiration créatrice, il est un personnage à part entière. Il va et vient tout au long du film, et rythme l’existence des personnages. Véritable métaphore de la vie, le vent n'est ni bon, ni mauvais. Il réunit à maintes reprises Naoko et Jiro, mais est aussi l'ennemi impitoyable des ingénieurs et de leurs créations imparfaites, si fragiles face à l'implacable puissance destructrice de cette force de la nature. La maîtrise technique dont fait preuve Miyazaki ne fait que renforcer cette présence du vent nous invitant à entrer dans une danse aérienne aux côtés de Jiro, Naoko, et tous les autres personnages. En effet c'est bien d'une danse dont il s'agit, celle de la vie, où les personnages semblent perdre pied plusieurs fois sans jamais abandonner. Miyazaki nous offre son interprétation du vers de Paul Valéry "Le vent se lève!... il faut tenter de vivre!". Entre les mains du réalisateur, ce vers, qui nous laisse songeur au début du film, se transforme en un message d'espoir et de courage. Il s'agit véritablement d'un hymne à la vie, la métaphore est tissée tout au long du film et rendue visible, palpable par le vent lui-même. Quelles que soient les épreuves qui nous attendent, peu importe combien l'avenir nous paraît sombre, des moments de bonheur, plus précieux que tout, continueront à parsemer notre vie et constitueront autant de trésors inoubliables nous donnant la force de continuer. Miyazaki nous exhorte ainsi à ne jamais baisser les bras et à vivre, tout simplement.
Teinté d’une forme de mélancolie nostalgique et d’une grande douceur, Miyazaki consacre sa carrière avec ce film bouleversant d’émotions, marquant au fer rouge son adieu à la scène d’animation japonaise et laissant un message vibrant d’énergie et d’amour aux générations à venir.
"Le vent se lève! ... il faut tenter de vivre!" prend dès lors aussi son sens lorsqu'on quitte la salle, le cœur troublé, et avec cette impression étrange et sourde que quelque chose vient de s'envoler à tout jamais.