Nana, c'est un peu comme l'intégrale des pièces de Marivaux sur papier bible : une fois terminée, on n'a pas vraiment envie de rouvrir cette oeuvre, mais si pourtant on prend le risque d'essayer, on n'en décroche plus.
Le scénario n'a aucune espèce d'importance, il suffit de savoir que bidule aime machin mais qu'en même temps machin est tellement attiré par truc que... bref, l'imbroglio habituel à tout bon shojo digne de ce nom, et de ce point de vue, on est parfaitement servi.
C'est d'ailleurs le premier coup de génie de Yazawa : celle-ci redouble l'intrigue en nous proposant deux Nana pour le prix d'une, l'une étant l'exact contraire de l'autre. Pareillement, tout est redoublé : Trapnest possède son pendant Blast, et cela donne deux galeries complètes de personnages se renvoyant leur reflet, forcément distordu. Ainsi on aboutit à un double redoublement, c'est compliqué : Nana de Blast possède son pendant scénique, la chanteuse de Trapnest, mais possède aussi son pendant privé, Nana Komatsu, la cruche égocentrique incapable de faire les bons choix. L'imbroglio initial se fond ainsi dans un canevas beaucoup plus grand, et Yazawa possède suffisamment de génie pour établir toutes les connections entre la totalité des personnages, même les plus infimes : c'est ce qui donne cette impression de vie remarquable au manga.
Le second coup de génie de la mangaka est de prendre des objets pour en faire des symboles : dans chaque planche on ne voit que briquets, guitares, habits incroyables, cigarettes et cigarillos, sans oublier les téléphones portables. Ce n'est pas peu dire que Yazawa est une fashion victim, à tel point que chacun de ces objets lui servent véritablement à construire l'identité de son manga, qui se sert de ces accessoires comme d'autant de points de repère : le décor, c'est l'oeuvre.
A partir de là, il n'y a plus qu'à broder, et à la complexité de l'intrigue, l'auteur ajoute un don d'analyse étonnant, qui lui permet toujours de sonner juste, sans forcer le caractère des uns et des autres : ce talent de pouvoir développer à perte de vue une psychologie à la fois dense et "aérée" possède sa contre-partie, et il peut exceptionnellement arriver que l'auteur dilue un peu trop ses pinceaux...
Il n'y a que Yazawa pour nous faire croire à 100% que des gamins pseudo punk et probablement totalement J-pop puissent avoir la psychologie de moines zen centenaires. Peu importe ça marche, et il se dégage de cette oeuvre une douceur et une mélancolie si agréables, si éloignées des tons cataclysmisques et des tonnerres sentimentaux des autres oeuvres du même accabit, que l'on est obligé d'apprécier ce travail.
Ce shojo est probablement l'une des plus grandes réussites du genre.