Une dialectique du malaise

» Critique de l'anime Shin Sekai Yori par Sanetomo69 le
06 Décembre 2013

Une série de meurtres par télékinésie ensanglante le Tôkyô des années 2010. Un bon millier d’années plus tard, une fillette intègre l’Ecole des Sages de son village. Mais une sourde menace plane sur les élèves qui ne comblent pas les attentes de leurs maîtres.

Dès le premier épisode, on comprend que Shinsekai Yori sera une expérience hors-normes, une œuvre dont le souffle nous emportera bien au-delà des limites de notre feuille de route. Et pour nous en convaincre, les auteurs ont voulu faire des premières minutes un festival : aux scènes de meurtres, sur fond de Symphonie du nouveau Monde, succède une autre, paisible, presque élégiaque, où des enfants jouent au crépuscule. Puis montent les chœurs de Kage no Denshouka Daichibu : nous n’étions que charmés, nous voici désormais happés par la marche de l’histoire ; le piège vient de se refermer. Nous n’en sortirons pas indemnes.

Malgré l’ambition de son propos, les fans ont pointé, parfois avec sévérité, les faiblesses de cet anime : une chronologie brouillonne, un chara-design hésitant, des arcs d’une durée parfois discutable. Peut-être même quelques incohérences…

Pourtant, et malgré ces réserves, Shinsekai Yori répond, sans démériter, aux attentes qu’il suscite. Les auteurs y développent une réflexion anxieuse, pessimiste. Ils aspirent aussi à éveiller les consciences. Et pour y parvenir, ils déploient un art consommé de la manipulation, usant de procédés à la fois subtils et retors.

La "Stratégie du Choc". Naomi Klein.

Le spectateur est d’abord anesthésié par un bouleversement des échelles. La prise de champ est brutale. En quelques épisodes à peine, il embrasse le destin chahuté de l’humanité, sur un cycle d’une amplitude chronologique propre à couper le souffle. Pris de vertige, il est déjà sous hypnose : les auteurs, employant les méthodes qu’ils dénoncent, sont parvenus à leurs fins : ils ont domestiqué leur proie.

L’effet est renforcé par un style narratif volontairement heurté. Les premiers épisodes débutent sur des scènes de flashback que l’on peine à situer sur cette longue frise qui sert de préambule au récit. Sommes-nous avant ? Après ? Pendant et ailleurs ? La rupture est aussi graphique : ces scènes sont stylisées, comme pour nous rappeler qu’il s’agit déjà d’un monde hors du monde. De tout cela, on sort déstabilisé, donc vulnérable. C’est un avatar intéressant de la stratégie du choc : ainsi fragilisé, le spectateur est prêt à recevoir le message qui va lui être délivré.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit : l’élargissement du champ chronologique prépare le terrain à celui de la pensée. En se projetant dans un avenir lointain, les auteurs pointent des menaces immédiates, et s’alarment d’une évolution bien actuelle du rapport de l’Homme au monde : le conditionnement par la peur ; le repli des individus sur leur intériorité (leur psychologie, leur imaginaire) ; la contraction des horizons (la famille, les amis : le village) ; la pulsion de mort et la tentation nihiliste, portées dans l’anime par les télékinésistes ; rien de tout cela ne relève de la science-fiction. Nous vivons ce monde, nous en sommes imprégnés : il s’agit donc de nous en détacher afin de porter sur lui un regard extérieur. Pour cela, les auteurs ont recouru à une arme sophistiquée : le malaise.

Derrière le malaise individuel, le malaise cosmogonique. Cioran.

Et durant la plus grande partie de la série, on se sent habité par ce malaise. Il poisse. Il importune. Il irrite et agace. Rien ne va. On sent en permanence que quelque chose cloche. Ces villageois ne devraient pas vivre aussi paisiblement ce huis-clos hanté par « la peur du loup », une peur si viscérale qu’elle glace celui qui en est la proie. La liberté sexuelle des jeunes élèves de l’Ecole des Sages est trop systématique pour ne pas être frelatée. On tique. Les réactions des personnages sont décalées, notamment face à l’évocation du meurtre. On sent la main invisible, une machinerie psychologique redoutable, une arme de conditionnement collectif.

Nous-mêmes ne sommes pas épargnés par ce conditionnement : les bonds narratifs, qui nous font brutalement passer d’une situation mal engagée à un heureux dénouement, nous font ressentir cette gêne des protagonistes face à leurs propres absences. Le diamant vient de sauter sur le disque : il manque un morceau de la chanson.

« Il a créé, dans sa terreur, tout le peuple fantastique des êtres occultes, fantômes vagues nés de la peur ». Maupassant.

Dans Shinsekai Yori, la machine à fabriquer de la peur ne laisse aucun répit. « L’autre » est objet d’une frayeur absolue ; il est d’autant plus terrifiant qu’il est peu et mal défini. Graphiquement, la menace est représentée par une ombre folle qui nous ramène à nos terreurs d’enfants. L’extérieur est un monde de périls ; Le village se conçoit comme une forteresse assiégée, menacée par ceux mêmes qu’elle tient en servitude. Lorsque ces créatures manifestent leur désir de justice, elles se heurtent à la méfiance de ces héros auxquels nous sommes censés nous identifier. Le malaise, encore et toujours.

Mais l’entre-soi n’est guère plus rassurant ; les adultes, ivres de peur, s’efforcent de contrôler, voire de neutraliser, une jeunesse dont on devine qu’elle les épouvante. On garde, dans un recoin de son cerveau, la terrible scène d’introduction du premier épisode.

L’en-soi, lui-même, est le théâtre d’un cauchemar. L’individu, sous tension, peut s’effondrer d’un moment à l’autre ; vient le temps où la conscience est anéantie par le flot des émotions qui la submergent. Un des épisodes nous livre le tableau, beau et tragique, d’une individualité ravagée par ses propres démons. Pourtant, la folie exprimée n’est pas celle d’un monstre. Nous ne pouvons nous cacher derrière le prétexte de la fiction. Cette humeur dévastatrice, ce repli dans les songes mêlant chagrin et dépression, est un mal on ne peut plus actuel, qui ronge toute une génération de lecteurs de Murakami.

La Révolution n’est pas un dîner de gala – Mao Zedong.

Shinsekai Yori est aussi une épopée révolutionnaire. Derrière le combat des bakenezumi, ces étranges créatures qui secouent la tutelle des humains, on perçoit l’écho assourdi des grandes insurrections d’un millénaire tombé en poussière. Les faibles font l’apprentissage de la politique et du cynisme qui la dénature. Mais le dénouement laisse un arrière-goût de métal dans la bouche. Le malaise ne laisse aucun répit au spectateur qui est implicitement conduit à s’interroger sur ses identifications : le véritable héros pourrait bien ne pas être de ceux pour lesquels il a vibré durant toute la série.

C’est le dernier cadeau que nous livrent les auteurs de cet anime : passé le clap de fin, la séance d’hypnose s’achève. Comme sur un claquement de doigts. Avec le retour à l’état de conscience, la réflexion s’emballe. Peut-être nous tiendra-t-elle suffisamment en éveil pour nous préserver de nos propres frayeurs et des artifices du monde.

Verdict :8/10
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A propos de l'auteur

Sanetomo69, inscrit depuis le 10/11/2013.
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