Kemonozume marque la fin en apothéose d'une ère du dessin animé dans son ensemble. A la croisée de Bill Plympton et du sketch "Kid's Story" qu'avait réalisé Watanabe pour Animatrix (toujours chez Madhouse), cette série impressionne à la fois par sa capacité à tenir compte de tout ce qui s'est fait avant, et par sa grande valeur en tant qu'oeuvre autonome.
Masaaki Yuasa est ici parfaitement à l'aise, et Kemonozume témoigne de la grande expérience qu'il a acquise en très peu de temps, après avoir été storyboarder et scénariste de Cat Soup, directeur de l'animation de l'épisode 9 de Samurai Champloo (le fameux épisode où le héros respire la fumée des plantations en feu) et réalisateur de Mind Game. Il embarque comme par hasard à ses côtés, en tant que charadesigner, le directeur de l'animation de Samurai Champloo, Mind Game et Cat Soup. Bref, quelque part entre l'ombre du grand Watanabe et du génie Morimoto, issue de la rencontre du savoir-faire de Madhouse et de la créativité du Studio 4°C, cette série bénéficie d'ascendants prestigieux.
Tout cela pour dire que si Kemonozume paraît a priori inabouti, cela est le fruit d'une volonté en pleine possession de ses moyens.
Cette série est avant tout un métissage très travaillé de diverses influences : un générique qui évoque, au début, Kill Bill, un trait qui classe de force la série chez les "indépendants", un érotisme des plus crus et une violence parfois stylisée, parfois très abrupte: le parti pris esthétique est complexe. De même l'animation est parfois parfaite, parfois volontairement minimale, à tel point par exemple que certains combats semblent n'être que la succession d'images sans lien logique, créant une impression excellente et complètement irréelle, entre absurde et poétique.
Le trait est fuyant, les dessins peuvent paraître laids, mais ce style est essentiel, puisqu'il indique formellement ce que la série cherche à mettre en oeuvre : une fuite permanente du trait, parallèle de la fuite permanente de ces amants suivant une trajectoire impossible à calculer, à l'image de cette boule dans l'épisode final, qui ne parvient pas à se stabiliser.
D'ailleus, le dessin approximatif est soigneusment calculé, et l'épisode 4 montre à quel point cela est raisonné : dès qu'il y a un flashback, l'animation ainsi que le trait deviennent parfaits, comme dans tout animé classique ; il semble ainsi y avoir un sous-entendu, comme si l'époque des dessins animés bien faits, au trait lisse et au scénario prévisible, était révolue.
Kemonozume annonce ainsi de manière implicite qu'il faudra désormais compter avec lui, et qu'il est là pour changer les habitudes : c'est bien ce que signifie cette entreprise de réaliser une série comme celle-ci dans le cadre de l'un des studios les plus respectés et les mieux installés du milieu, le tout puissant Madhouse.
Précisons ensuite que la musique est absolument parfaite, d'une pureté au niveau du son et du maniement des instruments, qui contraste grandement avec le style très relâché du dessin, créant une ambiance très plaisante de maîtrise teintée d'improvisation. Ce n'est donc pas innocent si l'OST est grandement tournée vers le jazz, cette série semblant être l'adaptation visuelle des principes de cette musique : maîtrise parfaite associée à une improvisation brillante, voilà ce qu'est donc Kemonozume. Les génériques sont splendides, soit dit en passant.
De fait, le scénario est travaillé, on n'est pas en présence d'une série expérimentale à tout crin, où le délire devient indigeste à force de non sens. Chaque épisode contribue à faire avancer la trame, et réserve son lot de séquences exceptionnelles à tout point de vue.
Cela dit, il y a quelques traces de coquetterie à quelques endroits, où l'on sent que l'équipe n'a pas réussi à réprimer son besoin d'originalité afin de favoriser l'homogénéité du tout. Le personnage d'Oba en est un bon exemple, lui qui se retrouve parfois affublé d'oreilles de lapin à la Donnie Darko, en train d'errer dans un champ de fleurs évoquant les publicités de Lynch pour la Playstation 2 : le décalage est trop grand, et singularise trop ces séquences par rapport au reste;
A l'inverse, le singe est une trouvaille brillante, parfaitement incorporée quant à elle dans un scénario qui reste autrement tout à fait compréhensible et clair. Ce singe demeure l'énigme de la série, il est une sorte d'allusion incarnée à la légende de Momotaro, qu'il faut bien connaître sous peine de rater pas mal de finesses dans les derniers épisodes (ne serait-ce que pour comprendre ce que vient faire le singe là-dedans, et pourquoi il passe son temps à manger des pêches).
Il en va de même pour les saynètes à chaque début d'épisode, totalement autonomes et formant autant de petits sketches à l'humour cruel : celles-ci servent en quelque sorte d'avertissement à toute personne s'attendant à voir une oeuvre banale : toi qui regarde Kemonozume, abandonne toutes tes illusions.
Bref, cette série n'est pas expérimentale, elle ne se veut pas oeuvre d'auteur, ni même oeuvre commerciale : elle est à la croisée, elle tire briallemment parti de toutes ces classes et prend soin de décloisonner les genres et les classements figés depuis bien trop longtemps.
Aux antipodes de Gankutsuou, mais relevant finalement du même désir de révolutionner l'industrie, Kemonozume est à considérer comme l'une des oeuvres les plus marquantes de ce début de millénaire.