Gageure que de vouloir parler en quelques paragraphes rapides d’un manga aussi phénoménalement connu et important que Naruto. Nous sommes ici en présence d’un manga générationnel ; une œuvre qui, à l’instar d’un Dragon Ball ou d’un Pokémon, a défini toute une génération de lecteurs/spectateurs. A tel point que l’on a vu apparaître le terme méprisant de « Narutards » pour désigner ceux que Naruto a fait entrer dans le fandom à partir du milieu des années 2000. Période où le manga en général a connu un regain de popularité en France, regain qui est en grande partie dû à la série d’ores et déjà culte de Masashi Kishimoto.
On pourrait parler longuement de l’importance considérable de Naruto sur le fandom français et japonais (Pocket Shami y avait consacré un documentaire dès 2007), mais on va ici se contenter de faire le bilan d’un manga qui, que vous le vouliez ou non, aura marqué durablement ce média.
Publié dans le Weekly Shônen Jump de l’éditeur Shûeisha, Naruto est apparu à une période charnière pour ce magazine et pour le genre tout entier. Tout au long des années 90, la vieille garde du Jump prend la porte de sortie (Saint Seiya s’arrête en 90, Yu Yu Hakusho en 94 et Dragon Ball en 95) tandis que la nouvelle génération prend le relais. La transition est menée par One Piece, qui débute en 97, suivi par Naruto en 99, et enfin Bleach en 2001. Ces trois mangas seront d’ailleurs affectueusement regroupés dans le « Triumvirat » ou « Big Three », symbole d’une génération dorée qui tiendra le Jump à bout de bras pendant les quinze années qui suivront.
Qui dit génération dit concordance de style ; et ce que Naruto a de commun avec ses collègues, c’est qu’il a introduit la notion de world-building au sein du genre. Kishimoto a bossé un monde imaginaire cohérent avec ses propres règles, son histoire et ses enjeux. Il ne s’agit pas simplement d’un Japon vaguement médiéval où l’on rajoute des ninjas et des super-pouvoirs : c’est un monde entier de ninjas et de superpouvoirs. A ce niveau-là, Naruto est d’ailleurs le plus réussi du Big Three, ce qui explique la facilité avec laquelle la franchise s’est développée sur d’autres supports (série télé, jeux vidéo) et a traversé les frontières.
Mais cet élément ne suffit pas à expliquer le phénomène. Paradoxalement, la véritable prouesse de Naruto c’est d’avoir appliqué avec un zèle rare les codes du genre nekketsu. Les archétypes fondamentaux du Héros, du Rival et du Mentor, Naruto en fait une application textuelle, académique.
Ainsi, Naruto répond à tous les critères possibles du Héros : insouciant, innocent, pétri de valeurs positives comme l’amitié et le dépassement de soi ; il est orphelin et promis à une destinée grandiose. Son obstination presque obsessionnelle peut finir par agacer mais en tant que Héros on ne peut pas faire mieux sans tomber dans la caricature.
Sasuke est lui aussi le Rival parfait. Il est froid, hautain, pétri de valeurs négatives comme la vengeance, et il est naturellement talentueux là où Naruto doit faire preuve d’abnégation pour avancer (du moins au début).
La figure du Mentor est peut-être celle que Kishimoto a le plus exploité. Iruka dans les premiers chapitres, Kakashi la plupart du temps et Jiraya pendant un moment. Ces deux derniers répondent là encore au manuel du parfait Mentor dans le nekketsu : ils ne paient pas de mine au début mais se révèlent surpuissants, ils ont un passé chargé, et le Héros finira par les imiter. Au-delà du Héros, la figure du Mentor se retrouve partout dans la série : Namikaze pour Kakashi, Orochimaru pour Kabuto, Azuma pour Shikamaru, Gai pour Rock Lee, Tsunade pour Sakura, etc.
C’est en respectant scrupuleusement les codes du genre, tout en les incluant dans un univers construit et inventif que Naruto trouva la recette qui lui permit de faire sensation internationalement. Une recette qui prend parfaitement dans la première partie de la série - car s’il est une autre règle que Naruto respecte, c’est la construction en deux parties que Dragon Ball a rendu presque obligatoire dans le genre. Ainsi les 27 premiers tomes de la série racontent les débuts du jeune Naruto Uzumaki en tant que ninja, ses premiers combats, ses réussites et ses échecs. La dynamique Héros-Rival-Mentor se met en place et l’univers est présenté de manière très ludique et efficace.
S’en suit une ellipse temporelle qui voit les enjeux de la série se préciser : tout le reste du récit sera consacré à la lutte entre Naruto et l’Akatsuki, une organisation maléfique aux buts mystérieux, le tout sur fond de règlements de comptes familiaux chez les Uchiha. Je ne cacherai pas que cette partie de la série, qui en constitue finalement la majorité au point de faire passer la première partie pour une simple introduction, m’a beaucoup déçu. La fraîcheur et la justesse des premiers tomes laissent place à un truc qui se prend infiniment trop au sérieux, avec un personnage principal presque délaissé pour aller suivre des sous-intrigues dont l’intérêt varie du simple au double.
Les révélations pleuvent sur le background de la série : les origines de Naruto, les secrets de la famille de Sasuke, les objectifs de l’Akatsuki, la nature des Démons à Queues, la mythologie du nijutsu, etc. Des twists qui s’avèrent tous déceptifs car ils vont tous dans un même sens : faire de Naruto le centre de l’Univers et lui accorder des pouvoirs de plus en plus craqués. Le propos originel du manga, qui consistait en gros à glorifier l’acquis contre l’inné (Naruto ne dispose pas des techniques héréditaires de ses adversaires, il a tout appris par lui-même), est dévoyé lorsque l’on se rend compte que la totalité du scénario était en fait prévu à l’avance par des personnages qui finiront par revenir d’entre les morts (!?) à l’occasion d’une bataille finale interminable qui met à genoux toutes les bonnes intentions du manga.
Je préfèrerai donc retenir de Naruto sa première partie excellente, son univers riche et plein de promesses, plutôt que sa deuxième partie trop lente, trop mélodramatique, trop évidente. Cela dit, j’ai toujours pensé qu’un manga qui a été bon lorsqu’on l’a lu la première fois ne devient pas subitement mauvais plus tard, c’est pourquoi je reste bienveillant à l’égard de cette licence que l’on n’imagine pas disparaître de sitôt.