Noir, ce nom désigne depuis une époque lointaine le nom du destin. Il désigne aussi une des séries d’animation japonaise les plus cultes qui soit pour toute une partie de la dernière génération de l’Âge d’Or, celle qui a découvert la japanime au milieu des années 2000 et qui regarde ces séries avec un œil certes nostalgique, forcément reconnaissant, mais pas dénué de recul.
Si l’on met donc tout de suite de côté la partie où je raconte ma vie et comment je regardais cette série sur Canal+ en rentrant du collège, on peut dire de Noir qu’il s’agit de la première série originale du studio Bee Train ; et en est aussi indiscutablement la meilleure. C’est d’ailleurs frappant de voir à quel point ce studio n’a cessé de courir après le succès de sa première série sans jamais réussir à le rattraper, avant de sombrer progressivement dans l’oubli au cours de la décennie écoulée. Car Noir n’est pas une série comme les autres. Elle fait partie de ces étincelles qui brillent au milieu du néant, qui sont d’autant plus lumineuses qu’elles sont rares et solitaires.
Cette série est un exemple parfait d’un anime où la narration et l’esthétique sont en parfaite concordance pour créer un pur objet japanimesque, qui ne trouverait pas d’équivalent dans un autre média. Difficile donc d’en parler de manière rationnelle, car plus que toute autre cette série est un pur exercice de style où l’émotion et le ressenti passe avant le reste. Une métaphore de la japanimation toute entière, en somme.
Si l’on devait dégager toutefois un grand axe de lecture de Noir, il serait résumé en un mot : le mystère. Jamais un autre anime n’aura aussi bien manipulé cette notion, en l’utilisant dans toutes ces définitions. Le mystère désigne de manière courante une énigme, un élément inconnu qui demande une explication. C’est exactement ce à quoi seront confrontés les personnages de la série : Mireille est l’héritière d’un clan mafieux déchu, et Kirika une adolescente japonaise amnésique. Ces deux jeunes filles vont collaborer pour tirer au clair les nombreuses zones d’ombres de leur passé, le tout en repoussant les assauts d’ennemis aux motivations inconnues. Ce pitch assez simple est exécuté selon la bonne méthode, puisque le spectateur avance dans le mystère en même temps que les personnages. Mireille et Kirika récoltent des indices, prennent progressivement conscience des enjeux de leurs combats puis finiront par apprendre la vérité et devront prendre les décisions qui s’en suivent. Un schéma très carré, qui évite de se perdre dans l’aléatoire qui caractérise les productions japonaises en choisissant de se concentrer sur le parcours des personnages principaux.
L’autre définition du mystère, c’est le rite de passage de ceux qui entrent dans un cercle d’initiés ; que ce soit une initiation religieuse ou toute autre forme d’initiation à une discipline mystique ou spirituelle. Et c’est un des thèmes principaux de la série, puisque Mireille et Kirika auront pour principal adversaire une organisation secrète se faisant appeler les Soldats, et dont seuls les initiés connaissent les secrets. Les Soldats sont visiblement très inspirés d’organisations telles que les Templiers pour le côté historique, et surtout les Francs-Maçons pour le côté secret et ésotérique. Tout le récit de Noir se rapporte au parcours initiatique de Mireille et Kirika, autrement dit leur rite d’initiation au mystère des Soldats. Cette partie précise de la narration est celle qui m’a le plus plu : je suis naturellement client des histoires de sociétés secrètes, de sectes et autres théories du complot, et Noir a su traiter du sujet avec une maitrise rare. Il apparaît notamment que les Soldats ne sont pas une entité monolithique, maléfique et verticale ; c’est une société tentaculaire qui fait face à ses propres dissensions internes, ses propres luttes de pouvoir entre progressistes et conservateurs, radicaux et modérés. Cet aspect est extrêmement bien géré - presque trop bien pour un anime qui n’est pas une adaptation - et j’aurais adoré en voir plus sur les Soldats et leur histoire.
