C'est un Ghibli étonnant, fantômatique, que les Contes de Terremer. Le lyrique et l'épique y sont mis en sourdine, tout comme la diversité des personnages et des décors.
Goro Miyazaki donne à ce film une ambiance inédite, en insistant sur un certain pessimisme et en favorisant plus les visions horrifiques ; ainsi, on oscille constamment entre Blanche-Neige et les films de Hideo Nakata, entre spectres errants et sorcière monstrueuse. Miyazaki choisit de rendre sa sorcière encore plus terrifiante que celle de Blanche-Neige, en lui donnant un aspect filiforme et une maigreur effrayante, à tel point qu'on pourrait croire qu'elle a été dessinée par Leiji Matsumoto.
Les autres personnages sont eux aussi plus amers, le héros ne parvient plus à dépasser sa condition, il est en proie à des crises de quasi schyzophrénie qui le rendent la plupart du temps incompréhensible, empêchant le public de s'identifer à lui. Pour la première fois, Ghibli ne joue pas la carte du spectacle facilement appréhendable, et l'impossibilité de voir l'histoire en sympathisant avec le héros a pour effet de pousser le spectateur à faire preuve de plus d'analyse. Il y a fort à parier que cet aspect inédit déplaira au plus grand nombre, d'autant plus qu'il n'est masqué par aucun artifice, bien au contraire : les personnages sont très peu nombreux, six tout au plus, l'unité de lieu est flagrante, et ce film est pour ainsi dire construit en 3 actes avec un prologue : I-la ville, II-la ferme, III-le château, un peu à la manière d'une pièce shakespearienne où les lieux pouvaient se succéder sans choquer les spectateurs. De même, cette austérité donne aux Contes de Terremer un aspect théâtral, et l'on patauge dans ce film comme dans un mauvais rêve, comme dans une tragédie grecque où tout tournerait autour de l'attente, dans un minimalisme revendiqué.
Cette attente est palpable : les personnages n'ont plus d'ancrage, ils sont à la dérive dans un monde au bord du cataclysme, l'un cherchant la cause de cette catastrophe en préparation, l'autre fuyant son ombre. Les Contes de Terremer inverse la démarche de Miyazaki père, où le héros ne se dérobe pas ; ici, le héros passe son temps à fuir, il est faible, violent, pathétique.
Evoquer Disney est essentiel, parce qu'on sent en voyant ce film que cette influence a été très grande, notamment dans la figure de la sorcière, et le réalisateur dialogue pendant toute la deuxième moitié du film avec Blanche-Neige et les Sept Nains, mais aussi avec Taram et le Chaudron Magique, allant encore plus loin dans l'onirisme, mais aussi dans l'horreur pure, avec des représentations proprement terrifiantes qui dépassent très largement ce que Miyazaki père avait pu créer précédemment, alors même qu'il est au chara-design, comme toujours.
Goro Miyazaki parvient ainsi à imposer son propre style, un style moins spectaculaire, moins enfantin aussi, et beaucoup plus sombre de manière générale. Le design des bâtisses y est pour beaucoup ; étant architecte de profession, on sent que le réalisateur a beaucoup travaillé sur cet aspect du film : les bâtiment sont écrasants, ils pèsent de tout leur poids sur l'ambiance du film, lui donnant cette ambiance quelque peu européenne, entre symbolisme et fantastique allemand, sources auxquelles Disney lui-même a abondamment puisé : on voit ainsi que Les Contes de Terremer offrent une analyse profonde de ce qui entre dans l'essence-même de ce studio américain, exercice de style et réécriture brillante. La musique orientalisante achève de déclasser ce film en lui donnant son aspect onirique et tragique omniprésent, tout en ajoutant une référence supplémentaire, celle des contes, qu'ils soient allemands ou orientaux.
A partir de là, on ne fait plus attention aux considérations plates sur la vie et la mort, à la lenteur, nécessaire, de certains passages, et l'on perçoit, au travers d'un scénario percé de trous et rempli d'ellipses, une homogénéité parfaite qui nous ramène en fin de compte à ce que nous avons de plus intime : la question du nom. La clé du film est petite, il ne s'agit pas d'un moyen de sauver le monde, il s'agit d'atteindre notre vrai nom, caché par peur des autres, et de parvenir ainsi à réaliser le programme contenu dans cette phrase : "connais-toi toi-même". Nommer les choses pour mieux les posséder, après avoir affronter la terreur face à l'innommable.
Les Contes de Terremer est un film bizarre, mais splendide. Et ce n'est pas le happy end qui reste en mémoire, bien au contraire ; définitivement, ce qui s'imprime dans la mémoire, ce sont des cauchemars poisseux, un sentiment de défaite un peu rêvée, et, plus que tout, la poésie effrayante de deux orbites dépourvues d'yeux, vous regardant fixement comme un objet incompréhensible et pourtant désirable, regard qui trouve sa contrepartie dans la lueur magnifique de deux pupilles rougeoyantes, les seules à fixer l'innommable droit dans les yeux.
Ce film est vraiment splendide.