Je disais plus haut que Noir fait la jonction entre narration et esthétique, et cela passe en premier lieu par le ton que veut se donner la série. Le ton d’un anime peut être sérieux, enjoué, intimiste, grandiloquent, etc. Le ton que Noir se donne est quant à lui résolument… noir. Le propos de la série est très noir par essence, et les thèmes abordés se rapportent directement aux poncifs du "roman noir" : tueurs à gages, mafias, règlements de comptes, corruption, espionnage, etc. Les personnages ne connaissent jamais vraiment la paix intérieure et chaque moment de bonheur ou de répit est contrebalancé par un drame. Le choix de placer l’action à Paris, ville emblématique dont les rues étroites sont chargées d’histoires et de secrets, s’aligne parfaitement à la notion de mystère qui est définitivement le cœur de la série.
Il est maintenant temps de parler de la mise en scène, et on va directement aborder le point qui dérange. Le fameux rythme lent et mou, qui deviendra d’ailleurs la marque de fabrique des animes du studio Bee Train, aura dégoûté un bonne partie du public. Je vous rassure, je ne vais pas utiliser l’argument spécieux qui consisterait à dire que le ce rythme lancinant sert l’atmosphère et renforce la nostalgie et le mystère qui entoure les personnages. La mise en scène est indubitablement molle, les dialogues épars et souvent laconiques n’aident pas à dissiper l’impression que peu de choses se déroulent dans chaque épisode. Le plus grave étant la mise en scène très raide des gunfights, qui se résument souvent à voir les sbires se planter dans le champ de tir de Mireille et Kirika et d’attendre de se faire gentiment cribler de balles par nos héroïnes à la précision surnaturelle et dont les flingues disposent de munitions illimitées. Une cinématographie aussi statique ne permet pas au studio de faire la preuve de ses capacités en animation, mais Noir compense largement par la qualité de sa direction artistique, avec ses décors à l’aquarelle et son chara-design raffiné et très marqué années 90. Comme souvent avec les séries de cette époque précise, c’est le souci du détail qui leur permet de vieillir mieux que d’autres animes parus un peu avant ou un peu après. En parlant de détail, on peut regretter le choix du réalisateur (en est-ce vraiment un ?) de supprimer toute effusion de sang dans la série. Ça canarde de partout, des dizaines de corps s’entassent épisodes après épisode, mais jamais aucune goutte de sang n’est montrée à l’écran ; ce qui donne un effet complètement irréel aux combats et casse un peu l’immersion.
Impossible enfin de ne pas mentionner la musique de Yuki Kajiura, à l’époque une illustre inconnue mais qui pose ici toutes les bases de son style : des violons partout, des chants en pseudo-latin qui ne veulent pas dire grand-chose et une inspiration claire de la musique savante européenne. Éclectique, virtuose par la qualité de ses mélodies et de ses thèmes, cette OST connut un vif succès auprès du public, presque plus que la série elle-même d’ailleurs. J’ai également une tendresse particulière pour ce générique de début particulièrement stimulant tant visuellement que musicalement.
Noir est à n’en pas douter une des plus grandes réussites artistiques, esthétiques et narratives de l’animation japonaise en ce début de siècle. L’association du visuel, de la musique, de la mise en scène et du propos de la série forment une direction artistique puissante, sensée et marquante, dont le succès est amplement mérité et qui fait honneur à l’animation en tant que discipline. Noir n’est cependant pas une série facile d’accès ; son faux rythme, sa sobriété austère et son autocensure divisaient déjà à l’époque et rebuteront les spectateurs qui ne voient pas cette série sous une loupe nostalgique. Pour ce qui me concerne, cette série a parfaitement traversé les épreuves du temps comme le prouve la version remasterisée Blu-Ray dont les screens illustrent cette critique. Exemple type de la série culte, Noir fait encore aujourd’hui l’objet de questionnements et de débats sur ses intentions : plaidoyer féministe ? Parabole de l’amour saphique ? Toutes les interprétations sur cette série sont ouvertes et les spectateurs de tous âges invités à la découvrir.